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Daerden-Moreau, trente ans d’amour-haine

Entre Michel Daerden, empereur déchu, et Stéphane Moreau, alias « Brutus », c’est une longue histoire. Celle d’une amitié sincère devenue, au fil du temps, conflit politique féroce. Un vrai péplum en bord de Meuse.

C’est officiel, Michel Daerden n’est plus bourgmestre à Ans

Le conseil communal d’Ans a approuvé lundi le nouveau pacte de majorité. Stéphane Moreau (PS) est donc officiellement le nouveau bourgmestre de la commune. Michel Daerden, bourgmestre en titre sortant, absent au conseil, a été envoyé de facto dans l’opposition.

Les vingt élus PS-MR-cdH-RCA, signataires de la motion de méfiance déposée le 18 mars, ont approuvé le nouveau pacte de majorité. Les deux élus Ecolo se sont abstenus, tandis que les trois seuls socialistes fidèles à Michel Daerden présents (Yves Parthoens, Julien Gauthy et Nathalie Lenaerts) ont voté contre. Pour Pierre Gielen (Ecolo), « cette situation est dramatique pour Ans, elle soulève de nombreuses questions. Vu cette division du PS, qui va représenter les électeurs, à présent? La mise en place de cette nouvelle majorité ne va-t-elle pas créer un nouveau blocage? Ecolo ne veut pas choisir entre deux groupes en désamour, qui utilisent le même système autocratique ».

Yves Parthoens, bourgmestre faisant fonction sortant, a expliqué ne pas savoir quels socialistes représentent les électeurs. « La procédure actuelle s’est faite sans consultation de la population », a-t-il fait observer. « La procédure appliquée est désobligeante », déclare Julien Gauthy, échevin socialiste sortant. Nous nous interrogeons d’ailleurs toujours sur sa légalité ».

Stéphane Moreau a ensuite pris la parole et rendu hommage à Michel Daerden, le remerciant pour « le travail accompli dans l’intérêt de la commune. Ce n’est pas un clown, c’est un homme politique majeur, qui a accompli de grandes choses », a-t-il dit. Pour le nouveau mayeur, il ne s’agit pas d’un « putsch » mais d’une « révolution démocratique de la part d’une majorité qui veut changer un système qu’elle ne peut plus accepter, visant à rendre vie à la commune ».

Avec Belga

S i vis pacem, para bellum. Si tu veux la paix, prépare la guerre. Message reçu cinq sur cinq par Stéphane Moreau, l’un des grands fauves de l’arène liégeoise. Depuis quelques décennies, la complicité qui l’unissait à Michel Daerden s’est muée en un tumultueux cocktail d’amour et de haine, puis en haine tout court. Le mardi 15 mars, Stéphane Moreau a franchi le Rubicon, engageant une offensive éclair pour destituer le patriarche ansois, et rompant du même coup les derniers fils d’une vieille amitié.
Le 15 mars. La date n’est pas inconnue des férus d’histoire antique (et le président du PS Elio Di Rupo en est un, lui qui a pour livre de chevet Les Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar). C’est en effet « aux ides de mars » qu’a été assassiné Jules César, tué de 23 coups de couteau, dont un dernier – comble de la trahison – porté par son fils adoptif, Brutus. « Toi aussi, mon fils », se serait exclamé César, juste avant d’expirer.

Plus de deux mille ans après la chute du dictateur romain, voilà le roi d’Ans à son tour jeté à terre. Chacun y est allé de son coup de couteau. Sur les 29 conseillers communaux, 20 ont signé la motion de méfiance visant à démettre le bourgmestre en titre. A la tête de la conjuration : Stéphane Moreau, échevin socialiste à Ans et directeur général de Tecteo. Celui que Michel Daerden a couvé, chouchouté, protégé. Son fils spirituel.

Des semaines, des mois, que le complot se tramait. Daerden ne l’ignorait pas. En novembre dernier, il avait confié au Vif/L’Express ses soupçons à l’égard de Stéphane Moreau. « La vie est toujours la même. J’en ai formé tant… Le fils, à un moment, tente de tuer le père. » Cet après-midi-là, retranché dans son cabinet dominant la gare du Midi, au neuvième étage, tel le général dans son labyrinthe, le ministre fédéral des Pensions avait parlé longtemps. Sans mâcher ses mots. Stéphane Moreau fomentait-il sa mort politique ? Serait-il son Brutus ? « Probablement », avait répondu Michel Daerden. Reprenant à son compte, pour l’occasion, les mots pleins de dépit et d’incompréhension prononcés par César : « Toi aussi, mon fils. »

Une histoire commune

Michel Daerden, Stéphane Moreau. Pendant plus de vingt ans, ces deux-là ont évolué côte-à-côte dans les arcanes du socialisme liégeois, soudés par une histoire commune et des intérêts convergents. Le grand-père de Stéphane Moreau, cheminot, était conseiller communal à Ans. Au terme des années 1970, sa fin de carrière coïncide avec les premiers pas en politique de Michel Daerden, lui aussi fils de cheminot. De 1976 à 1982, les deux hommes siègent ensemble au conseil du CPAS. Au même moment, Stéphane Moreau termine sa licence en sciences politiques à l’université de Liège. Pour son mémoire sur le Fonds des communes, il sollicite l’aide de Michel Daerden, qui le branche sur Jean-Claude Phlypo, le puissant chef de cabinet d’André Cools, alors président du PS.

