Le discours de tolérance zéro de Bart De Wever, à Anvers, est devenu celui du gouvernement Michel. © JONAS ROOSENS/ID PHOTO AGENCY

Drogue : « Légaliser, c’est banaliser ? Le cannabis est déjà banalisé ! »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Trois profs d’université avaient signé, en 2013, un manifeste pour décriminaliser le cannabis. Aujourd’hui, ils jettent un nouveau pavé dans la mare politique en proposant un modèle de réglementation. Seront-ils entendus ?

Ils remettent le couvert, à trois. Un trio académique de renom : l’économiste Paul De Grauwe (KUL), le toxicologue Jan Tytgat (KUL) et le criminologue Tom Decorte (UGent). En 2013, ils avaient signé ensemble un plaidoyer choc pour déplorer l’échec de notre politique répressive en matière de cannabis, car celle-ci n’est pas parvenue, au cours des dernières décennies, à atteindre ses principaux objectifs. A savoir : diminuer le nombre de consommateurs dépendants et réduire les dégâts physiologiques et psychiques dus à la consommation de drogues.

Aujourd’hui, souhaitant provoquer à nouveau le débat, ils signent le livre Cannabis sous contrôle. Comment ? (1), dans lequel ils proposent un scénario précis de réglementation du cannabis en Belgique pour transformer le marché noir et mafieux en marché légal et contrôlé. Le modèle qu’ils avancent fixe à six plants la culture de cannabis à usage personnel. Ceux qui ne veulent pas cultiver eux-mêmes peuvent devenir membres d’un cannabis social club (CSC) qui s’occupera de leurs plants (60 grammes maximum par mois).

Ces clubs seraient de petites asbl (non commerciales donc) dont les membres seraient limités à 250. Les CSC devraient être agréés et soumis à un contrôle strict d’une autorité de surveillance, de type Afsca pour la chaîne alimentaire, avec des sanctions à la clé. Cette autorité contrôlerait notamment, de manière régulière mais aussi aléatoire, la qualité des produits, entre autres la teneur en THC, responsable, lorsqu’elle est élevée, de troubles psychiques graves. Toute publicité serait interdite. Il y aurait aussi des exigences d’emballage, de stockage et de transport. Ce modèle de réglementation, ici très résumé, est-il envisageable en Belgique, dans le contexte politique actuel ? Nous avons posé la question à Tom Decorte, qui étudie le sujet depuis de nombreuses années à l’université de Gand.

Qu’est-ce qui a changé depuis la publication de votre manifeste, en 2013 ?

Tom Decorte, criminologue à l'université de Gand, l'un des trois auteurs du livre.
Tom Decorte, criminologue à l’université de Gand, l’un des trois auteurs du livre.© SDP

Après ce manifeste, les institutions pour toxicomanes de tout le pays ont publié des plans drogues qui rejoignent notre constat. Au niveau politique, par contre, ça n’a pas évolué, excepté chez les jeunes de certains partis. En 2014, les jeunes socialistes ont réussi à insérer la légalisation dans le programme du PS, malgré le mécontentement de vieux crocodiles du parti. Lors de leur  » chantier des idées  » consacré au cannabis, en octobre dernier, les socialistes semblaient disposés à étudier des textes législatifs sur la légalisation.

Peut-on dire que le débat politique sur le cannabis reste basé sur l’idéologie plus que sur l’évaluation scientifique des stratégies ?

Oui. Parce que le discours du war on drugs se vend plus facilement. On joue toujours sur les angoisses des gens en leur faisant croire que la légalisation fera exploser la consommation. C’est plus simple de dire, comme le fait Bart De Wever à Anvers, qu’on va nettoyer le marché noir et poursuivre les consommateurs.

Bart De Wever et son parti ont-ils une grosse part de responsabilité dans l’enlisement du débat politique sur le cannabis ?

