Foire musulmane de Bruxelles © Belga

Islam : Et si Houellebecq avait raison ?

Le Vif

Dans son dernier roman au succès fracassant, « Soumission » – la traduction française du mot  » Islam  » – Michel Houellebecq décrit une France qui livre en 2022, démocratiquement, sa destinée à un Président de la République musulman soutenu par un « Parti Musulman » qui défend l’islamisation de la société française. Les femmes y disparaissent du marché du travail, la Sorbonne devient une université islamique, l’Union Européenne sous la poussée de la France intègre le Maroc, les juifs français quittent en masse le pays.

Par Gauthier De Bock

L’écrivain y fait, également, la part belle à la Belgique voire à la belgitude désormais musulmane. Même si il est perçu par beaucoup comme une fiction politique, « Soumission », paru le matin même des attentats de Charlie Hebdo, résonne pour certains comme un roman d’anticipation voire un livre visionnaire. D’autres romans ont, il est vrai, prédit l’avenir. Georges Orwell annonçait dans « 1984 » l’émergence d’une société fictive qui, par beaucoup d’aspects ressemble à la nôtre. Isaac Asimov dans ses romans de science-fiction décrivait, il y a plus de 50 ans, les GSM, Skype et Internet. Les romanciers sont donc parfois d’excellents devins. Alors Houellebecq nouveau prophète ?

Michel Houellebecq
Michel Houellebecq© DR

Nous avons confronté six des hypothèses décrites par l’écrivain à des spécialistes. Pour tenter de mesurer la distance qu’il y a entre le futur et le fantasme. En fil rouge, donc, cette question, toute simple : ce que décrit Michel Houellebecq peut-il advenir en Belgique ?

POSTULAT N°1 : Accord gouvernemental entre les partis musulmans flamand et wallon.

« Alors que les partis nationalistes flamand et wallon, de loin les premières formations politiques dans leurs régions respectives n’avaient jamais réussi à s’entendre ni même à engager véritablement un dialogue, les partis musulmans flamand et wallon, sur base d’une religion commune, étaient très facilement parvenus à un accord de gouvernement » (Michel Houellebecq, Soumission, p.278).

L’avis de Pascal Delwit, politologue, professeur à l’ULB :

« Douteux »

C’est possible, une Belgique dirigée par une coalition Parti Musulman/ moslimpartij ?

On peut en douter. D’abord ces partis « musulmans » existent en Belgique depuis une quinzaine d’années, rassemblent très peu de militants et obtiennent de très faibles résultats. Et cela reste confiné à quelques poches bruxelloises ou liégeoises. La grande majorité de la population musulmane n’envisage pas de voter pour ce genre d’organisation. Et je ne crois pas que cela sera un jour le cas. Les citoyens musulmans sont des citoyens comme les autres ; ils ont les mêmes préoccupations que tout un chacun : la meilleure éducation pour leurs enfants, un emploi, un salaire et un logement convenables etc. Et vivre leur religion, comme bon nombre de catholiques de manière privée et peu pratiquante.

A Molenbeek, 21 conseillers communaux sur 46 sont d’origine musulmane. S’ils se regroupaient dans un seul parti ils auraient la majorité relative…

C’est vrai. Mais c’est le même type d’observation qu’on peut faire par rapport à d’autres caractéristiques : si toutes les femmes votaient pour un parti « Femmes », elles auraient la majorité absolue ! On ne voit ni en Allemagne, ni en Grande Bretagne, ni en Belgique, se créer d’organisation substantielle axée sur l’Islam parce que ce n’est pas un dénominateur commun suffisamment fort.

On a pourtant eu, chez nous, le PSC., le parti social-chrétien, pourquoi pas des démocrates musulmans comme il y a eu des démocrates chrétiens ?

Ce qui a fait la force de la démocratie chrétienne chez nous, c’est la parole de l’Eglise. On rappelait jusque la fin des années ’60, à la messe, qu’un bon catholique votait pour la démocratie chrétienne. Un message simple et unanime dans toutes les églises du Royaume. Il n’y a pas cette parole unique dans l’Islam, il n’y a pas d’équivalent au Pape. Dans ces conditions, la « démocratie musulmane » portée la religion musulmane paraît fort peu probable.

