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Controverses autour du patron du Gerfa

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

L’Ifcad, l’établissement de promotion sociale administré par Michel Legrand, par ailleurs président du Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative (Gerfa), fait l’objet d’une enquête administrative. Objectif : éclaircir les conflits entre direction et enseignants. Et éplucher la gestion des deniers publics. L’enquête pousse aussi à s’interroger sur le Gerfa.

Dans le langage de l’administration, cela s’appelle une « note verte ». Signé par Isabelle Simonis, ministre socialiste de l’Enseignement de promotion sociale, le document ordonne officiellement à l’Inspection, et de façon urgente, d’enquêter au sein de l’Institut de formation de cadres pour le développement (Ifcad), établissement scolaire de promotion sociale, établi à Bruxelles. Selon nos informations, l’investigation porte sur le non-respect de règles statutaires, des discriminations, un bilan des risques psychosociaux et la gestion des deniers publics. « De nombreux faits doivent être vérifiés. Les infractions visées ne sont pas sans conséquence », explique une source proche du dossier.

L’Ifcad abrite un ensemble scolaire comprenant un établissement de promotion sociale et une école privée. Le premier enseigne le français à un public adulte non francophone, à Ixelles. Et reçoit, à ce titre, des subventions de la Communauté française pour ses frais de fonctionnement (chauffage, électricité, équipements…). Ses professeurs, une vingtaine, sont rémunérés par l’administration. L’école privée, située dans la même rue, s’est, elle, spécialisée dans la formation de cadres des pays en voie de développement. Elle accueille, en échange d’un minerval de 2 200 euros annuels et sous réserve d’un visa d’étude, des candidats étrangers non européens, essentiellement natifs des deux Congos et du Cameroun. L’établissement privé annonce sur son site qu’il conduit aux niveaux « bachelier spécial en entreprises », « maîtrise en projets » et « maîtrise en administration publique ». Cette dernière affirme « préparer les stagiaires à l’exercice des fonctions de ce qu’on appelle le niveau A en Belgique et en France et qui correspond à une formation d’enseignement universitaire ou assimilé ». En aucune manière pourtant, cette maîtrise n’est reconnue par la commission des titres de la Communauté française. Les diplômes délivrés ne confèrent pas les grades de bachelier (bac + 3) ni de master (bac + 5).

Mais ce qu’entendent les deux inspecteurs envoyés à l’Ifcad depuis quatre semaines, ce sont des réactions de peur chez la moitié des enseignants. « Peur de la directrice, peur de l’administrateur délégué, peur de subir des brimades, peur de représailles… » L’ambiance « très malsaine » n’est pas nouvelle : en 2008, le directeur de la section promotion sociale remettait sa démission après une année et demie au gouvernail. Une mission d’information avait également été demandée en 2013 par l’administration.

Les critiques fusent aussi en interne. Notamment à cause des « avantages » accordés aux « favoris ». Ainsi, les documents d’ancienneté des enseignants temporaires (qui n’ont pas encore décroché leur nomination) envoyés au personnel et à la Communauté française présenteraient des irrégularités. Un professeur aurait presté 540 jours en 2015-2016. Infaisable : une année scolaire complète comptant 360 jours. Résultat : ces « erreurs » de calcul de points faussent les classements de nomination. De plus, le taux de départ et de congés de maladie, relève le syndicat CGSP-Enseignement, est énorme : en six ans, plus d’une vingtaine d’enseignants sont partis, soit l’ensemble du personnel.

Le Vif/L’Express a interrogé une dizaine de personnes. Elles dénoncent une gestion des ressources humaines calamiteuses et épinglent la personnalité de l’administrateur délégué de l’Ifcad, Michel Legrand, surtout connu pour sa présidence du Groupe d’étude et de réforme de la fonction administrative (Gerfa). « Intelligent, dictatorial, sûr de lui, il assure le quotidien de l’établissement comme on dirige un magasin », avance une enseignante retraitée depuis trois ans. Quant à la directrice actuelle, Françoise Lafaut, elle serait devenue symbole du désordre, et responsable d' »incompétences » et de la « surcharge des classes ». « Le conseil d’administration (NDLR : cinq administrateurs, dont trois pensionnés) reste composé de proches de Michel Legrand, soit sous sa coupe, soit aveugles, soit mal informés », décrit un ancien membre de la direction. La Fédération des établissements libres subventionnés indépendants (Felsi), soucieuse « d’apaiser la situation », a convoqué Michel Legrand.

Juriste de formation et fonctionnaire détaché durant vingt ans du Service public fédéral Personnel et Organisation pour diriger le Gerfa qu’il a lui-même créé en 1983, Michel Legrand a intégré l’Ifcad en 1990. Il en est donc l’administrateur délégué, et directeur de l’école privée où il enseigne le droit public. Au Vif/L’Express, il loue « le travail excellent » de sa directrice, Françoise Lafaut, et présente un tableau chiffré, qu’il a lui-même réalisé, démontrant l’expansion de l’établissement de langues, un nombre d’élèves doublés (1 350 en juin 2016), résultant de centaines de conventions et de partenariats signés notamment avec Bruxelles Formation. Quant à l’enquête diligentée par l’administration de la Communauté française, Legrand dément en avoir pris connaissance. Il souligne que la seule plainte pour harcèlement moral à l’encontre de l’Ifcad lui a été favorable. Mais une plainte collective anonyme vient d’être déposée auprès de Mensura, le conseil externe en prévention.

