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Flandre ou Wallonie: à qui profite l’Etat Belgique?

L’économiste wallon Michel Quévit démonte le mythe d’une Wallonie aux crochets de la Flandre. A l’aune de l’histoire du pays depuis 1830, c’est la Flandre qui a le plus bénéficié de l’Etat central. Et quand c’est le sud du pays qui a été frappé par la crise, elle a appliqué la « désolidarité nationale ».

A l’heure du retour des tensions communautaires, l’économiste wallon Michel Quévit publie un petit livre éloquent qui combat l’idée reçue, surtout dans le nord du pays mais pas uniquement, selon laquelle la Flandre n’en finit pas de payer pour une Wallonie peuplée de chômeurs, d’oisifs et de profiteurs. Dans Flandre-Wallonie. Quelle solidarité? (1), celui qui fit déjà sensation en 1978 avec Les Causes du déclin wallon démonte quelques mythes fondateurs de la nouvelle donne communautaire.

De 1830 à 1960, c’est le gouvernement central et l’industrie wallonne qui ont contribué à l’essor de la Flandre, à travers le développement du port d’Anvers. A partir de 1960, l’aide aux « secteurs nationaux », mise en place en raison des difficultés de la sidérurgie dans le sud du pays, a plus profité à la Flandre qu’à la Wallonie. Enfin, depuis 1975, les subsides européens censés venir en aide aux « territoires de tradition industrielle » victimes de la crise ont bénéficié, de manière quasi proportionnelle, à toutes les régions du pays…

Bref, selon Michel Quévit, de la Flandre ou de la Wallonie, celle qui aurait toutes les raisons de se sentir grugée ne serait pas celle que l’on croit. Et celle qui le clame haut et fort.

C’est une déclaration de Jean-Marie Dedecker (LLD), en décembre 2008 à l’hebdomadaire français Le Point, qui fit bondir et réagir l’économiste wallon, versé depuis quelques années dans la politique européenne de cohésion régionale. « Cela fait cent soixante-quinze ans que nous payons pour la Wallonie; ça ne peut plus durer! On ne peut plus donner du poisson aux pays sous-développés; il faut qu’ils apprennent à pêcher », assénait le député.

Pour Michel Quévit, plus que la réalité des chiffres, ce qui motive aujourd’hui nombre de dirigeants flamands, c’est la stratégie de constitution d’un Etat-nation appréhendée selon les critères définis par le philosophe Julien Freund: « Pour créer une unité nationale, vous avez besoin d’un ennemi extérieur qui forge la cohésion interne ». Rencontre avec Michel Quévit.

Le Vif/L’Express. En 1880, la Belgique est frappée par une crise agricole. La Flandre l’est davantage parce que les exploitations sont plus petites. Le gouvernement aide le secteur. En Flandre, il pousse à la constitution d’institutions qui vont venir en aide aux petits agriculteurs. Ainsi naît le Boerenbond. C’est donc un gouvernement central, dominé par les francophones, qui pose les bases de la puissance de la Flandre?

Michel Quévit. Totalement. Il n’y aurait peut-être jamais eu de Kredietbank aussi puissante si le gouvernement n’était pas intervenu. A partir de là émerge une classe dirigeante flamande qui aura les rênes de la décision, économique, politique et culturelle.

Comment les francophones ont-ils accepté cela? Nous étions dans une dynamique de solidarité nationale. Ce qui était bon pour la Flandre était bon pour la Wallonie, et inversement. C’est un paradigme qui a imprégné le schéma mental des Wallons et des francophones jusque dans les années 1960. Plus tard, ils n’ont même pas vu arriver la menace de la stigmatisation.

A l’origine, la montée nationalitaire flamande (2) est une lutte de libération. Ce n’est que justice: la langue flamande, la langue d’un peuple, doit être respectée. On a inscrit ce principe dans la Constitution sans rien modifier d’autre. Or le combat de la Flandre n’était pas clos. Le mouvement nationalitaire n’a cessé de progresser… C’est le fait d’une classe dirigeante terriblement efficace.

Les francophones s’inscrivaient encore dans un schéma national alors que les Flamands avaient déjà en tête l’option fédérale?

La prise de conscience wallonne a été très tardive. Le PSC ne voulait pas voir la réalité parce qu’il était au pouvoir grâce au CVP. Au PRL, il y avait des pressions certaines. Mais tant que le parti socialiste, le plus important de Wallonie, n’en prenait pas conscience, on ne pouvait pas aller plus loin. Le déclin de la sidérurgie a été le détonateur.

