Le monde francophone voit la flamandisation partout. Notamment dans la politique ferroviaire. © FREDERIK BEYENS/ID PHOTO AGENCY

Dans la course au sommet de l’Etat, ce sont souvent les Flamands qui gagnent à la fin

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Les francophones ont moins le niveau. Par manque de gnaque, de préparation, d’organisation. De vision. Voici les raisons d’une capitulation francophone.

Trahison, capitulation, consternation. Les fonctionnaires francophones, présents et à venir, sont au pied du mur. D’ici peu contraints à se frotter au néerlandais s’ils veulent gravir les échelons et se maintenir au sommet des ministères nationaux (avec pour les néerlandophones, la même épreuve à affronter en français). Le Gerfa est sous le choc :  » Cette ultime concession interdira à l’avenir à la plupart des Wallons, soit 80 % des francophones, de briguer un poste de direction dans les ministères fédéraux.  » CQFD :  » Les Flamands se rendent donc maître de deux Etats : le leur et l’Etat belge dont ils chassent les Wallons !  » Rien que ça.

Merci, le MR, pour sa volte-face. L’accusation laisse Denis Ducarme, chef du groupe libéral à la Chambre, parfaitement zen :  » Les délais que nous avons obtenus pour être en mesure de prouver sa maîtrise de l’autre langue sont suffisants pour pouvoir lever le blocage. Il ne faudrait pas en arriver à reprocher une mesure de bon sens, sous le prétexte d’une flamandisation. » Pas de quoi hurler au scandale. PS, Ecolo, CDH, jusqu’au francophonissime DéFI, sont d’ailleurs restés sans voix : pas d’envolée parlementaire ni de communiqué enflammé pour accabler des libéraux capitulards et fustiger leur énième acte de soumission aux volontés de la Flandre. Olivier Maingain se hâte lentement à aller aux nouvelles auprès du ministre à la manoeuvre, le N-VA Steven Vandeput :  » La généralisation du bilinguisme fonctionnel jusqu’au rang de conseiller sera synonyme d’importantes pertes d’emploi pour les francophones dans les administrations « , s’inquiète le député-président de DéFI. Une montée dans les tours en solitaire, en guise de baroud d’honneur. De quoi conforter, dans les rangs francophones, l’impression muée de longue date en conviction que la lutte au sommet est de toute façon inégale.

Rien à voir avec un grand complot ourdi au nord du pays, avec une prise de pouvoir brutale liée à l’irruption d’un parti nationaliste flamand dans un gouvernement fédéral. La montée en puissance de la flamandisation de l’Etat belge ne doit rien, ou peu, à l’âge d’or de la N-VA, laquelle brille encore par son absence dans la cartographie des grands commis de l’Etat fédéral.

La machine à flamandiser

Laurent Ledoux, ex- patron de la Mobilité :
Laurent Ledoux, ex- patron de la Mobilité :  » Certains partis flamands développent des stratégies d’infiltration des administrations fédérales très professionnelles. « © DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

L’Etat-CVP, en revanche, n’était pas une fiction et n’est pas une relique du passé. Il a su poser les jalons d’une emprise flamande durable sur nombre de leviers de pouvoir en Belgique. La grande réforme de la Fonction publique, lancée à l’aube des années 2000, va parachever l’oeuvre en lui servant de rampe de lancement.  » Le management prime le droit « , décrète alors le père porteur de l’opération  » Copernic « , le ministre socialiste flamand de la Fonction publique Luc Van den Bossche. La sacro-sainte parité linguistique dans les hautes sphères de l’Etat n’a pas fini d’en souffrir.

 » Copernic  » sait exploiter avec une efficacité redoutable la faiblesse chronique des aspirants francophones aux fonctions supérieures : leur incapacité ou leur mauvaise volonté à maîtriser le néerlandais, ne fût-ce que passivement, et à satisfaire ainsi aux exigences linguistiques. Ils peinent à surmonter l’obstacle dressé sur leur route, le Selor, nouvel instrument de sélection des  » meilleurs « , bien souvent néerlandophones. L’incontournable bureau fédéral de recrutement y gagne vite la réputation, pas toujours usurpée, de bras armé de la flamandisation.

La ministre Maggie De Block (Open VLD), pointée pour privilégier une conception flamande de la santé.
La ministre Maggie De Block (Open VLD), pointée pour privilégier une conception flamande de la santé.© KRIS VAN EXEL/ID PHOTO AGENCY

Mais les apparences sont sauves. Et les statistiques difficilement contestables. Au printemps dernier, Steven Vandeput, ministre N-VA de la Fonction publique, a encore pu sereinement livrer la vérité des chiffres : 21 titulaires de mandats néerlandophones étaient en possession d’un certificat linguistique délivré au terme des épreuves les plus rigoureuses du Selor, pour seulement 13 mandataires issus du rôle linguistique français.

