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Joumana Haddad : « Je rejette l’autovictimisation de la femme arabe ! »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Son prénom signifie perle. Et pour cause, Joumana Haddad est aussi belle et rebelle que ses boucles indisciplinées. Journaliste, traductrice, poète et auteure, elle manie le verbe aussi bien que l’humour. Cette intellectuelle libanaise s’exprime en six langues, mais c’est l’audace qui colorie son esprit. Un langage, provocateur et accusateur, qui ne connaît aucun tabou pour dénoncer les inepties de la société arabe. Discours inhabituel pour une femme, qui s’attaque aux effets néfastes du patriarcat. Dans son essai Superman est arabe (Actes Sud), tout le monde en prend pour son grade : les hommes, Dieu, le sexe ou les femmes qui doivent « se défendre et dire non à la violence ». Une révolution qui commence par l’éducation. Cette mère de deux garçons espère qu’ils deviendront « de vrais hommes plutôt que des Supermen ». Elle envisage de transposer son combat en politique. Deviendra- t-elle le nouveau visage du Liban ?

Le Vif/L’Express : En quoi « les mots ont-ils un superpouvoir » ?

Joumana Haddad : Dans un monde comme le mien, la voix de la femme a été confisquée. Reprendre le pouvoir des mots est fondamental pour parvenir à l’épanouissement. Après avoir acquis la liberté dans la tête, il me fallait nommer le mal pour contribuer à la guérison. Ayant éprouvé assez de blessures, j’estime qu’on doit vivre pleinement sa vie. J’utilise ma voix et celle des autres pour aboutir à un travail d’émancipation.

Qu’est-ce que la vérité et pourquoi est-elle si dérangeante ?

La vérité n’existe qu’au pluriel et englobe une quête constante, qui consiste à creuser en nous-mêmes. Aussi faut-il dépasser nos limites et nos peurs pour défier ces vérités qu’on veut taire. L’écrivain que je suis est intransigeant envers elles ! Si la vérité nous dérange, c’est parce qu’elle griffe et gifle. J’écris pour moi, mais aussi pour secouer et réveiller les autres. L’idée étant d’aller à contre-courant dans un monde du déni, incapable d’avouer l’inavouable. Beaucoup d’hommes et de femmes m’écrivent pour me dire que je représente une vengeance pour eux (rires). Vu que « mon micro » fonctionne, mon livre accorde un chapitre à leur voix.
Toute vérité est-elle toujours bonne à dire ?

Oui, il n’y a pas de mauvaises vérités. Taire quelque chose pour ménager une personne que l’on aime, c’est de l’hypocrisie.

En quoi l’humour est-il essentiel ?

L’humour représente ma personnalité. Ce jeu entre provocation et drôlerie est un moyen de faire passer un message. Celui du livre est aussi dur qu’accablant, alors l’humour offre un équilibre entre colère et agressivité. L’autodérision utilise nos vulnérabilités pour être plus fort.

Issue d’un milieu chrétien, auriez-vous eu une vision différente si vous aviez grandi dans une famille musulmane libanaise ?

Non, car j’ai évolué dans une famille très traditionnelle. Conservateur, mon père ne me permettait pas d’aller au cinéma ou de sortir, sans être chaperonnée par ma mère. Je n’avais pas de liberté de mouvement. Or cette « protection » est condescendante à l’oppression. Perçue comme étant « fragile », j’ai dû me rebeller et apprendre à dire non. Mon père a contribué de façon indirecte à mon épanouissement parce qu’il m’a donné l’amour de la littérature. Lorsque mon émancipation s’est affirmée, il a trouvé le courage de m’accompagner et de me respecter, tout en remettant en question ses valeurs patriarcales. Je crois au changement, puisqu’il a eu lieu dans ma maison. Mon père m’a donné énormément d’espoir.

Les religions monothéistes sont-elles par essence misogynes ?

