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Chagall, ce poète qui rêve d’amour…

L’exceptionnelle rétrospective Marc Chagall, à Bruxelles, retrace pas à pas un destin unique dans un siècle tragique. Retour sur une légende du XXe siècle. Un virtuose des mélanges culturels. Un style personnel à l’aura universelle.

Avec une faculté d’intégration incomparable, Marc Chagall (1887-1985) a réussi à concilier l’inconciliable. Ses oeuvres – mêlant références à diverses appartenances religieuses, culturelles et idéologiques – constituent un appel insistant à la tolérance et au respect des différences. Des toiles comme autant de promesses d’espoir d’une humanité paisible et fraternelle. D’un point de vue personnel, son histoire fut marquée par l’exil et l’émigration. Un parcours de vie qui force l’empathie. Et que dire de sa passion ? Face à ce trop-plein d’émotions, difficile de conserver sa part critique, de ne pas verser dans la dithyrambe ?

De ses premières tentatives de 1908 aux réalisations monumentales des années 1980, plus de deux cents oeuvres provenant du monde entier sont présentées aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles, dans une visite qui éclaire toute la poésie de son vocabulaire : la vie quotidienne dans les villages russes, l’iconographie du « shtetl » (communauté villageoise juive d’Europe centrale), les personnages flottant dans les airs, les vaches et les poules flamboyantes, la culture juive, les traditions populaires…

Aîné de neuf enfants, Chagall grandit dans une famille juive de Vitebsk (Biélorussie). Un milieu très modeste. En 1906, il entre dans l’atelier du peintre Yehuda Pen. Sans tarder, il ressent la nécessité de rechercher une formation plus fouillée. Première escale : Saint-Pétersbourg. Les oeuvres qui ouvrent le parcours soulignent de merveilleuses prédispositions artistiques (parfois mâtinées de quelques imperfections, entre autres dans le respect des proportions).

Sa quête de perfection le pousse à rejoindre Paris où règne une intense activité artistique. Chagall s’installe à Montmartre durant l’automne 1910. Immédiatement, il se confronte aux différents courants français. Les tableaux exposés nous présentent un jeune artiste perméable à toutes les influences (on retrouve une intensité chromatique empruntée à Van Gogh ou à Gauguin, un style proche de Matisse). Mais très vite, il élabore un langage personnel original se nourrissant de ses trois cultures : parisienne, russe et hébraïque.

Déjà intense, son activité artistique s’accélère en 1911. Chagall emménage dans l’un des 140 ateliers de La Ruche, le lieu de travail de toute une génération de peintres et de sculpteurs venus des quatre coins du monde. La même année apparaissent ses premiers emprunts au cubisme. Dans La Tentation (1912), l’artiste s’essaie au fractionnement des figures. Dans la foulée, il produit l’une de ses oeuvres les plus marquantes : Moi et le village incarne la parfaite concrétisation de ses recherches. L’articulation des motifs s’organise à partir d’un point central qui structure la composition en différents « secteurs ». Quatre symboliques sont évoquées : l’homme, l’animal, la nature et la civilisation. Le tout est imaginé avec une liberté allant à l’encontre de tout réalisme.

Muni d’un visa de trois mois, il rentre en Russie en juin 1914 pour assister au mariage de sa soeur et revoir Bella Rosenfeld, l’amour qu’il porte dans son coeur malgré la distance. Mais la Première Guerre mondiale le surprend : les frontières se ferment et le voyage de quelques semaines se transforme en huit ans ! « Piégé » en Russie, Chagall recycle des thèmes du passé.

L’amour lui donne des ailes

En juillet 1915, Chagall épouse Bella. Malgré l’époque troublée, les tourtereaux nagent en plein bonheur. Les tableaux immortalisant Bella ou figurant des amoureux se multiplient. Dans L’Anniversaire (illustrant un couple flottant sans contrainte dans les airs), Chagall transpose visuellement ce qu’il ressent : l’amour lui donne des ailes ! Le Poète allongé est un autre exemple du bonheur qu’il a apprivoisé : le peintre se représente étendu dans un cadre idyllique. Chagall baigne dans une joyeuse insouciance.

Autre métaphore de la plénitude amoureuse, l’oeuvre phare de l’exposition : La Promenade. Cette toile carrée – format insolite pour l’artiste – exprime son désir de fusion et d’ascension vers le ciel. La combinaison de vert et de rose confère au tableau une poésie extraordinaire. Douce et intemporelle. Au premier plan, une nappe avec une bouteille de vin et un verre suggère l’ivresse des sentiments. À l’arrière-plan, la ville de Vitebsk qui restera, dans l’imaginaire de l’artiste, le paradis naïf de son enfance.

Changement d’ambiance. Aux cimaises toutes proches, on observe l’apparition d’une succession de grands portraits de Juifs âgés, éventuellement accompagnés de versets de textes bibliques et de caractères hébraïques. L’artiste et sa famille abandonnent définitivement la Russie en 1922. Direction Berlin puis Paris. Mais le peintre ne retrouve plus rien, l’atelier de La Ruche est vide. Chagall entame une nouvelle carrière artistique.

Coup de coeur pour sa série de gouaches sur les Fables de La Fontaine (La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf, 1925). La technique lui offre de la fraîcheur, de la spontanéité. Quelle vitalité ! A l’époque, l’artiste traverse ce qu’il reconnut plus tard comme la période la plus heureuse de sa vie.

Quand le climat s’assombrit…

Mais bientôt, ses tableaux traduisent une nouvelle vision pessimiste du monde et des dangers qui pèsent sur le peuple juif, alors objet d’un impitoyable acharnement raciste. L’artiste multiple les effigies du Christ, de la madone, du rabbin cherchant à sauver les rouleaux de la Torah. Soucieux de sa sécurité, l’artiste déménage à Gordes au printemps 1940. L’errance du peuple juif si souvent contée dans ses tableaux devient une réalité ! L’intervention des Etats-Unis lui permet d’échapper aux mains des nazis. En 1944, un nouveau choc terrible : Bella décède d’une infection virale. Seule sa passion pour l’art le sauvera du désespoir.

La suite du parcours présente un autre chef-d’oeuvre, La vache au Parasol (1946), une peinture qu’il produit lors de son exil aux Etats-Unis. Cette vache, véritable autoportrait, témoigne de l’optimisme de l’artiste : l’animal sourit, le veau boit à sa mère, un couple flotte dans un ciel ensanglanté…

A son retour en France en 1948, Chagall est célèbre dans le monde entier. Il s’installe près de Nice et expérimente diverses formes artistiques. Dans les années 1960, l’artiste entame de grands travaux pour l’Opéra Garnier à Paris et pour le Metropolitan Opera à New York. L’exposition se clôt sur les costumes et sur les dessins préparatoires du plafond de l’opéra parisien. La synthèse de sa carrière. La composition s’articule en cinq grands compartiments triangulaires de tonalités différentes, chacun dédié à deux compositeurs, mêlant tous azimuts des figures flottantes qui défient la gravité : humains, hybrides, animaux, anges, musiciens…

Par Gwennaëlle Gribaumont

Chagall, aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles. Jusqu’au 28 juin. www.expo-chagall.be

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