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Et chez vous, c’est qui le chouchou ?

C’est tantôt l’aîné, tantôt le bébé. Ou le moins sage, le plus beau, le plus zigoto… Beaucoup de parents élisent un préféré (fille ou garçon, c’est selon) parmi leurs enfants. Tout en le niant farouchement, bien sûr. (Ce dont ils ont bien raison.)

Quand Marine s’écorche un genou, elle sait qu’on haussera les épaules devant ce « bobo de rien du tout ». Si sa soeur trébuche, ce sera, par contre, la trousse de secours et les câlins illico. Pierrot, lui, a bien compris que ses ragots d’école, qu’il meurt d’envie de rapporter le soir à table, ne seront jamais commentés. Alors que les singeries même pas marrantes de son frère aîné trouveront chaque fois un public scotché… C’est comme ça. Dans d’innombrables familles de toutes les cultures du monde entier, c’est l’un des secrets les mieux gardés : des rejetons préférés, conscients de bénéficier d’un traitement de faveur, n’en pipent mot à personne – de crainte de perdre leur statut de privilégié. Leurs frères et soeurs « moins intéressants », disons, ont beau trépigner, en silence ou à cris, rien n’y fait. Sur leurs vies, leurs parents le nieront farouchement : « Non, nous n’avons aucun chouchou parmi vous. » Cette assertion douteuse, ils l’affirmeront avec sérieux, la répéteront inlassablement, en toute occasion. Mais dans la grande majorité des cas… ils mentiront.

La vérité est crue, et pas souvent bonne à entendre : la plupart des parents marquent en effet une préférence pour l’un de leurs descendants. Une étude californienne a conclu, après avoir suivi de près, durant trois ans, les membres de 384 noyaux familiaux (en interviewant et en filmant les protagonistes), que 65 % des mères et 70 % des pères montraient une forme de favoritisme à l’égard d’un de leurs enfants – souvent le premier fils pour la mère, et la dernière fille pour le père. Pour le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez, professeur émérite à la faculté de médecine de l’UCL, c’est sans doute exact. Car « chacun de nous a des attentes différentes en fonction de son histoire. Quand nos enfants naissent, on se sent un peu plus en phase, un peu plus complice avec l’un ou l’autre. Soit qu’on se retrouve parfaitement en lui, soit, au contraire, parce qu’il entreprend des choses qu’on n’avait justement pas osées. Ça fait partie de la vie ».

« Imaginer qu’on donne à tous pareil est un leurre, confirme Anne-Sophie Quintard, psychologue-psychanalyste bruxelloise spécialisée dans les troubles de l’interaction entre jeunes enfants et leurs parents. Il est radicalement impossible d’aimer deux personnes de la même façon : chaque enfant a une place différente auprès de chacun de ses parents. » Que ces derniers tiennent à camoufler l’évidence est en outre tout à fait… compréhensible. Voilà un constat difficile à avouer, que mine un terrible sentiment de culpabilité – et il n’est pas sûr, non plus, que l’opinion publique soit bien disposée à accueillir de tels aveux. Alors… motus, obstinément. Mais il y a une douceur, certes, dans les mensonges que Pa et Man racontent sans relâche, puisque tous deux s’efforcent d’épargner ainsi des blessures psychiques à leurs « moins aimés ». En ce sens, ils ont, d’ailleurs, raison de s’entêter à masquer : « Gardez ça pour vous, recommandent les experts américains consultés par le magazine Time, dans un numéro récent consacré à la science du favoritisme intra-familial. Même si vos enfants repèrent la ruse, le simple fait d’essayer de cacher vos préférences sera perçu [par les laissés- pour-compte] comme preuve d’amour… » Il n’empêche : « Mes parents ont fait leur possible pour être équitables. Mais pour résumer, ma soeur, depuis toujours, est à leurs yeux super et moi, je reste de la m… » A 56 ans, Francis a mal digéré. Comme beaucoup d’internautes, il se lâche volontiers sur l’un des innombrables forums rassemblant les doléances de moutons noirs (ou de vilains canards) devenus grands.

Hors du nid !

A quoi ça tient, tout ça ? Comment expliquer que des adultes globalement aimants ne puissent s’empêcher d’infliger aussi universellement une douleur patente à certains de leurs enfants ? Des comportementalistes ont leur idée, qui font remonter le favoritisme à l’acte purement biologique de reproduction. Les géniteurs assureraient ainsi leur lignée, puisque, en favorisant les plus grands, les plus sains, les plus beaux de leur progéniture, ces derniers seraient « mieux équipés » pour diffuser plus tard, à leur tour, les gènes familiaux dans les générations futures. Sans s’en rendre compte, la mère humaine serait-elle mue par les mêmes pulsions évolutionnistes que celles qui conduisent la femelle pingouin à éjecter du nid le plus rikiki de ses deux oeufs – afin d’investir uniquement dans le futur poussin apparemment le plus prometteur ? Ou que dame aigle, qui laisse carrément l’oisillon fortiche déchiqueter en lambeaux ses frères et soeurs moins emplumés ?