POSTULAT N°2 : Les Universités sont désormais islamiques

« Extérieurement il n’y avait rien de nouveau à la fac, hormis une étoile et un croissant de métal doré, qui avaient été rajoutés à côtés de la grande inscription ‘Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3’ qui barrait l’entrée ; mais à l’intérieur des bâtiments administratifs, les transformations étaient plus visibles. (…) Les secrétaires avaient changé (…) toutes étaient voilées » (Soumission, p.179).

L’avis de Didier Vivier, recteur de l’ULB :

« Insensé »

Est-il envisageable que l’ULB change de nom, pour devenir par exemple « l’Université Islamique de Bruxelles » ?

La question me semble fort peu pertinente, pour ne pas dire totalement fantaisiste, voire déplacée. Je pense que ce genre de question, qui n’a aucun sens, contribue davantage à susciter un climat délétère plutôt qu’à progresser sur le chemin du « vivre ensemble »

L’ULB a-t-elle du personnel féminin voilé, y a-t-il eu récemment des demandes dans ce sens?

Il n’y a pas de règlement interdisant le port du voile par le personnel de l’Université (à l’exception des consignes de sécurité dans les laboratoires). L’usage en est cependant extrêmement rare.

Si le Qatar, c’est un exemple à la mode, vous faisait un don de disons 25 millions d’euros l’accepteriez-vous ?

Si le don n’impliquait aucune allégeance de l’université à l’Etat impliqué, la question serait posée au Conseil d’administration qui en déciderait.

POSTULAT N° 3 : L’Union Européenne s’est maghrébisée

« Dans les pages internationales, j’appris par ailleurs que les négociations avec l’Algérie et la Tunisie en vue de leur adhésion à l’Union européenne avançaient rapidement, et que ces deux pays devraient rejoindre le Maroc au sein de l’Union » (Soumission, p.211)

L’avis d’Hugues Bayet, député européen PS, délégué à la commission parlementaire mixte UE Turquie :

« Impensable »

Quel est le pays musulman avec lequel l’UE est le plus avancée en termes de négociation en vue d’une adhésion ?

Le seul pays « musulman » avec lequel l’Union Européenne est en négociation en vue d’une adhésion est la Turquie. Le Maroc bénéficie, lui, du « statut avancé » c’est a dire qu’on a avec cet Etat beaucoup de coopérations axées principalement sur l’économie et le sécuritaire avec notamment Frontex, la gestion des frontières extérieures de l’Europe. C’est tout, à part quelques autres collaborations avec d’autres pays du Maghreb.

Avez-vous perçu plus d’objections, de questions, de méfiance par rapport à ces négociations avec la Turquie?

Il y a de plus en plus d’europhobes et d’extrémistes tant à droite qu’à gauche. Donc, oui, il y a actuellement toute une séries de franges parlementaires qui sont résolument contre toute ouverture supplémentaire.

On comprend donc que l’adhésion de la Turquie n’est pas pour demain, et encore moins celles du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, mais si c’était le cas faudrait-il craindre une « islamisation » de l’Europe européenne ?

Non. Je ne crois pas. Pour adhérer à l’Europe, un pays doit répondre à une série de critères très précis en termes de droits de l’homme, de liberté d’expression, de pluralisme, de justice, de droits de la femme, et de démocratie évidemment. Intégrer l’Union Européenne, c’est, de facto, s’européaniser. Si cette hypothèse devait voir le jour, ce n’est pas à une islamisation de l’Europe qu’on assisterait mais à une européanisation du Maghreb et de la Turquie.

POSTULAT N°4 : Les femmes quittent le marché du travail.

« Un autre succès immédiat était le chômage, dont les courbes étaient en chute libre. C’était du sans nul doute à la sortie massive des femmes du marché du travail – elle-même liée à la revalorisation considérable des allocations familiales, la première mesure présentée, symboliquement, par le nouveau gouvernement. Le fait que le versement soit conditionné à la cessation de toute activité professionnelle avait un peu fait grincer des dents, au début. » ( Soumission, p.199).

L’avis de Laurent Taskin, président de l’Institut des Sciences du Travail (UCL) :

« Possible »

Revenir à un marché du travail exclusivement masculin, c’est imaginable ?

