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Comment la N-VA atomise le secteur spatial belge

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

La création de l’agence spatiale belge a pris du retard. Dans un avis que Le Vif/L’Express s’est procuré en exclusivité, l’Inspection des finances torpille le projet de loi de la secrétaire d’Etat N-VA Elke Sleurs. Qui compte faire sauter un vieux rempart de la Belgique fédérale ?

La conquête de l’espace est une affaire d’Etats. Fin 2016, la Belgique présentera ses engagements financiers à l’Europe pour investir dans les programmes de recherche, les satellites, les applications spatiales et dans les lanceurs Ariane 6. Avec une manne annuelle de près de 200 millions d’euros, notre pays figurait jusqu’ici à la cinquième place des contributeurs à l’Agence spatiale européenne (ESA), derrière l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. Une position éminemment stratégique, qui lui offrait à la fois une crédibilité et une force de persuasion salutaire dans ce grand bal financier entre les 20 nations de l’ESA. Mais cette enveloppe fermée, soumise aux restrictions budgétaires du gouvernement fédéral, ne devrait plus lui permettre de tenir ce rang lors du prochain conseil interministériel, qui se déroulera en octobre prochain.

La secrétaire d’Etat Elke Sleurs (N-VA), en charge de la Politique scientifique, comptait s’y présenter avec une première grande réforme à son actif. Comme le précise l’accord du 10 octobre 2014, le gouvernement a l’ambition de créer un Office interfédéral pour l’espace (Belspace), afin d’y rassembler l’ensemble des ressources et de donner plus de poids aux Régions dans une matière historiquement régie par le fédéral. Cette intention s’inscrit dans la continuité de la suppression programmée – et controversée – du SPP Politique scientifique (Belspo), l’administration de 3 000 personnes qui gère également les dix établissements scientifiques fédéraux.

Un avis négatif

L’agence spatiale belge devait être opérationnelle pour le 1er janvier 2016 au plus tard. Mais le projet de loi porté par Elke Sleurs a fait face à de multiples critiques. De la part de l’ancien patron de Belspo d’abord, Philippe Mettens (PS), qu’elle a licencié en avril 2015. De l’Inspection des finances, ensuite, si l’on se réfère à l’avis de 18 pages que Le Vif/L’Express s’est procuré en exclusivité. Un avis « négatif et définitif » pour plusieurs aspects de la réforme, notamment sur son agenda initial, et « provisoirement négatif » sur de nombreuses dispositions qui en constituent le fondement. Contacté par Le Vif/L’Express, le cabinet d’Elke Sleurs s’en tiendra, sur la forme comme sur le fond, à un e-mail laconique, précisant qu’aucune réponse ne peut être communiquée, le dossier étant en cours de négociation au gouvernement.

De leur côté, les industriels s’inquiètent peu de la nouvelle structure qui chapeautera leur secteur d’activité. « La création de l’agence est une décision politique », commente Patrick Bury, président de Wallonie Espace, l’organisme qui réunit les industriels et les pôles de recherches au sud du pays. « Ce qui nous importe, c’est d’avoir une organisation claire et de maintenir, au minimum, le budget du spatial qui ne fait que diminuer. Or, la période de flottement actuelle pose problème, à quelques mois des négociations autour des programmes de l’ESA. »

Au-delà du calendrier de la réforme, que l’Inspection des finances propose de retarder au 1er janvier 2017, le modèle que prône la secrétaire d’Etat suscite pourtant de réelles inquiétudes. La N-VA préparerait-elle les conditions insidieuses, pour le secteur spatial, d’une 7e réforme de l’Etat ? Philippe Mettens en est persuadé, au vu des arguments selon lui nébuleux présentés par Elke Sleurs. « J’attends que l’on m’explique par quel sortilège cette future agence rendra la Belgique plus crédible qu’elle ne l’est déjà sur le plan spatial », s’interroge-t-il. A l’occasion d’une récente question parlementaire, le ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt (PS), a également fait part de ses inquiétudes par rapport à une réforme susceptible de pénaliser les retombées financières pour le sud du pays. A la lumière des dispositions prévues par Elke Sleurs, cinq éléments éveillent les suspicions.

1. « Des arguments passe-partout »

Dans sa note de politique générale présentée en décembre 2014, la secrétaire d’Etat justifiait la création d’une agence spatiale en invoquant la rigidité supposée de l’administration fédérale en charge du volet spatial. Thierry du Pré-Werson, le président de l’association belge de l’industrie spatiale (Belgospace), corrobore ce point de vue. L’administration serait en sous-effectif chronique, tandis que la contrainte de disposer de budgets annuels lèserait la capacité de la Belgique à prendre des engagements pluriannuels. « De l’avis des industriels et des scientifiques, tout a pourtant toujours bien fonctionné via Belspo », conteste Philippe Mettens, qui étaye par ailleurs son raisonnement à travers un audit interne de 111 pages. « L’argument visant à discréditer l’efficacité de l’administration ne repose sur aucun diagnostic établi. »

Dans son avis du 8 septembre 2015, l’Inspection des finances (IF) se montre critique vis-à-vis du postulat d’Elke Sleurs. « L’Inspection des finances s’attendait, face à une telle demande d’autonomie, à ce que d’importantes améliorations en termes d’efficacité puissent être avancées […]. Les investigations de l’IF n’ont débouché sur aucun élément en ce sens, à l’exception de quelques arguments passe-partout et purement théoriques. » Le rapport invite dès lors la secrétaire d’Etat à préciser la nature des dysfonctionnements qu’elle attribue, sans preuve recevable, au fonctionnement actuel de Belspo.