Tous les adultes l’ont constaté : quasiment dès leur naissance, frères et soeurs entrent en lice pour décrocher l’essentiel de cette précieuse ressource qu’est l’attention parentale. C’est une lutte sans merci pour se forger une identité qui captivera les regards adorés. Tel se fera le plus intelligent, tel autre le plus drôle, le plus musicien ou le plus sportif. Les enfants font preuve d’une intelligence diabolique pour tenter d’occuper ainsi une « niche » d’où ils pourront tirer le maximum d’accaparement de leurs procréateurs. « Il y a des familles où les enfants prennent ainsi admirablement la « couleur parentale » », assure Anne-Sophie Quintard. Et pour développer de tels talents, les derniers-nés ne sont sûrement pas en reste, relève Time, puisqu’ils affichent une formidable capacité à charmer et à désarmer, sorte de « kit de survie » dans une salle de jeu où ils s’avèrent (un temps, du moins) les plus jeunes… « Je suis souvent étonné des arbitrages indus en faveur des tout-petits, note Hayez. Combien de fois n’ai-je pas noté qu’ils remportaient la partie, même pleurnichards et égocentriques ! »

Narcissisme

Difficile, toutefois, de prédire qui tirera le gros lot… durablement. Les premiers et les derniers-nés jouissent clairement d’un a priori positif. Les plus beaux aussi, même si l’aveu est encore plus tabou. Mais le favoritisme ne connaît pas de règle stricte. Chez certains hommes, le lien père-fils semble sacré ; chez d’autres, c’est pour leurs princesses en tutu rose qu’ils flashent avant tout. Telles mères partagent intuitivement avec leurs fillettes, quand d’autres, se cognant à de vrais mystères d’adolescentes, préfèrent de loin la compagnie de leurs rejetons masculins. Si les études modernes se sont quelque peu distancées du schéma freudien, il apparaît toutefois, selon Time, que « ce que les parents valorisent le plus chez leurs enfants de l’autre sexe soit justement des traits de caractère paradoxalement associés à leur propre genre » – la mère sensible à son gamin poétique, l’homme d’affaires fier de sa fifille diplômée ingénieure… « En outre, ajoute Anne-Sophie Quintard, les interactions varient au cours du temps, et en fonction du développement de l’enfant. Il y a des tournants. On peut basculer du statut de petit chéri à celui de monstre persécuteur… » Même si, en général, les parents s’ingénient à compenser : la mère sidérée par son amour de grand gaillard trouvera un plaisir de connivence avec sa fille. Parfois aussi, ce sont les activités familiales qui (r)établissent un genre d’équilibre : le père qui loue son bel athlète sur le terrain de foot peut tout autant se délecter, à tête reposée, de la conversation de sa fille mature… Enfin, pour compliquer la donne, le rang de naissance s’en mêle également : dans les fratries nombreuses de même sexe, les places « centrales » restent les plus inconfortables, puisque leurs occupants ne sont avantagés ni par un statut d’aîné ou de benjamin, ni par l’ « originalité » d’un sexe différent. Pour la même raison, quand on est le deuxième sur trois, mieux vaut croître dans une configuration de type « alterné » garçon-fille-garçon ou fille-garçon-fille, chacun ayant, ici, une petite particularité à soi… En fait, il semble qu’avoir un enfant différent des autres, pour n’importe quelle raison que ce soit, garantisse à celui-là un supplément d’attention. On connaît des foyers où ce sont les plus difficiles ou les plus vulnérables qui font la loi. « Quand l’injustice, dans le chef d’un parent, est trop criante au détriment de certains, il serait d’ailleurs bon que l’autre conjoint tire gentiment le signal d’alarme », recommande Hayez.

La revanche du « non-chouchou »

Reste à dresser le bilan. C’est sûrement agréable de profiter à volonté de petits plus liés au statut enviable de Premier Coeur Elu. A contrario, peut-on passer toute son enfance à supporter les prérogatives d’un roitelet dont la seule présence narquoise vous agace, sans en développer quelque amertume ? Minute ! Aimer plus, ce n’est pas forcément aimer mieux : ça rend même captif, quelquefois. Si le fait d’être le chouchou à sa maman (ou à son papa) booste l’estime individuelle et la confiance en soi, des études avancent que le préféré retirerait également de sa position une forme d’arrogance pas forcément profitable dans la vie de tous les jours. Immunisé dans sa prime jeunesse, le chéri a parfois du mal à accepter, dans une société d’adultes où ses charmes spéciaux ont soudain disparu, qu’il n’est plus qu’un parmi d’autres… « Quand les fratries grandissent, quand les parents ne sont plus là, il doit parfois en outre faire face à l’hostilité de ses frères et soeurs, qui le lui font chèrement payer », ajoute Hayez. Un anonyme témoigne : « Ma mère m’aimait, mais n’adorait pas ma grande soeur. Mes copains trouvaient que j’avais du bol. Sauf que cette aînée me torturait tout le temps. Finalement, qu’est-ce qui compte le plus : l’amour aveugle de ses parents ou le tourment quotidien d’une grande soeur ? » Tous les experts ne sont pas d’accord sur les conséquences du favoritisme à long terme. Devant la différence de traitements, nous ne sommes pas du tout égaux. Là où des marmots font en secret, le soir au lit, le décompte des bisous reçus, il en est d’autres « qui ont le cuir solide, et traversent l’injustice sans déprime », constate Anne-Sophie Quintard. Ceux-là peuvent même faire plus et mieux, en apprenant à forger tôt des relations constructives en dehors du cercle familial. On mesure mal, enfin, ce poids qui encombre fils et filles préférés, et dès avant l’âge adulte : un lourd sentiment de culpabilité. S’il est malaisé de ne pas ressentir de contentement aux traitements de faveur dont on fait incessamment l’objet, c’est aussi difficile de ne pas éprouver d’empathie (même tacite) envers celles et ceux à qui ils sont déniés : « J’ai eu de la peine pour mon petit frère, raconte Eva, 46 ans. J’ai espéré secrètement qu’il était aussi le préféré de maman, et qu’elle nous jouait à tous deux le même vilain cinéma… Aujourd’hui encore, je ne sais pas… »

VALÉRIE COLIN

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