Le piège se referme sur les francophones, qui s’offrent en victimes consentantes d’un bagage linguistique défaillant. Michel Damart, ex-capitaine au long cours au sein de la Fonction publique et qui en fut notamment le secrétaire général, appuie là où ça fait mal :  » Un manager incapable de s’exprimer dans les deux langues à la tête d’une administration pose un problème de crédibilité. Sans être bilingue légal, j’ai toujours veillé à m’exprimer en français et en néerlandais. Tous mes collègues francophones n’entraient pas dans cette dynamique.  »

Les stratégies d’infiltration

Luc Van den Bossche,
Luc Van den Bossche,  » Monsieur Copernic  » de la Fonction publique.© JOCK FISTICK/REPORTERS

Le champ est libre pour que se tisse la toile, avec ordre et méthode.  » Certains partis flamands développent des stratégies d’infiltration des administrations fédérales très professionnelles et systématiques, qui contrastent avec l’amateurisme dont font preuve les francophones. Ceux-ci ne présentent aucun contre-pouvoir, ils avancent en ordre dispersé, de manière désorganisée  » : avant de rendre son tablier avec fracas, Laurent Ledoux, ex-patron du SPF Mobilité, a eu le loisir d’expérimenter l’efficacité de la méthode flamande dans la gestion chaotique des routes aériennes au centre du pays.  » Je me suis retrouvé, en tant que président, face à une Direction générale des voies aériennes phagocytée par une personne qui avait été en même temps directeur général et conseiller du cabinet du secrétaire d’Etat à la Mobilité de l’époque, le CD&V Etienne Schouppe, et qui continuait à recevoir mensuellement des instructions de son ex-chef de cabinet.  » Johan De Cuyper pour ne pas le citer, aujourd’hui pilote de Belgocontrol,  » cet Etat dans l’Etat « , dixit Georges Dallemagne. Le survol intensif de la Région bruxelloise a sans doute encore de beaux jours devant lui.

La mécanique peut avoir raison de ceux qui tiennent tête. Exit Philippe Mettens, cet autre remuant patron francophone, défenestré de la tête de la Politique scientifique sous l’ère de la secrétaire d’Etat N-VA Elke Sleurs.  » La presse flamingante me ciblait comme l’incarnation de la Wallonie socialiste et archaïque. J’étais un francophone, un empêcheur de flamandiser la politique spatiale fédérale, de démanteler un secteur stratégique qui représente, ceci expliquant cela, une véritable pépite du savoir-faire industriel wallon. Il fallait que je dégage.  » Intarissable sur le bras de fer cause de ses déboires, l’ex-top manager démonte pièce par pièce le mécanisme à l’oeuvre. Parle de  » saccage « , de  » volonté destructrice de la N-VA « , nourrie par  » une ambition de favoriser les intérêts de la Flandre autant que de casser du Wallon « .

Lire également l’article « La Belgique, un Etat hyperflamand ».

Le nord du pays s’est outillé pour mettre son programme à l’agenda fédéral, y imposer ses vues. Pour favoriser sa conception des soins de santé, par exemple.  » Le processus de flamandisation des gestionnaires de la sécu s’amplifie. Tous les acteurs consultés par la ministre des Affaires sociales et de la Santé Maggie De Block (Open VLD) sont néerlandophones. On ne tient plus compte des sensibilités francophones « , dénonce Muriel Gerkens, députée fédérale Ecolo.

Philippe Mettens, défenestré de la Politique scientifique par la secrétaire d'Etat Elke Sleurs (N-VA) :
Philippe Mettens, défenestré de la Politique scientifique par la secrétaire d’Etat Elke Sleurs (N-VA) :  » J’étais l’empêcheur de flamandiser la politique spatiale. « © CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

Rail, politique aéronautique, armée, recherche scientifique, approche sécuritaire, musées : le monde francophone finit par voir la flamandisation partout. De la prise de décision politique jusqu’aux rouages administratifs qui l’alimentent et l’exécutent. Laurent Ledoux invite à ne pas sous-estimer le rôle des échelons subalternes des administrations.  » Certains sont en mesure de manipuler les ministres par leur approche des dossiers d’une grande technicité qui est souvent difficilement compréhensible pour les non-initiés. L’impact de leur travail sera d’autant plus efficace qu’il est peu visible.  » Le diable aime se cacher dans les détails.

La peur d’indisposer

Un soupçon de déloyauté finit par s’installer. Gare à la parano. Les représentants francophones se défendent de délirer. Conscients du terrain concédé au fil du temps, à force d’avoir renoncé à revendiquer leur part légitime du gâteau fédéral. Par naïveté ou aveuglement, hypothèse la plus courue.  » Je reste toujours stupéfait de ne pas voir les francophones prendre la mesure exacte de la détermination du dessein qui traverse la Flandre, de sa cohérence et de sa mise en oeuvre implacable « , prolonge Philippe Mettens. Par peur d’abîmer un peu plus encore le pays et de précipiter sa perte en indisposant le puissant voisin flamand, toujours prompt à exhumer son passé de victime d’un Etat francophone jadis oppresseur.  » Que ceux qui culpabiliseraient encore soient pardonnés. Nous avons assez payé depuis lors « , tient à rassurer le MR Denis Ducarme.

