Doctorant en géographie, Rémi De Matos-Machado cherche à interpréter les paysages modelés par la Grande Guerre. © FRÉDÉRIC PAUWELS (COLLECTIF HUMA)

Histoire: la technologie au secours du patrimoine

Masson-Loodts Isabelle
Masson-Loodts Isabelle Journaliste indépendante, auteur, chroniqueuse

Le champ de bataille de Verdun, truffé de vestiges, fait l’objet d’une vaste campagne d’inventaire de son patrimoine lié à la Grande Guerre. De nouvelles technologies telles que le Lidar, un radar aéroporté, sont mises au service de cette tâche aussi immense qu’urgente.

Par leur caractère relativement récent, et leur appartenance à une période largement documentée par des écrits, les vestiges des deux dernières guerres mondiales n’ont acquis que récemment une véritable valeur aux yeux des historiens et archéologues. Il a fallu que les derniers combattants de la Grande Guerre disparaissent pour qu’on se rende compte que ces traces et artefacts témoignent d’aspects encore largement méconnus des conditions de vie et de mort sur la ligne de front. En France, dans le département de la Meuse, et en particulier dans le secteur de Verdun, ces vestiges ont longtemps bénéficié de la forme de protection qu’ont constitué, ensemble, l’épais manteau forestier et le relatif désintérêt pour ce patrimoine. Mais les travaux de gestion et d’exploitation de la forêt plantée au lendemain de la guerre sur l’ancien champ de bataille ont commencé il y a déjà plusieurs décennies. Et au fur et à mesure que l’on s’est rapproché du centenaire de la Première Guerre mondiale, l’attrait des collectionneurs pour les  » militaria  » a suscité un nombre croissant de fouilles clandestines destructrices. Alors que seuls certains sites emblématiques comme le fort de Douaumont sont protégés durablement par leur classement en tant que monuments historiques, des milliers de vestiges plus discrets ont déjà disparu, ou sont menacés de disparition, avant même d’avoir pu être étudiés.

Dans le cadre de son accession au label national Forêt d’exception, effective depuis 2014, l’Office national des forêts (ONF) s’est engagé depuis plusieurs années déjà dans un plan de préservation défini de commun accord avec les acteurs locaux, les services de l’Etat (et en particulier la Drac, Direction régionale des affaires culturelles) et les historiens. Pour que cet héritage culturel encore largement méconnu soit préservé avant qu’il ne soit trop tard, la première urgence est de réaliser son inventaire. Or, sur une surface aussi importante et densément marquée par les affrontements que le plateau forestier de Verdun, il s’agit d’un véritable challenge.  » C’est dans ce cadre qu’a été mise en place la mission Lidar « , souligne Rémi De Matos-Machado. Devant la gare de Verdun, où il nous a donné rendez-vous pour assister à une de ses sorties de terrain, le jeune homme étale un tirage cartographique sur le capot de sa voiture. Ce doctorant en géographie à l’université Paris Diderot se spécialise depuis plusieurs années dans l’interprétation des paysages modelés par le conflit.  » Le Lidar ou Light Detection and Ranging, est un laser aéroporté qui permet d’enregistrer les moindres aspérités du terrain avec une rapidité et une précision inédites, même sous le couvert végétal. Ce balayage topographique a permis d’acquérir des images 3D en haute résolution du champ de bataille, aujourd’hui couvert par un vaste manteau forestier de dix mille hectares.  »

Bataille de Verdun, 1916 : des soldats français en position dans le bois des Caures.
Bataille de Verdun, 1916 : des soldats français en position dans le bois des Caures. © RUE DES ARCHIVES/REPORTERS

Au départ de ces données, Rémi De Matos-Machado utilise une approche archéo-géomorphologique dans le but d’établir une cartographie interprétative de la zone.  » Concrètement, mon travail consiste dans un premier temps à utiliser des systèmes d’information géographique (SIG) et des logiciels de traitement d’images pour établir un inventaire des vestiges identifiés. Certaines formes de relief sont générées par des actions destructives, comme les trous d’obus, d’autres par des actions constructives, comme les abris, les tranchées, les batteries d’artillerie… Le but est d’en faire une typologie pour produire des cartes interprétatives à grande échelle.  » Pour y parvenir, Rémi De Matos-Machado réalise d’abord des tests à l’échelle de petites stations. Le géomorphologue nous emmène sur celle du bois d’Ormont, une ancienne position allemande. Au cours de ses sorties, il adopte les méthodes des archéologues et travaille en collaboration avec le service régional de l’archéologie de Lorraine pour interpréter et associer une fonction militaire à chaque objet de la carte.  » En recoupant les observations de terrain avec des archives comme les canevas de tir, les plans issus des journaux des marches et opérations des troupes, ou les photos aériennes d’époque, on parvient à faire le tri entre ce qui date de la guerre et ce qui est issu d’une autre période. Cet arbre, par exemple, est un indicateur intéressant : des fils de fer et des barbelés émergent de son écorce. Il était présent déjà durant la guerre et en a réchappé, ce qui confirme que le fossé sur le bord duquel il se trouve n’est pas un trou d’obus, mais un abri !  »

Le défi, c'est de détecter ce qui date réellement de la guerre.
Le défi, c’est de détecter ce qui date réellement de la guerre.© FRÉDÉRIC PAUWELS (COLLECTIF HUMA)

Outre le fait d’apporter une meilleure connaissance et protection du patrimoine du champ de bataille, ce travail permettra sans doute de progresser dans l’évaluation des volumes de terre déplacés par les combats et de leur impact sur l’évolution des reliefs du territoire.  » En 1994, le géographe Paul Arnould estimait que l’effet de ces quatre année d’affrontements pouvait être comparé à celui de la dernière période froide de l’ère quaternaire : la Grande Guerre a retourné autant de quantité de terre que 10 000 à 40 000 ans d’érosion naturelle ! »