C’est un choix politique, de société. Certains Etats européens valorisent déjà actuellement différemment l’implication des hommes et des femmes dans les activités domestiques. La structuration des rythmes scolaires en Allemagne ou la durée des congés de parentalité dans les pays scandinaves sont des indicateurs de ces choix politiques, voire moraux, et de la place qu’une société accorde à la famille, de manière plus générale. L’important, à nos yeux d’européens, c’est que ceci demeure le fruit d’un choix tenant compte des aspirations et des situations personnelles et qui soit évolutive, et non d’une décision uniforme qui cantonnerait l’un ou l’autre au domicile ou au travail. Ce type de choix a un effet important sur l’accès au travail car il modifie en profondeur le profil d’expérience des travailleurs et l’image que l’on a aujourd’hui de la manière dont on « fait carrière ».

Le travail « libère » la femme ?

Dans un contexte où la liberté est directement associée à l’autonomie financière, on peut dire que le travail émancipe l’homme et la femme dans la société. Il offre des droits économiques et financiers (achat, propriété, emprunt, cotisations, accès à la justice, etc.) qui soutiennent la liberté d’action. Il y a trois bémols majeurs à cette situation : premièrement, les choix posés dans ce modèle de société qui est le nôtre en Occident ne permettent pas l’accès au travail pour tous ; deuxièmement, le contenu, les conditions et la gestion du travail peuvent mener à des situations d’aliénation et de souffrance qui ne permettent plus de parler de « libération » ; troisièmement, à côté de ce modèle du marché, il existe d’autres modèles de société et d’autres sphères de la vie qui permettent aux êtres humains de s’émanciper.

POSTULAT N°5 : La délinquance disparaît presque totalement

« La conséquence la plus immédiate de son élection est que la délinquance avait baissé, et dans des proportions énormes : dans les quartiers difficiles, elle avait carrément été divisée par dix » (Soumission, p.198)

L’avis de Philippe Hensmans, directeur de la section francophone belge d’Amnesty International :

« Envisageable »

Les pays dirigés par un pouvoir musulman connaissent-ils un taux de délinquance moindre que les autres pays ?

Houellebecq veut parler de « petite délinquance » puisque la criminalité a baissé de manière très conséquente en Europe depuis un siècle. Mais en matière de sécurité, c’est le niveau social qui fait la différence. Ce que Houellebecq veut dire c’est qu’il y a une baisse de la délinquance parce qu’il y a une baisse du chômage. Pas parce que l’Islam soufflerait un vent vertueux qui transformerait les voyous en samaritains.

Y a-t-il un lien entre atteintes aux droits de l’homme et religion ?

Non. J’ai fait le comparaison, il y a peu. Aujourd’hui, il y a des massacres au Mexique, des dizaines de milliers de personnes sont mortes en quelques années. Il y a 50 ans, le « Grand Bond en Avant », en Chine a fait des dizaines de millions de mort. D’un côté, un pays catholique, de l’autre un régime laïque. Ce n’est pas une question de religion. C’est la manière qu’a un régime de s’approprier une idéologie quelle qu’elle soit. Boko Haram, l’Etat Islamique, le communisme de Mao, l’idéologie, la religion ne sont que des prétextes.

POSTULAT N°6 : Bruxelles est aux mains des musulmans

« (…) A Bruxelles, on se sentait plus que dans toute autre capitale européenne au bord de la guerre civile. Tout récemment, le Parti musulman de Belgique venait d’accéder au pouvoir » (Soumission, p.278)

L’avis de Chemsi Cheref-Khan, docteur en Droit, un des doyens (1963) de l’immigration musulmane en Belgique :

« Pas tout de suite »

On doit s’attendre à une guerre civile entre musulmans et non musulmans à Bruxelles ?

Non. Une étude commanditée par la Fondation Roi Baudouin montre qu’il y a, actuellement, un accroissement des tensions dans certains quartiers. Ce qui n’est pas neuf. Mais ce ne sont que des tensions. Qui poussent les habitants « historiques » à partir et vendre. A bas prix, puisque personne ne veut habiter ces quartiers. Et ça s’est passé pour à peu près toutes les maisons de belgo Belges de certains coins de Molenbeek, de Schaerbeek, de St Josse… Et ceci a commencé dans les années ’60. Et presqu’au même moment, a commencé un mouvement de réislamisation de la diaspora musulmane avec l’arrivée de prédicateurs.

Une prise de pouvoir « musulmane » est-elle possible ?