La N-VA est au pouvoir dans la majorité fédérale mais aussi dans pas mal de communes flamandes. Or, avec le Vlaams Belang, la N-VA est le parti belge le plus répressif par rapport au cannabis. C’est un parti populiste dont le discours général se veut musclé sur ce genre de question. Il s’appuie sur les statistiques qui lui sont utiles, comme le nombre d’arrestations de dealers, les kilos de cannabis saisis ou les trente policiers que Bart De Wever a affectés à la répression du cannabis dans sa ville. Tout cela montre les efforts qui sont faits pour lutter contre la drogue, mais cela ne démontre pas que ces efforts ont un effet sur le marché de la drogue.

Vous l’avez déjà expliqué à Bart De Wever ?

Fin 2006, la première expérience de cannabis social club voyait le jour à Anvers. Les autres initiatives, ailleurs dans le pays, ont toutes été contrecarrées par la justice.
Fin 2006, la première expérience de cannabis social club voyait le jour à Anvers. Les autres initiatives, ailleurs dans le pays, ont toutes été contrecarrées par la justice. © BERT VAN DEN BROUCKE/PHOTO NEWS

Il dit lui-même publiquement qu’il n’a pas besoin des évaluations et études scientifiques pour concevoir sa politique antidrogues parce que sa conscience ne peut accepter une autre politique que celle de la répression, même s’il admet que nos arguments en faveur d’une légalisation sont rationnels. On entend le même discours aux Philippines, en Chine, en Russie…

Le populisme qui monte un peu partout en Europe et outre-Atlantique ne va-t-il pas freiner voire inverser la tendance actuelle de légaliser le cannabis dans plusieurs pays ?

Ce sera intéressant de voir ce qui va se passer aux Etats-Unis. Huit Etats y ont démocratiquement décidé de légaliser le cannabis à usage récréatif, dont quatre en 2016. Or, le nouveau ministre américain de la Justice, Jeff Sessions, a déjà déclaré apprécier le président des Philippines et sa croisade contre toutes les drogues. On sait que la police fédérale américaine a le pouvoir de fermer les cannabis shops dans les Etats où ceux-ci sont légaux. Mais elle ne l’a jamais fait. Le fera-t-elle sous Donald Trump ? Le nouveau président prendra-t-il ce risque alors que cela rapporte des taxes et des emplois aux Etats concernés et que le Canada voisin est en train de légaliser le cannabis ?

Les dépenses de justice et de police liées à la lutte contre les drogues s’élèvent à 200 millions d’euros par an en Belgique. C’est un investissement qui n’est pas rentable, selon vous ?

La majorité des infractions constatées en matière de drogues – soit deux tiers – concernent le cannabis. Or, la consommation ne diminue pas, au contraire (NDLR : lire Le Vif/L’Express du 14 octobre 2016) et, surtout, le nombre de prises en charge liées au cannabis par des hôpitaux ou des centres de santé mentale a quasi triplé en dix ans, parce que le taux de THC, le composant psycho-actif qui peut causer des réactions schizophrènes ou psychotiques, a augmenté, tandis que le taux de CBD, utilisé dans le domaine médical et qui protège les consommateurs contre les effets du THC, a diminué. Comme le marché est illégal, on ne peut pas contrôler le rapport entre ces deux cannabinoïdes. Bref, 200 millions d’euros ne permettent pas de nettoyer le marché ni de protéger les consommateurs, au contraire. Pire : tout l’argent engendré par le trafic va dans la poche des barons de la drogue.

Si on change de politique, on risque de diminuer les moyens de la police et de la justice. 200 millions, ce n’est pas rien. Ne risque-t-il pas d’y avoir des résistances de côté-là ?