Manque de transparence

L’Ifcad est une association sans but lucratif : ses deux écoles sont donc chapeautées par une seule et même asbl. « Les structures juridiques sont parfaitement claires et la structure comptable est triple, se divisant entre l’établissement de promotion sociale, l’école privée et les biens immeubles (NDLR : l’asbl étant propriétaire du n° 57 et locataire du n° 59 de l’avenue Legrand, à Ixelles)« , détaille l’administrateur délégué. Ajoutant que « les comptes consolidés sont approuvés annuellement par un réviseur et déposés à la Banque nationale », alors que la loi ne l’y oblige aucunement : en tant qu’association de moins de cinquante travailleurs, elle n’est pas tenue de le faire.

Mais cette architecture générerait une opacité dans la gestion des établissements. Dans sa lettre de démission, adressée à l’administration générale de la promotion sociale et au ministre de l’époque, Marc Tarabella, l’ex-directeur dénonçait « l’absence totale de transparence quant aux comptes de l’asbl et à l’utilisation des subventions publiques ». Il s’inquiétait notamment « d’être amputé d’une part extrêmement importante de sa fonction de directeur : la gestion financière de la section langues ». Il n’est pas le seul à pointer ces soupçons. L’équipe pédagogique de l’établissement de promotion sociale et ses étudiants n’auraient plus accès au labo de langues, transformé en labo d’informatique et occupé exclusivement par les étudiants de l’école privée. Comment a-t-il été financé ? L’a-t-il été par les subsides de fonctionnement alloués par la Communauté française ? D’autres interrogations demeurent. Ainsi, la secrétaire de l’Ifcad qui travaillerait pour les deux établissements mais serait rémunérée par la Communauté française. C’est l’ensemble de ces questions qui a déclenché l’enquête.

Jusqu’à présent, l’Ifcad n’a rien à se reprocher. En février 2012, une enquête comptable n’avait débouché sur aucune charge. Les témoins interrogés par Le Vif/L’Express espèrent beaucoup de cette nouvelle investigation. « Les éléments du passé et le faisceau de soupçons actuels commencent à être sérieusement nourris », affirme cette source proche du dossier. En clair ? Une part des subventions allouées alimenterait le budget de la section non subventionnée, c’est-à-dire l’école privée.

L’enquête pousse aussi à s’interroger sur le Gerfa. L’asbl, installée avenue du Pont de Luttre à Forest, a le statut de syndicat agréé indépendant et, assure-t-elle, un financement assuré par la cotisation d’un millier de membres. Son but ? Défendre les fonctionnaires, les assister juridiquement, combattre la politisation des promotions et mener une réflexion sur le rôle des services publics. Mais plusieurs observateurs notent des liens entre les deux établissements. Ainsi en serait-il de l’occupation régulière, sans location, des locaux de la première par le second, de l’utilisation du matériel scolaire au profit du syndicat et de formations données par le Gerfa à l’Ifcad contre rémunérations. « Affirmations très graves et sans aucun fondement », s’insurge Michel Legrand. Sur les formations, il précise ne plus en dispenser depuis 2000, qu’elles étaient alors données dans le bureau du Gerfa et destinées exclusivement à préparer des fonctionnaires aux concours administratifs.

Depuis 2008, les comptes du Groupe d’étude et de recherche ne sont plus déposés au greffe du tribunal de commerce. Ce qui est une infraction. Mais Michel Legrand nous signale s’être mis en conformité avec la loi ce 13 juin… Jusqu’à 2008, le bilan du Groupe d’étude ne contient qu’une seule page d’informations financières par année : il y a six ans, le flux des recettes affichaient 27 281 euros de cotisations et 56 460 euros de formation. Idem en 2007 : 28 606 euros de cotisations et 67 200 euros de formations. Dans la colonne des dépenses, le remboursement à son ministère du traitement de Michel Legrand, qui était fonctionnaire détaché : 75 508 euros en 2008.

Le président du Gerfa affirme être l’objet d’un « rejet », d’être considéré comme un « ennemi », pour des raisons notamment politiques. Il fait état d’études sur les nominations politiques menées par son syndicat ayant indisposé PS et CDH. Dernier épisode en date : la polémique avec Benoît Lutgen sur le coût de la nomination de deux ministres, Marie-Martine Schyns et Alda Greoli, à la place de Joëlle Milquet. Le président centriste avance que l’opération serait budgétairement neutre. Legrand conteste mais a décliné l’invitation du CDH à venir expliquer ses estimations. De la même façon, il a livré publiquement le nom d’un comptable qui a détourné, selon la Fédération Wallonie-Bruxelles, plus de 100 000 euros en deux ans. D’après le président du Gerfa, le montant serait cinq fois plus élevé et l’anonymat du comptable était justifié par « protection politique ». Michel Legrand déclare s’appuyer sur « des sources internes ». Cette fois encore, il est invité à venir s’expliquer par la commission budget du parlement de la Communauté française. Il prévient déjà qu’il n’ira pas.

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