Les trois religions monothéistes sont patriarcales et misogynes. Pourtant, elles parlent toutes d’amour, de tolérance et de respect. En fait, elles ont contribué à systématiser le patriarcat préexistant et, fortes de leurs milliards de fidèles, elles l’ont transformé en un mode de vie. De ce point de vue, dire que les religions font du bien est contestable.

Le féminisme ne peut-il dès lors s’exprimer qu’en dehors des religions ?

Du moins, dans un cadre laïque. J’en suis arrivée à être athée. Mais pour ne pas imposer l’athéisme à ceux qui ont besoin de croire en une force invisible protectrice – je comprends ce besoin -, il faut oeuvrer à établir la laïcité dans ces pays où religion et Etat ne sont pas séparés.

Dans cette perspective, l’éclosion des « printemps arabes » a-t-elle conduit à une régression ?

Indéniablement. Toutes les femmes qui ont participé aux révolutions ont été remises à leur place comme des pions au moment de la formation de ces « nouvelles dictatures ». Avec le « printemps islamiste », nous sommes passés d’un monstre à l’autre. Mais je suis confiante que « le printemps du printemps » va survenir, peut-être dans dix ans, peut-être après une génération. La situation actuelle est une étape nécessaire parce que ces courants islamistes ont tous été nourris par les dictatures.

Est-ce par les femmes que passera la vraie révolution ?

Je ne crois pas au combat unisexe ; hommes et femmes doivent s’impliquer ensemble pour se réaliser. Les premiers doivent cesser de se prendre pour des superhéros et les secondes doivent croire en elles et en leur force. Je viens de créer l’association Men for Women (Les hommes pour les femmes), dans le but de produire des hommes féministes dans le monde arabe. Un travail qui commence par l’éducation des petits garçons. Je crois au progrès de la nature humaine dans le monde arabe.

L’effort ne doit-il pas provenir en priorité des écoles ?

Oui. Mais le problème, chez nous, est que les bonnes écoles sont des établissements religieux. Je suis un produit d’une d’entre elles, une école de bonnes soeurs qui m’a permis d’avoir la culture que j’ai. Mais ces écoles opèrent tout de même un lavage de cerveau religieux. Combattre ce système prendra du temps.

Comment expliquez-vous que les femmes sont elles-mêmes des rouages de la perpétuation de ce système patriarcal ?

Par un conditionnement depuis le plus jeune âge. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité du monde arabe. Ce qui signifie que les lois ne suffisent pas. Un combat individuel est indispensable. Beaucoup de femmes du monde arabe persistent à véhiculer ces valeurs patriarcales. Il faut avoir le courage de le dire. Je rejette l’autovictimisation de la femme arabe ! Je ne crois pas à la solidarité uniquement féminine ; je crois à la solidarité humaine.

Il y a quelques années, on a pu croire que le salut de l’islam viendrait des femmes des communautés en Europe, par un phénomène de contagion aux pays d’origine des libertés qu’elles avaient conquises. Or cela ne s’est pas produit. Pourquoi ?

Souvent, le séjour à l’étranger dans un cadre qui est plutôt hostile pousse ces femmes à réagir. Par exemple, via le port du voile qui est une façon de résister aux valeurs que l’on veut leur imposer. Je crois au changement de l’intérieur, en étant soumise à la même discrimination… Un changement venu de l’extérieur serait moins pertinent.

La burqa et Playboy, même bataille ?

Ils ne sont pas si différents, tous deux parlent des méfaits de l’instrumentalisation du corps féminin. Certaines femmes se soumettent aux canons de beauté. Elles affichent leur liberté en se sur-exhibant, une autre façon d’être prisonnières d’un regard misogyne. Mettre leur corps sur le marché n’est pas mieux que de le soumettre à l’invisibilité. Or il existe une troisième voie dans la dignité, combattre l’injustice.

Pourquoi avoir fondé le magazine érotique Jasad ?

