Armand De Decker © Belga

Commission Kazakhgate : les conclusions rabotées par la majorité

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Un rapport final édulcoré… Voilà ce que dénonce l’opposition – surtout PS, SP.A et Ecolo-Groen – qui tire à boulet rouge sur la majorité parce qu’elle a supprimé toutes les conclusions gênantes du rapport définitif de la Commission Kazakhgate. Voici quelques-uns de ces passages qui ne sont pas dans le rapport final.

Les travaux de la commission d’enquête parlementaire sur la transaction pénale élargie se terminent de manière tempétueuse. Finis les politesses et les efforts de courtoisie. L’opposition et la majorité se livrent désormais à une véritable guerre de tranchée. Les noms d’oiseaux volent dans tous les sens. Il fallait s’y attendre.

La commission a démarré il y a seize mois, auditionnant un grand nombre de protagonistes de cette vaste histoire de trafic d’influence entre la France et la Belgique, impliquant l’ancien président du Sénat MR Armand De Decker. L’enjeu pour les Français était de tirer honorablement le fameux trio kazakh, Patokh Chodiev (en fait belgo-ouzbek), Alexandre Machkevitch et Alijan Ibragimov des poursuites pour corruption et blanchiment dont il faisait l’objet en Belgique. Une condition fixée par le président du Kazakhstan à l’Elysée avant de conclure un contrat d’achat d’hélicoptères français. La mission fut accomplie via la signature discrète d’une transaction pénale entre le trio le parquet de Bruxelles, grâce à une loi qui venait tout juste d’être votée au Parlement belge. Des enquêtes judiciaires sont toujours en cours en France et en Belgique.

Rien qui fâcherait la suédoise

Le rapport de la commission parlementaire se divise en trois volets (naturalisation des Kazakhs, élaboration de la loi sur la transaction pénale et application de la loi jusqu’au 20 août 2011). Chaque volet fait l’objet de « constations », d' »appréciations » et de « recommandations ». La partie « appréciations » est évidemment la plus significative de l’attitude prise par la Commission par rapport à tout ce qui y a été dit.

Résultat : le MR étant le principal parti mouillé dans cette affaire, suivi par le CD&V pour le chapitre diamantaire, la logique de majorité s’est imposée au sein de la Commission Kazakhgate. Et elle est implacable. Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères, qui est cité dans l’enquête judiciaire française via des auditions et des courriers saisis, est blanchi. Armand De Decker a juste eu un comportement « déontologiquement pas acceptable ». On ne parle plus d’ingérence de la France, mais d' »immixtion d’autorités étrangères ». Le lobbying effectué par les diamantaires est considéré comme « normal ».

Bref, dans les conclusions du rapport final, on ne retient rien qui pourrait fâcher un des partenaires de la suédoise. De nombreuses appréciations et quelques constations qui avaient été introduites dans le rapport préliminaire ont été écartées du rapport final par la majorité.

Pas de Diamanclub au rapport

Exemple, l’appréciation suivante a été supprimée pour le CD&V qui a fait l’objet d’un lobbying intense du secteur diamantaire anversois, surtout avant octobre 2009, afin qu’une loi sur la transaction pénale élargie voie le jour :

La commission d’enquête constate qu’en mars 2007, à la suite de saisies de diamants pratiquées dans le cadre d’enquêtes pénales, le secteur diamantaire anversois (et plus précisément l’Antwerp World Diamond Center ou AWDC) a décidé de faire du lobbying en vue d’obtenir des modifications législatives qui pourraient être utiles au secteur diamantaire. Il a été fait appel dans ce cadre à deux avocats (MM. Axel Haelterman et Raf Verstraeten). La commission d’enquête s’étonne du nombre important de contacts ayant eu lieu en 2007- 2009 entre ceux-ci et des membres du gouvernement ou de leur cabinet – et en particulier du CD&V – concernant l’élargissement de la transaction pénale. Ces contacts ont donné lieu à la rédaction d’une proposition de transaction pénale élargie qui s’est retrouvée à la mi-2009 sur la table du gouvernement sous la forme d’un avant-projet de loi.

Même chose pour la N-VA. Le passage sur le Diamanclub, créé par Jan Jambon en 2010 au sein du Parlement, a disparu du rapport final. Ce n’est pas un secret, puisque la presse déjà largement parlé de ce club informel de députés qui défendent les intérêts du commerce diamantaire. Mais, dans le rapport Kazakhgate, cela paraissait malvenu à la N-VA et donc le passage suivant a été supprimé des constatations. :

« A la suite d’un stage en entreprise organisé par le VOKA (NDRL : le patronat flamand) à l’AWDC (NDRL : l’Antwerp World Diamond Centre), M. Jan Jambon (N-VA) crée un Forum du diamant. Il voulait ainsi réunir un certain nombre de personnes désireuses de permettre au secteur diamantaire de gérer sainement ses activités à Anvers. M. Jan Jambon précise ceci : « Il n’y avait pas de statuts, pas de règlement d’ordre intérieur, il s’agissait simplement de quelques parlementaires. On pourrait comparer ce forum au Beer Club. » Le 20 décembre 2010, le président Jan Jambon et les vice-présidents Willem Frederik Schiltz et Servais Verhestraten (CD&V) envoient à tous les parlementaires élus lors des élections du 13 juin 2010 un courrier les invitant à devenir membres de Diamanclub. »