A partir de 1960, on entre dans la « désolidarité nationale » avec le problème du financement de la sidérurgie. Nous nous attendions à ce que les Flamands nous disent: « Puisque vous nous avez aidés, on va vous aider, correctement ». Finalement, les Flamands nous ont laissés tomber. Cela a été très dur. Dans ce contexte-là, le fédéralisme était devenu inévitable. Le fédéralisme le plus abouti du monde.

J’étais un de ses partisans. J’étais convaincu qu’ainsi nous avions résolu les problèmes communautaires. Maintenant, quand je vois la montée nationalitaire flamande et la stigmatisation du comportement du Wallon, je suis choqué. Le reproche que j’adresse aux Flamands est qu’ils sont des comptables. Or il revient parfois dans leur poche plus d’euros qu’il n’en sort… On ne résout pas les problématiques d’un Etat comme un comptable. On évalue l’Etat en fonction de ce qu’il fait.

Maintenant que la Wallonie est en difficulté, les Flamands ne font plus jouer cette solidarité nationale. C’est bien cela?

C’est mon constat. Il y a un message pour les Flamands dans mon livre: « Attention, quelque part, les nationalistes vous trompent. Or tant que vous serez trompés, on n’avancera plus dans la solidarité ». On met de l’huile sur le feu parce que c’est devenu un élément de compétition politique. M. Leterme peut faire tous les discours sur le fédéralisme de coopération. Mais coopérer, ce n’est pas être solidaire. Etre solidaire, c’est un choix éthique. Vais-je aider celui qui est plus pauvre? C’est le fondement même de la politique de cohésion européenne. Si on remet en question la solidarité sociale, que va-t-il se passer? Si vous justifiez que vous ne voulez plus être solidaire, en stigmatisant ceux qui sont les plus faibles, c’est gravissime.

La Belgique, comme membre de l’Union européenne, oeuvre à la cohésion en venant en aide aux régions les plus pauvres. Mais la Flandre, au niveau belge, rechigne à aider la Wallonie. Singulier paradoxe?

J’aimerais que les Flamands regardent cette réalité en face. Je ne sais pas ce qui se passe dans les négociations autour de Jean-Luc Dehaene. Jusqu’où va-t-on aller? Je suis convaincu que l’on n’ira pas jusqu’au séparatisme. Pas maintenant. Le séparatisme ne pourrait advenir que si on ne sait plus mettre en place de solidarité réelle.

Mais au-delà de la sécurité sociale, le problème de la fiscalité risque de faire tout capoter. Sur quoi peut encore porter un contrôle de la solidarité si vous acceptez de donner la compétence fiscale aux Régions et si vous n’avez plus une perception unique? Le fédéralisme fiscal est pervers. On risque d’arriver à un séparatisme de facto alors que je crois que trois quarts des Flamands ne veulent pas de la séparation.

La N-VA, en fait, combine, ce que la Volksunie a toujours fait, le minimalisme et le maximalisme. Ça peut toujours tomber d’un côté ou de l’autre. Jusqu’à nouvel ordre, ce sont les minimalistes qui gagnent en Flandre. Mais quand on voit arriver le Vlaams Belang, ce n’est plus tout à fait cela. Que va-t-il se passer entre la N-VA, le Vlaams Belang et le CD&V? L’option maximaliste peut l’emporter. C’est une hypothèse.

A l’aune des difficultés récentes de l’économie flamande, les dirigeants du nord du pays ne seront-ils pas amenés à faire preuve de plus d’humilité?

C’est le début de la fin du rêve flamand qui a réussi. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans le capitalisme industriel; nous sommes dans la globalisation de l’économie. Fabriquer des voitures en Europe n’intéresse plus les Américains; ils vont en faire en Chine. C’est l’évolution du monde qui détermine cela. Que les Flamands soient meilleurs ou pas n’y change rien.

La force de la Flandre était d’avoir su attirer des investisseurs étrangers dans des secteurs moteurs (l’automobile, le pétrole…) et forger un tissu de PME hyper-performant. Une crise dans un secteur était compensée par la bonne santé de l’autre. La Flandre a-t-elle encore ce réseau-là de PME? Je n’ai pas d’éléments pour l’affirmer ou l’infirmer.

(1) De la création de l’Etat belge à l’Europe des régions, éd. Couleur livres, 177p.

(2) Michel Quévit distingue le concept de mouvance nationalitaire, « dynamique de constitution du projet politique de création effective d’une entité territoriale autonome dans ou en dehors d’un Etat-nation », de celui de nationalisme, « système de pensée et d’action politique ».

Gérald Papy

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