Aujourd’hui encore, aucun conflit n’a marqué les paysages à une échelle comparable.  » Bien sûr, les combats de l’Antiquité ont laissé des traces, avec la construction des oppidums par exemple. Au Moyen Age, on creusait des douves autour des mottes castrales. L’apparition de la poudre à canon a marqué les paysages de nouvelles formes de reliefs. Mais 14-18 a marqué un tournant : c’était la première fois qu’on utilisait tous ces aspects techniques en même temps et à une échelle industrielle durant une guerre. C’était en outre une guerre test : on a produit et essayé de nouvelles munitions en grandes quantités, raison qui explique qu’un tiers d’entre elles n’ont pas explosé. Une autre particularité de ce conflit est son aspect statique : en se stabilisant durant quatre ans au même endroit, les lignes de front ont eu un impact sans précédent sur le paysage. Les impacts de la Seconde Guerre mondiale ont été très différents : les combats ont été plus ponctuels et, hormis les côtes de Normandie, se sont davantage localisés dans les villes.  »

Tout en poursuivant ses explications, le géomorphologue nous emmène à présent sur d’anciennes positions françaises. Au coeur des bois, quelques bouteilles de verre, visiblement anciennes, émergent du sol qui semble avoir été fraîchement remué. La signature, sans doute, du passage récent de fouilleurs clandestins.  » C’est une fosse-dépotoir. Les pilleurs y cherchent des objets qu’ils pourront revendre à des collectionneurs. C’est devenu un véritable problème. Jusqu’à ce jour, les données Lidar restent confidentielles pour ne pas risquer d’accroître le phénomène.  »

Certains reliefs sont modelés par les trous d'obus.
Certains reliefs sont modelés par les trous d’obus.© FRÉDÉRIC PAUWELS (COLLECTIF HUMA)

Tandis que nous progressons dans la forêt, des bruits de moteur s’élèvent progressivement dans notre champ sonore. Un grand craquement trouble le calme des sous-bois. Des forestiers sont à l’oeuvre non loin de là. Au sol, nous croisons un peu plus loin de larges et profondes ornières laissées dans le sillage des énormes machines sylvicoles. Rémi De Matos-Machado déroule une nouvelle image Lidar devant nous :  » Sur la parcelle de gauche, on peut voir que là où des bois poussaient déjà avant-guerre, leur reprise a mieux préservé les vestiges que sur les parcelles plantées de résineux après le conflit. L’exploitation forestière a aussi tendance à estomper les vestiges », reprend Rémi De Matos-Machado. Les cartes de sensibilité paysagère qui seront créées à partir de ce travail d’inventaire devraient permettre de rationaliser la gestion sylvicole. Cela permettra aussi de mieux préserver les lieux qui sont devenus des biotopes précieux pour la faune : certains trous d’obus sont devenus des mares intéressantes pour les amphibiens, et les forts et souterrains accueillent des populations importantes de chauves-souris, dont des grands et petits rhinolophes.  » Pour terminer cette journée, le géomorphologue nous emmène sur les pentes d’un cratère d’explosion, aujourd’hui noyé. Sur ses pentes, des caisses métalliques éventrées semblent avoir été abandonnées dans la précipitation. Quelques obus baignent dans l’eau. Ce site, sans doute utilisé après-guerre pour des opérations de désobusage, résume à lui seul la complexité de l’héritage de guerre qu’est devenu le paysage de Verdun : loin d’avoir livré tous ses secrets, le champ de bataille est devenu un patrimoine, certes. Mais un patrimoine à risque. En février dernier, dans l’Aisne, un collectionneur d’obus a trouvé la mort en manipulant un de ces engins de guerre…

En Wallonie aussi…

Entreprise dans le cadre d’une concertation entre les différentes directions du Service public de Wallonie dont l’activité est concernée par le relief du territoire, une campagne d’acquisition de données Lidar a été réalisée entre 2012 et 2014. Formés auprès de leurs collègues du CNRS en France, des archéologues et géomaticiens du SPW analysent ces données pour déceler dans le relief certaines anomalies qui sont autant de signatures d’activités anthropiques du passé. « Notre objectif est de préciser des méthodes d’analyse à large échelle pour utiliser ces données dans la politique de prévention », explique Jean-Noël Anslijn, attaché à la DG04 (Direction de l’archéologie du département du patrimoine, SPW). « On peut mettre en évidence des phénomènes difficiles à percevoir à l’oeil nu : la méthode du Sky View Factor, par exemple, fait ressortir les zones les plus creuses ou les reliefs les plus prononcés par rapport à la moyenne, ce qui permet de découvrir les traces de structures issues de la main de l’homme, comme des éperons barrés, des tombes, des fortifications… » Bien que durant la Première Guerre mondiale, les combats aient davantage marqué les paysages du nord du pays, où le front s’est cristallisé à partir du mois d’octobre 1914, on peut désormais visualiser les stigmates du conflit à proximité de Comines-Warneton, Mouscron ou Ghislenghien… Les images Lidar sont mises à la disposition du public : en se rendant sur le site du Géoportail de la Wallonie (geoportail.wallonie.be), chacun peut découvrir les réseaux de tranchées, postes de tir, cratères et sapes cachés par la végétation du bois de Ploegsteert. Deux sources d’information sont disponibles : le modèle numérique de terrain (MNT), qui représente le niveau « sol », et le modèle numérique de surface (MNS), qui rend compte de toutes les élévations hors sol, qu’il s’agisse de végétation ou de bâti.

PAR ISABELLE MASSON-LOODTS (COLLECTIF HUMA) – PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS (COLLECTIF HUMA)

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