Pas d' »ingérence » française

Dans ses constations, la commission reprend de larges passages de l’audition-clé de Claude Guéant. Face aux députés belges, l’ancien secrétaire général de l’Elysée a confirmé que la France avait bien mis en place une équipe chargée d’aider le milliardaire belgo-ouzbek Pathok Chodiev à sortir de ses ennuis judiciaires en Belgique. Une équipe dont Armand De Decker faisait partie et qui a finalement obtenu qu’une transaction pénale soit conclue entre Chodiev et le parquet de Bruxelles. Mais, dans ses appréciations, la commission reste plutôt timide. Tous les passages suivants ont été expurgés :

« La commission d’enquête a constaté que, suite à une demande du président de la République du Kazakhstan au président de la République française, le Secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, a mis sur pied en 2010 et supervisé ensuite une équipe composée de Mme Degoul, avocate, de M. Damien Loras, diplomate, de M. Jean-François Etienne des Rosaies, préfet afin d’aider M. Chodiev, Ibragimov et Machkevitch à trouver une solution discrète dans le dossier judiciaire qui les impliquait en Belgique. Ceux-ci ont ensuite été rejoints, à la fin 2010, par M. Armand De Decker, sénateur belge. » (…)

Supprimé aussi : « La Commission d’enquête n’ayant pu entendre à ce sujet ni Mme Degoul, ni MM. Loras (NDLR : collaborateur à l’Elysée), des Rosaies (NDLR : collaborateur de l’ombre de Claude Guéant) et De Decker (NDLR : il a refusé de répondre aux questions des députés), elle ne peut exclure que les contacts qu’ils ont pris, ou d’autres contacts pris par ailleurs, aient pu, d’une manière ou d’une autre, influencer l’aboutissement du processus législatif relatif à la transaction pénale. A tout le moins, la commission d’enquête estime qu’il n’est pas acceptable que des justiciables et leurs représentants puissent, de par leurs relations, leurs démarches diverses ou l’importance de leurs moyens financiers, disposer d’une information de première main, préalable à la négociation et au vote d’une loi, et anticiper de nouvelles dispositions légales dans le cadre de leur stratégie de défense. Il s’agit d’une forme de traitement privilégié, en contradiction avec les principes d’égalité entre justiciables et d’impartialité de la Justice. » (…)

Pas voté non plus par la majorité: « La commission d’enquête estime que les services présidentiels français, à l’initiative du Secrétaire général de l’Elysée, Monsieur Claude Guéant et ses collaborateurs, ont fait preuve d’ingérence dans les affaires intérieures de la Belgique en acceptant de donner suite à la demande du gouvernement kazakh de trouver une issue favorable au dossier judiciaire ouvert en Belgique à l’encontre de MM. Patokh Chodiev, Alijan Ibragimov et Alexander Machkevitch. Ces ingérences dans les affaires intérieures de l’État belge sont inadmissibles. Ces comportements non formalisés prennent une signification inquiétante lorsqu’ils permettent à des autorités françaises de se concerter discrètement avec des personnalités belges, fussent-elles parées de titres imaginaires et soi-disant investies de fonctions politiques particulières. Elles ne sont possibles qu’avec la collaboration d’autorités ou de personnalités politiques belges. Elles vont jusqu’à se développer à propos de projets de loi qui, selon l’expression de M. Claude Guéant, sont « dans les tuyaux », c’est-à-dire sont en voie d’élaboration dans les enceintes gouvernementales et parlementaires. »

Ne pas embarrasser Stefaan De Clerck

Dans ses constatations, la Commission relève la visite d’Armand De Decker et Catherine Degoul, un dimanche de février 2011, au domicile du ministre de la Justice d’alors, Stefaan De Clerck, pour lui parler du dossier Chodiev et du projet de loi transaction pénale élargie, avant de débarquer, le lendemain, à son cabinet où il s’est présenté comme « avocat de l’Elysée ». Des morceaux des auditions de De Clerck et de membres de son cabinet sont repris dans le repris. La commission reprend aussi la déclaration du procureur général honoraire Marc de la Court, selon laquelle celui-ci aurait immédiatement adressé un rapport à la Sûreté s’il avait pu savoir qu’Armand De Decker était mandaté par un Etat étranger. Mais, dans ses appréciations, le rapport s’avère extrêmement timide pour ne pas embarrasser Stefaan De Clerck. Entre autres passages non retenus :

« La commission d’enquête estime que la demande adressée par M. Armand De Decker et Mme Catherine Degoul au ministre de la Justice et à son cabinet d’intervenir dans le dossier judiciaire en cours ne respecte pas le principe de la séparation des pouvoirs.(…) La commission d’enquête estime que, dès lors qu’il avait été fait référence par Mme Degoul et M. De Decker lors de leurs contacts avec le ministre de la Justice et son Cabinet à une mission confiée par l’Élysée et à des accords commerciaux, qu’une communication aurait dû être effectuée par le ministre ou son cabinet vers la Justice pour dénoncer cette intervention. »