D’autres pistes circulent pour tenter de comprendre le peu de résistance offert face aux appétits de la Flandre. Au choix : le traditionnel désintérêt du MR pour le sort des fonctionnaires en général. Et l’indulgence du PS, toujours prêt à fermer les yeux pourvu qu’il y trouve son compte dans l’organigramme fédéral. Sur les cinq directions de SPF détenues par les francophones, trois battent aujourd’hui pavillon socialiste.

La consigne tacite d’apaisement a un effet contagieux, démobilisateur.  » Les Flamands aiment souligner que ce qui est géré par eux est mieux fait. Et certains francophones ne sont pas loin de le penser. La flamandisation de l’Etat se poursuit dans une surprenante indifférence générale « , observe le député Georges Dallemagne (CDH) qui se défend pourtant d’être un excité communautaire :  » Les francophones gèrent cette question sur la défensive. Pourtant, leur résignation cache mal une réelle exaspération.  » Elle dépasse rarement le stade des lamentations.

Le survol de la région bruxelloise, un dossier à forte charge communautaire.
Le survol de la région bruxelloise, un dossier à forte charge communautaire.© JONAS LAMPENS/ID PHOTO AGENCY

Il est toujours possible d’alerter la police. Mais que fait-elle ? Une Commission permanente de contrôle linguistique (CPCL), que préside un ex-cabinettard Open VLD, veille au grain. En toute discrétion. Ses rapports annuels fourmillent d’entorses flagrantes et répétées au prescrit légal. Et le dernier en date ne fait pas exception : 74 départements sur 96 administrations passées à la loupe sont reconnus victimes de déséquilibres qualifiés de  » significatifs « . Sept organismes sont épinglés en  » infraction grave  » pour absence chronique de cadres linguistiques (de Proximus à Bpost en passant par Belgocontrol, la SNCB ou le théâtre de La Monnaie).

Pas brillant, le tableau. Directeur du centre d’études Jacques Georgin (DéFI), Christophe Verbiest a passé au crible les dernières données brutes de la CPCL : elles livrent  » des résultats contrastés  » selon les départements. Les emplois de direction y sont tantôt trop francophones, tantôt trop néerlandophones. Ainsi en sécurité sociale :  » Il y a des déséquilibres patents au détriment des francophones au sein de l’ONSS et de l’Onem, de la Banque Carrefour de la sécurité sociale, moins marqués à l’Inasti (travailleurs indépendants) et à l’Onva (vacances annuelles) ; il existe des déséquilibres peu marqués au détriment des néerlandophones à la Capac ou au sein de l’Agence fédérale allocations familiales.  » Reste que le bilan global dégage un déficit. Nettement francophone : 1 554 cadres supérieurs néerlandophones, pour 1 448 issu du rôle linguistique français. Le 50-50, coulé dans la loi, a du plomb dans l’aile.

Un vrai constat de carences. Qui n’électrise jamais les débats ni ne suscite de mise à plat. Chaque gouvernement s’assied sur les enquêtes de la CPCL qui finissent paisiblement leur existence sur un rayon de la bibliothèque de la Chambre. Elles sont juste bonnes à fournir de la matière à l’une ou l’autre interpellation parlementaire sporadique et dépourvue d’effets. Habituée de cet exercice : Barbara Pas, députée… Vlaams Belang, qui parvient à se montrer perpétuellement insatisfaite du sort réservé aux Flamands. Faut le faire.

MR « Les francophones ne se laisseront plus flouer »

Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre :
Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre : « Il va falloir reconquérir des fonctions majeures. »© Tim Dirven/ID Photo Agency

Associé à trois formations néerlandophones au pouvoir fédéral, le MR vit de très près la flamandisation de l’Etat. Il la subit, s’en accommode. S’en irrite. Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre, sonne l’heure de la reconquête francophone. Sérieux ?

« Le stop institutionnel décrété et respecté au sein de la majorité sous cette législature ne rend pas les Flamands moins flamands pour autant. Ils manifestent toujours le même appétit par rapport à l’Etat fédéral. A nous, francophones, de leur apprendre à sauter un repas de temps en temps. A nous de défendre notre bout de gras, comme les Flamands savent si bien le faire.

Il va falloir reconquérir des fonctions majeures, notamment à l’armée : le poste de chef de la Défense, mais aussi la direction générale du matériel, devenue la propriété beaucoup trop exclusive des Flamands. Trop de marchés militaires ont été orientés vers la Flandre au détriment des entreprises wallonnes. Cela doit changer. Oui, il faudra aller à l’abordage pour cela, également au niveau des SPF, de la sécurité sociale, de l’appareil sécuritaire. Nous ne sommes pas aveugles, nous ne sommes plus naïfs. Nous ne nous laisserons plus flouer en matière de nominations. »

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