2. Le prétexte des économies

Jusqu’à présent, la gestion des programmes spatiaux belges, intégrés à l’ESA, s’opère à deux niveaux : 17 personnes en assurent le suivi au sein de Belspo, bénéficiant ainsi de l’appui et des infrastructures d’une administration intégrant toutes les matières scientifiques. Le haut représentant pour la politique spatiale, chargé de défendre les intérêts belges au niveau européen, dispose quant à lui d’une équipe de cinq personnes. Désigné à ce poste en 2003, Eric Beka (CDH), fervent partisan de la création d’une agence spatiale belge (il aurait dû en décrocher la gestion), a pris sa retraite il y a peu. En laissant toutefois un héritage hautement stratégique : c’est à lui que la secrétaire d’Etat doit sa note de politique générale, très largement « inspirée » – plagiée ? – d’une récente analyse de ce dernier.

Pour la succession de cette organisation intégrée, Elke Sleurs veut créer une agence bien plus conséquente, avec 50 équivalents temps plein. « Cet outil verra le jour dans le strict cadre de l’enveloppe budgétaire actuelle et générera même des économies », précise l’accord de gouvernement. Comment faire de telles économies en créant une structure distincte ? L’Inspection des finances entrevoit, à court terme, une seule issue : le financement de l’agence spatiale ne pourra passer que par une « conversion d’un certain nombre de crédits de recherche en crédit de gestion ». En d’autres mots, rogner les budgets déjà étriqués de la politique scientifique pour payer la réforme. Conclusion cinglante : « L’IF doute que ce passage de l’accord de gouvernement recouvrait une telle signification. »

3. La clé de répartition

Avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 350 millions d’euros et quelque 4 000 emplois directs, le secteur spatial belge constitue un enjeu économique de taille pour les trois Régions du pays. Jusqu’à présent, la logique reposait sur une culture du compromis en amont des négociations européennes pluriannuelles : en fonction des orientations définies par l’administration, le gouvernement fédéral s’accordait, en intercabinet, sur une répartition équilibrée des retombées espérées pour chaque Région dans le cadre de ses participations aux différents programmes de l’ESA. Lors des dernières discussions, en 2012, une clé théorique fixait les grandes lignes de la répartition souhaitée : 56 % pour la Flandre, 34 % pour la Wallonie et 10 % pour Bruxelles. Dans les faits, l’équilibrage final bénéficiait toutefois plus largement à la Wallonie, vu le poids plus important du secteur spatial au sud du pays.

Cette méthode, qui a toujours porté ses fruits jusqu’ici, à la satisfaction générale des industriels et des scientifiques, ne semble toutefois pas convenir à Elke Sleurs. « L’agence spatiale garantira une plus grande souplesse de programmation qui à son tour, permettra de mieux respecter les clés de répartition régionale », indique-t-elle dans sa note de politique générale. Rééquilibrage en vue au profit de la Flandre ? « Les autorités politiques flamandes pourraient être tentées, par le biais de cette agence, de faire appliquer la clé de répartition alors que leur tissu industriel ne leur permet pas tout à fait d’absorber ce retour », relève Jean-Claude Marcourt. Le ministre craint dès lors que des industriels wallons déplacent une partie de leurs activités en Flandre, pour compenser cette perte éventuelle de financements.

4. Une structure autonome

La recherche spatiale est gravée dans le marbre de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, qui la place sous l’égide de l’autorité fédérale. La modifier requiert une majorité des deux tiers. Si la future agence spatiale belge restera bien une structure fédérale, les intentions réelles de la secrétaire d’Etat issue d’un parti séparatiste posent question : le futur Office interfédéral (tout est dans le « inter ») constitue-t-il une étape décisive dans la quête d’une Belgique – au minimum – confédérale, que la N-VA appelle de ses voeux ?

Elke Sleurs plaide, avec insistance, pour une agence spatiale dotée de la personnalité juridique distincte. Dans le projet de loi actuel, la structure échappe par ailleurs au contrôle du ministre du Budget. Pour l’Inspection des finances, cette autonomie engendrera inévitablement des coûts supplémentaires. Ce qui rend Philippe Mettens d’autant plus critique par rapport à la réforme. « Elke Sleurs la vend comme un élément de valeur ajoutée, alors qu’il s’agit simplement, pour la N-VA, de vider des compétences efficaces au niveau fédéral. »

5. Vers un clash des Régions ?

Pour l’ancien patron de Belspo, l’agence spatiale offrirait ainsi à la N-VA les conditions pour un clash entre les Régions, dès lors que les intérêts antagonistes des industriels du nord et du sud du pays, vu leur profil et leurs spécialités distinctes, risqueraient de paralyser les négociations dans une structure interfédérale. Et de bloquer, au bout du compte, l’accès aux financements. Une vision manichéenne de l’avenir du secteur spatial ? « Il serait tout aussi simple de créer un blocage à l’heure actuelle, nuance Thierry du Pré-Werson. Entre industriels, on s’est toujours entendu. Mais si les Régions auront leur mot à dire, il faudra éviter qu’elles soient aux commandes des négociations. » Ce serait pourtant du goût de la N-VA.

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