L’avis du Conseil supérieur de la justice retiré

Lorsque le projet de loi « transaction pénale élargie » était dans le tube parlementaire, les magistrats l’ont critiqué. Le Conseil supérieur de la justice (CSJ) aussi. Mais, dans les appréciations, ce passage est retiré :

« La commission d’enquête souscrit à l’avis du Conseil supérieur de la Justice (CSJ) de novembre 2017, selon lequel le contenu et l’élaboration de la loi « ont pu induire des doutes […] pour les raisons suivantes:

• la « transaction élargie » permet également à de grands fraudeurs d’éviter un procès devant le tribunal, moyennant le paiement d’une somme d’argent, et

• les lois de 2011 ont été adoptées sans débat approfondi mené au parlement ou au sein de la société. Le CSJ s’était déjà expressément opposé à cette manière de procéder en 2011. » »

L’entrée en vigueur de la loi

La transaction pénale élargie a fait l’objet d’un amendement d’une loi pot-pourri introduite à la Chambre au printemps 2011. Mais, au Sénat, des experts pénalistes ont pointé plusieurs erreurs dans l’article de loi concerné. Plutôt que de les corriger et renvoyer le texte à la Chambre, la majorité a préféré voté le projet boiteux et examiner en même temps un nouveau texte réparateur, adopté plus tard. Le premier texte a néanmoins été appliqué et a profité au trio kazakh qui a signé une transaction pénale avec le parquet de Bruxelles avant l’adoption de la loi réparatrice. Dans les conclusions, l’extrait suivant n’a pas été maintenu :

Une « loi réparatrice » a dû être adoptée concomitamment au vote du texte pour en corriger certaines dispositions problématiques, plutôt que d’amender le texte de base. Les deux textes ne sont pas entrés en vigueur au même moment (ce qui a conduit à l’application, malgré les engagements et la demande explicite du ministre de la Justice, pendant une période de plusieurs mois, d’une législation qui était considérée comme imparfaite par le Parlement).

Règles de publication au Moniteur

A la Commission, d’anciens membres de cabinets MR ont expliqué qu’il fallait voter le projet de loi imparfait car, sinon, cela aurait remis en cause l’ensemble de la loi pot-pourri qui avait fait l’objet d’un accord difficile (avec le secret bancaire). Cela dit, l’exécutif aurait pu retarder sa publication dans le Moniteur pour éviter que le premier texte ne soit appliqué avant l’entrée en vigueur du texte réparateur. La conclusion suivante a été gommée du rapport final :

« Les éléments du dossier font apparaître que le calendrier qui est ainsi implicitement établi laisse au pouvoir exécutif une marge d’appréciation. Il n’y a pas de délai pour la sanction et la promulgation. Il n’y a pas d’obligation pour les services du Moniteur belge de publier la nouvelle loi dans un délai préfixe. »

Et, curieusement, cette constatation particulière a aussi été supprimée :

« Armand De Decker a présidé la séance plénière du Sénat lors du débat sur cette loi réparatrice. »

L’audition de Mediapart aux oubliettes

Enfin, a aussi disparu des constations du rapport final, les extraits de l’audition du journaliste de Mediapart Yann Philippin. Celui-ci est venu expliquer à la Commission ses découvertes dans le volet français du Kazakhgate, notamment les déjeuners entre Patokh Chodiev et des membres de l’Elysée. Mais aussi : les commissions négociées par l’avocate Catherine Degoul avec l’avionneur EADS qui a pu vendre des hélicoptères au Kazakhstan après que Chodiev ait été sauvé de ses ennuis judiciaires en Belgique, comme l’avait demandé le président Nazarbaïev à l’Elysée. Parmi les passages de cette audition qui a été supprimée :

« Durant son audition, M. Yann Philippin déclare que Mme Catherine Degoul, l’avocate de M. Patokh

Chodiev e.a., a proposé, le 25 août 2010, dans un courriel au directeur marketing d’Eurocopter,de négocier, moyennant une commission de 4 %, le contrat relatif aux hélicoptères entre le Kazakhstan et Eurocopter. Dans ce cadre, Mme Catherine Degoul déclare, selon le mail lu par M. Yann Philippin à la commission, pouvoir intervenir au nom des autorités du Kazakhstan: « En ma qualité d »avocat, je suis mandatée par les autorités kazakhes pour négocier les contrats entre elles et votre société et concernant plus particulièrement les contrats de ventes d’hélicoptères ». Dans ledit courriel, elle présente également ses clients: Je vous confirme avoir été, en ma qualité d’avocat, officiellement mandatée par le trio industriel kazakh constitué de MM. Patokh Chodiev, Alexander Machkevitch et Alijan Ibragimov » et demande que la commission de 4 % soit versée à ses clients. »

De manière générale, les informations provenant de la presse, y compris les documents judiciaires publiés, n’ont pas été repris par la commission. Dans son préambule, la commission évoque la presse en expliquant qu’une enquête journalistique n’est ni une enquête parlementaire ni une enquête judiciaire. A chacun son métier. En effet…

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