En 1988, Stéphane Moreau entre à son tour au conseil communal, tandis que Michel Daerden est élu député. Le service militaire, à l’époque, est toujours obligatoire. Mais Daerden intervient pour éviter à son protégé de longs mois de caserne. Pendant un an, le jeune milicien servira donc… au cabinet ministériel d’Alain Van Der Biest.

« On est à la source »

En 1992, à 27 ans, Stéphane Moreau devient chef de cabinet d’Henri Schlitz, bourgmestre de Liège. Daerden a mené un lobbying d’enfer pour placer son poulain auprès de Schlitz, qui n’en voulait pas. « Je me suis battu pour Stéphane, comme personne ne l’a jamais fait pour lui », dira-t-il plus tard.

Ils gravissent les échelons main dans la main. Daerden est nommé ministre fédéral des Transports ? Moreau entre comme expert à son cabinet. Daerden conquiert le mayorat d’Ans ? Moreau est promu échevin.

Assez vite, cependant, les deux hommes se regardent en chiens de faïence. Le premier couac se produit dès 1997. Michel Daerden pousse un de ses fidèles, Jean-Claude Peeters, à la tête de la fédération liégeoise du PS, au détriment de Stéphane Moreau. Rebelote en 2000 : le poste de bourgmestre d’Ans faisant fonction échoit à Fernand Gingoux, et non à Stéphane Moreau. Et ainsi de suite… En 2005, Willy Demeyer et Charles Janssens se livrent une bataille sans merci pour la présidence de la fédération liégeoise. Daerden soutient Janssens, Moreau appuie Demeyer. La rupture semble consommée.

Mais, entre les deux caïds du PS ansois, les liens sont trop forts, trop anciens, trop nombreux pour pouvoir être tranchés si facilement. D’autant que Stéphane Moreau a finalement obtenu un rôle à sa mesure : directeur général de l’Association liégeoise d’électricité, qu’il s’empresse de rebaptiser Tecteo. Sous son leadership, l’entreprise grandit. Avec la marque Voo, elle s’impose parmi les géants des télécoms.

A Ans, l’inauguration de la rue Maréchal Foch, rénovée à grand renfort de subsides, donne lieu à une spectaculaire démonstration de fraternité. Guilleret, Michel Daerden s’écrie : « Quelle belle rue ! Et quelle belle équipe ! C’est moi qui pense et c’est Stéphane qui réalise. » Au conseil communal, où Stéphane Moreau a finalement hérité du titre de bourgmestre faisant fonction, la même décontraction prévaut. L’opposition s’inquiète du financement d’un projet ? « On n’a qu’à demander un coup de pouce à Papa. On est à la source », rassure Moreau.

Révolution de palais

En apparence, tout baigne. Fin août 2009, lors d’une rencontre avec Michel Daerden, nous lui demandons comment il perçoit la montée en force de Stéphane Moreau au sein du PS liégeois. Pour toute réponse, le ministre extrait de la poche intérieure de son veston un petit carnet. « L’autre jour, je suis tombé sur une formule terrible, confie-t-il. Je l’ai notée. Je vous la répète : éduquer un enfant, c’est lui apprendre à vous quitter, voire à vous dépasser. Une formule terrible, hein ? »

Hors champ, l’histoire prend toutefois une tournure plus âcre. Stéphane Moreau est excédé par Michel Daerden, qu’il compare à Attila. Dans les milieux socialistes de la Cité ardente, le bourgmestre d’Ans est affublé d’un autre surnom : Caligula. « Pour le côté orgiaque », précise un mandataire haut placé. Certes, Daerden s’y connaît en matière de frasques et d’outrances. Mais la comparaison est un peu exagérée. A la différence de l’empereur romain, il n’a jamais voulu nommer son cheval sénateur. Il s’est contenté de distribuer prébendes et mandats à tire-larigot, de nommer son frère Jean-Louis à la présidence du CPAS d’Ans, et d’accélérer l’ascension de son fils Frédéric, aujourd’hui député européen et bourgmestre de Herstal. Certains considèrent d’ailleurs la montée au jeu de Frédéric Daerden comme un élément déclencheur : avec un fils en politique, Michel Daerden n’avait plus besoin de fils spirituel.

Il était écrit que cela devait mal finir. Le 19 juin 2010, Daerden démet Moreau de son poste de bourgmestre « ff ». Comme un boomerang, la riposte arrive neuf mois plus tard, le 15 mars 2011. Le MR et le CDH soutiennent Stéphane Moreau dans sa révolution de palais. Daerden est mis échec et mat. Les socialistes ansois se déchirent : 10 conseillers se rallient à Moreau, 6 restent fidèles à Daerden.

Arx tarpeia Capitoli proxima. La roche Tarpéienne est proche du Capitole. Une mise en garde souvent répétée par les lettrés, dans la Rome antique. Le Capitole, siège du pouvoir, n’était guère éloigné du rocher d’où étaient précipités les criminels, mais aussi les notables en disgrâce. Amère leçon pour Michel Daerden, hier champion des voix de préférence, ministre éternel et bourgmestre incontesté, aujourd’hui vaincu dans son bastion ansois. Sic transit gloria mundi (1).

(1) Ainsi passe la gloire du monde.

FRANÇOIS BRABANT

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