Il s’agit d’un magazine culturel sur le corps et les tabous du monde arabe. En tant que femme, la liberté sexuelle est une prise de pouvoir du corps. C’est indissociable d’autres luttes. Le sexe, le pouvoir et la religion sont intimement liés. Il faut les attaquer et éveiller la femme au fait que son corps n’appartient pas à l’homme. Jasad a suscité des insultes, des attaques et des menaces. On m’accuse d’être une Occidentale, c’est humiliant, je dénonce l’hypocrisie. Dire que ce magazine – qui se veut une réflexion sur le corps à travers l’art et la littérature – est perçu comme une infamie alors qu’on ne peut pas marcher dans les rues de Beyrouth sans être imbibé d’une culture de la femme à demi-nue, dans les publicités et les vidéo-clips ! Faute de pub et de soutien financier, Jasad ne paraît plus depuis un an. J’étudie la possibilité de le mettre en ligne.

L’une des voies de la libéralisation de la femme passe par son autonomie financière, dites-vous. N’est-ce pas dans le monde arabe un privilège réservé à une certaine élite ?

L’indépendance financière est très importante parce que l’argent donne à la femme le pouvoir de dire non. A contrario, certaines femmes occultent leurs problèmes tant qu’elles bénéficient de la part de leur mari d’un certain confort financier.

Votre livre nous rappelle les chiffres terrifiants de la violence envers les femmes. Comment la combattre ?

Il faudrait plus d’indignation dans le monde. Or on manque de colère positive, nous poussant à agir. Face aux statistiques des crimes d’honneur, on ne peut qu’utiliser la parole pour attaquer ces pratiques. Nous avons tous le devoir de faire quelque chose ! J’aimerais qu’on se sente moins découragé devant l’horreur, qu’on ose inciter au changement. On ne peut pas perdre cet élan, ce serait indécent ! Je suis issue d’un milieu pauvre, alors j’ai dû beaucoup travailler. Or il y a un tel manque de sensibilité et de solidarité quand on vit dans une bulle confortable.

Alors que vous êtes menacée, pourquoi restez-vous au Liban ?

Je suis quelqu’un de passionné, qui aime les défis. Ainsi, je mène ma vie comme une série de guerres. Cela me pousse vers la confrontation, pas la résignation. La lutte doit se faire de l’intérieur. Il n’est guère efficace de montrer du doigt le monde arabe en étant installée dans une ville étrangère. L’ambiance hostile me donne l’adrénaline nécessaire. Elle signifie que je suis vivante. C’est essentiel d’être cohérente avec ce que j’écris et ce que je dénonce.
La continuité de votre combat ne vous pousserait-il pas à entrer en politique ?

Dans quatre ans, je vais me présenter aux élections. J’avais toujours refusé cela par horreur de l’intoxication politique. Mais là, je commence à croire que cela pourrait être nécessaire. Ce ne sera pas évident dans un pays où très peu de femmes font de la politique (4 députées seulement sur 128), où, en tant que candidate députée, je dois me présenter avec une appartenance à une confession, et où, en tant qu’indépendante, on n’a presque pas de chance d’être élue. Or aucun parti existant ne me convainc. Je vais m’impliquer davantage dans mon association. Et on verra…
Vous qui « militez pour la liberté », que représente-t-elle à vos yeux ?

Un mot tatoué sur mon corps. La liberté peut revêtir plein de sens, mais il s’agit d’une quête continue. On doit avoir le courage de naviguer dans la vie, sans béquilles ni compromis. Cela ne signifie pas qu’on n’a pas besoin d’aide ou d’autrui pour survivre. Aussi faut-il sentir nos blessures et nos cicatrices. Nul n’est libre à 100 % ! Chaque jour, je me lève en poussant ce cri de guerre. Cette bataille est donc un voyage continu.

Superman est arabe, par Joumana Haddad, éd. Actes Sud, 231 p.

PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR GÉRALD PAPY ET KERENN ELKAÏM

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