Bien sûr. Les drogues sont une industrie pour beaucoup de monde : pour les producteurs et les distributeurs illégaux en amont, mais aussi pour une série de professionnels qui travaillent légalement en aval. Notamment les policiers et les magistrats, qui ont des réflexes corporatistes. Au point que, dans ces milieux, il est très difficile d’avoir un discours progressiste. A Anvers, un officier de police, Peter Muyshondt, qui a perdu son frère après une overdose d’héroïne, a écrit un livre, en 2015, prônant la légalisation. Depuis, sa carrière est terminée. Un juge d’instruction très connu en Flandre m’a confié partager mes constats en matière de cannabis, mais il ne peut l’exprimer publiquement sinon il est professionnellement mort. Cela vaut aussi pour les institutions qui traitent les toxicomanes. A Anvers, je connais des directeurs d’institution qui craignent de défendre la légalisation de peur de se voir couper les subsides.

Pour ses détracteurs, la légalisation revient à banaliser l’usage du cannabis. N’ont-ils pas en partie raison ?

La politique cannabis de Bart De Wever est dictée par sa conscience.
La politique cannabis de Bart De Wever est dictée par sa conscience.© MAARTEN DE BOUW/ID PHOTO AGENCY

Banalise-t-on l’usage du tabac ? Non. Il y a un consensus sur la nocivité du tabac. Tout le monde sait que fumer est très mauvais pour la santé. Depuis vingt ans, l’usage du tabac a d’ailleurs tendance à diminuer. Légaliser ne veut pas dire banaliser. Dans notre livre, nous ne proposons pas du tout une commercialisation libre du cannabis, mais une réglementation stricte du marché. Cela permet de contrôler les produits, de limiter les producteurs et les distributeurs, d’interdire toute publicité, d’imposer des taxes pour contrôler le prix, de diffuser des messages de prévention sur la dangerosité du produit… En réalité, le cannabis est déjà banalisé chez les jeunes. Ils peuvent s’en procurer partout. Même ceux qui n’en fument pas trouvent normal qu’on en fume. C’est pour cela qu’il est urgent de changer de modèle. On essaie de responsabiliser la population par rapport au tabac. Pourquoi pas à l’égard du cannabis ?

La réglementation, cela fonctionne-t-il bien ? Comment faire ?

Drogue :
© DR

Oui, ça fonctionne en Uruguay, par exemple. Toutefois, il n’y a pas de miracle, cela prend du temps. Ce sont des luttes qui s’étalent sur des dizaines d’années. Comme pour le tabac ou l’alcool. Mais, ici, on peut déjà tirer des leçons des politiques menées pour ces deux types de produit également très mauvais pour la santé. Des leçons en matière de droits d’accises, par exemple. Autre enseignement : la réglementation doit être très rigoureuse au début. Si elle ne l’est pas assez, il sera difficile d’introduire de nouvelles restrictions par après. On l’a vu avec le tabac et l’alcool. Le cannabis constitue un problème de santé publique sérieux qui autorise l’Etat à se montrer interventionniste sur ce marché.

La meilleure solution de réglementation pour le cannabis récréatif passe-t-elle par les cannabis social clubs ?

Pour ceux qui ne veulent pas cultiver leurs plants eux-mêmes, je crois oui. Il faut évidemment responsabiliser et contrôler les clubs. Mais je suis convaincu que ceux-ci, une fois qu’ils seront protégés par la loi et qu’ils auront des garanties en matière de vie privée pour les données personnelles de leurs membres, respecteront les règles. Il y aura bien sûr toujours des aventuriers qui tenteront de faire du profit. C’est la raison pour laquelle les contrôles doivent être exigeants. La grande difficulté d’un marché réglementé est de trouver le bon équilibre. S’il n’y a pas assez de contrôle, le cannabis risque d’être commercialisé comme n’importe quelle marchandise. S’il y a trop de restrictions et de contraintes bureaucratiques, le marché noir restera attractif. D’où l’importance d’évaluer le modèle de réglementation choisi pour l’adapter.

(1) Cannabis sous contrôle. Comment ?, par Tom Decorte, Paul de Grauwe et Jan Tytgat, éd. Lannoo, 120 p.

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