En Belgique, pas pour tout de suite, mais à Bruxelles oui. D’ores et déjà la moitié des élus socialistes de la Région bruxelloise sont d’origine musulmane. Et il y a les fameux 17 sièges réservés aux Flamands à Bruxelles. Or, de plus en plus d’enfants issus de l’immigration musulmane suivent l’enseignement flamand. Demain l’élite néerlandophone de la capitale sera musulmane. Il ne tiendra qu’à un fil alors que les 17 élus « flamands » soient des musulmans. Avec l’accroissement naturel de la proportion des élus musulmans dans les partis francophones, le seuil des 45 députés, qui représente la majorité absolue, est un objectif tout à fait réaliste.

Oui, mais ces musulmans seront éclatés dans différentes formations politiques.

Lorsqu’ils se rendront compte qu’ils peuvent obtenir le pouvoir, ils le feront, parce qu’ils subiront la pression des mosquées.

Mais est-ce que la population musulmane veut vraiment vivre dans une société « islamisée » ?

Ca, c’est la vraie question.

QU’EN PENSER?

« L’assertion est biaisée »

François De Smet, philosophe (ULB/CIERL).

« Sur les craintes liées à l’émergence d’une majorité musulmane au pouvoir belge, je dirais ceci : démographiquement, les projections suggèrent en effet que l’islam deviendra la première religion de la Région bruxelloise. Mais ainsi réduite, l’assertion me paraît biaisée. Elle implique que chacun, au-delà d’une identité culturelle, aurait un rapport intime et fort avec sa foi d’origine. Rien n’est plus douteux ; il y a des Belges de troisième génération qui suivent le Ramadan par tradition davantage que par foi, comme par exemple les nombreux agnostiques ou athées de culture chrétienne qui fêtent Noël. Ce genre de statistique n’a de sens qu’à partir du moment où on demande aux gens de se définir par leur religion avant de se définir comme citoyens – belges, par exemple. J’ai tendance à penser que l’identitaire et le socioéconomique, globalement, réagissent en vases communicants : plus vous obtenez de reconnaissance dans la vie (travail, famille, amis), moins vous ressentirez le besoin d’investir dans une foi de manière homogène et stricte, sur un mode compensatoire de frustrations engrangées. Ce n’est pas l’islam le problème, mais la ghettoïsation des quartiers et la dualisation de la ville qui continuent à progresser. Les ghettos économiques ont en effet tendance à devenir des ghettos culturels, rien n’est plus vrai. Mais je fais encore partie de ceux qui croient que c’est en résolvant le premier qu’on combattra au mieux les effets conjugués des replis identitaires et des discours xénophobes.

« C’est un avertissement salutaire »

Guy Haarscher, professeur ordinaire émérite de la Faculté de philosophie et lettres et de la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles.

« Entre les deux tours de l’élection, le narrateur du livre a été témoin de violences dont l’origine reste obscure : s’agit-il d’une action des identitaires « blancs », d’extrême droite, ou au contraire de mouvements djihadistes ? On ne le sait pas, mais les nostalgiques de la France de jadis et les islamistes radicaux sont des ennemis irréductibles. Or voici le paradoxe : le nouveau président de la Sorbonne, bien sûr converti à l’islam, est… un ancien identitaire d’extrême droite. C’est en apprenant cela que le narrateur de Soumission développe une thèse très intéressante : tout fout le camp ; le consumérisme, la médiocrité, le nivellement par le bas dominent. Pour retrouver le sens du sacré, le catholicisme n’est d’aucune utilité : il a fait trop de compromis avec cette modernité nihiliste – et c’est pire encore pour le protestantisme. Alors, poursuit le narrateur, l’arrivée par vagues successives de musulmans croyants, au bon vieux sens du terme, peut constituer une chance pour l’Europe. Les identitaires et les islamistes, ces faux ennemis, doivent se réconcilier : ils sont d’accord sur l’essentiel. Ils détestent l’athéisme, défendent la soumission des femmes et le retour au patriarcat, s’opposent au mariage homosexuel, à l’avortement et au blasphème. C’est cette perspective à vrai dire terrible qui constitue le centre du livre : la prise de pouvoir par une coalition d’adversaires de nos conquêtes démocratiques. Identitaires, islamistes, gens de gauche complaisants avec l’islam par antiracisme, et opportunistes de tout poil (le narrateur s’accommoderait bien de la polygamie). A force de déprécier nos libertés si chèrement conquises, nous pourrions nous trouver un jour confrontés à une redoutable alliance qui rendrait désirable un retour à l’Ordre religieux. On peut aussi lire Soumission comme un avertissement salutaire… »

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