C’est qui, ce Chodiev ?

Mystérieux, sulfureux, prêt à tout pour réussir en affaires, le milliardaire belge Patokh Chodiev, l’homme au centre de l’affaire De Decker, ressemble à un personnage de Robert Ludlum. Ses deux acolytes kazakhs aussi. Le fameux trio n’a sans doute pas fini de faire parler de lui. Enquête.

Qui est ce Patokh Chodiev, 418e fortune mondiale selon le dernier classement de Forbes, qui a coiffé au poteau Albert frère en 2010 ? Qui est ce milliardaire belge de 59 ans que la lettre révélée par Le Canard Enchaîné décrit comme le prochain président d’Ouzbékistan, dont il est originaire, et aussi comme un ancien officier du KGB, très proche à la fois de Vladimir Poutine et de Dmitry Medvedev ? Son nom est revenu à la Une de l’actualité dans le halo de mystère qui entoure l’adoption de la transaction pénale au printemps 2011.

L’homme est lui-même mystérieux. Réservé. Rares sont ceux qui peuvent en parler et le font à visage découvert. Sauf Serge Kubla, son voisin direct de l’avenue du Manoir, à Waterloo : « Chodiev ? Un homme excessivement chaleureux, très poli et discret, nous confie le bourgmestre libéral de la riante cité du Brabant wallon. Mais il ne parle jamais de ses affaires. De toute façon, cela fait bien quatre ans que je ne l’ai plus vu. J’ignorais qu’il avait engagé Armand De Decker comme avocat. Je ne sais d’ailleurs pas s’il vit encore en Belgique. »

L’opulente maison du n° 101, dont le revenu cadastral atteint près de 15 000 euros, est pourtant toujours à son nom. Mais cet amateur de bordeaux, de chasse et de Rolls-Royce possède également de somptueuses propriétés à Londres, à Moscou et à Saint-Jean-Cap-Ferrat où il a aménagé un port privé.

Patokh Chodiev et ses deux acolytes du fameux « trio kazakh » avaient réussi à se faire oublier après le scandale Tractebel. Un dossier ouvert en 1999 sur la base d’une plainte de l’entreprise d’énergie qui jugeait avoir payé aux trois businessmen des commissions de consultance suspectes (55 millions d’euros). La justice belge, elle, ne les avait pas lâchés. Poursuivis pour faux en écriture et blanchiment d’argent, ils se sont vu renvoyer devant un tribunal correctionnel en février 2011.

Mais la loi sur la transaction pénale élargie aux crimes financiers, adoptée pour le moins rapidement, a été promulguée le 14 avril de la même année pour entrer en vigueur le 16 mai. Une belle opportunité pour le milliardaire ouzbek qui, le 17 juin, a signé la première transaction pénale « new-look » avec le parquet général de Bruxelles. Lequel, contre le versement de 22,5 millions d’euros, a définitivement abandonné toutes les poursuites.

A la tête d’une fortune de 3,7 milliards de dollars, Chodiev en est resté amer vis-à-vis de la Belgique, dont lui et ses trois enfants ont acquis la nationalité en 1997. C’est du moins ce que pense Kubla, lui qui, à l’époque, avait poussé son dossier de naturalisation. « C’était avant que n’éclate le scandale Tractebel, dit-il. Il avait pignon sur rue. Il recevait des dirigeants kazakhs chez lui à Waterloo. Je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais l’aider… Je crois qu’il avait besoin de la nationalité belge surtout pour voyager sans visa en Europe. »

Le nabab de l’après- communisme


Patokh Chodiev, qui parle couramment le russe, l’anglais et le japonais (mais pas le français), est devenu belge malgré les avertissements de la Sûreté de l’Etat, qui avait signalé ses connexions avec le milieu russe. Plus récemment, Wikileaks a révélé un câble diplomatique américain faisant état d’une vidéo, tournée dans un restaurant de Tachkent (Ouzbékistan) en 2005, où l’on voit le couple Chodiev participer à l’anniversaire de l’épouse de Salim Abduvaliev, le boss de la mafia ouzbeke.

Le milliardaire est l’un de ces nababs de l’après-communisme. Fils de fonctionnaires inscrits au PC soviétique, sixième d’une famille de sept garçons, il a étudié le droit international et le japonais à Moscou. Il est ensuite devenu un haut fonctionnaire de l’URSS, au sein du ministère du Commerce pour lequel il a voyagé au Japon, dont la culture le passionne (il rachètera le restaurant Tagawa, avenue Louise, à Bruxelles, dans les années 1990).

Comme nombre de milliardaires russes, il a ensuite profité de la perestroïka pour monter des affaires à partir du Kazakhstan avec ceux qui sont devenus ses indéfectibles alliés : Alijan Ibragimov, kazakh et musulman comme lui, et Alexander Machkevitch, originaire du Kirghizistan et de nationalité israélienne depuis 1991. Le trio s’est lancé dans le commerce de tout ce qui rapportait : minerai de fer, aluminium, pétrole, importation d’ordinateurs et de téléviseursà

« En affaires, ces nouveaux riches étaient prêts à tout, nous dit un ancien cadre de Tractebel. Au Kazakhstan, nous étions accueillis comme des chefs d’Etat, avec limousine, tapis rouge et traversée de la ville sous escorte, toutes sirènes hurlantes. Un mode de réception digne de la Libye de Kadhafi. » Les trois compères sont des amis intimes du dictateur kazakh Nazarbaïev, au pouvoir bien avant l’indépendance et la privatisation de cette ex-république soviétique d’Asie centrale. Ils emploient aujourd’hui, à travers leur société Eurasian Natural Resources Corporation (ENRC), plus de 70 000 personnes dont 65 000 au Kazakhstan.

Depuis 2007, ENRC, dont le trio possède 44 % des parts, est cotée à la Bourse de Londres. Pour rassurer les investisseurs, la société minière a enrôlé dans son conseil d’administration plusieurs grands noms de la finance, dont l’ex-président de GSK Richard Sykes. Ce dernier a vite exigé une réforme de la gouvernance du groupe, appuyé par son collègue Ken Olisa qui a dénoncé la conception des affaires de la compagnie « more Soviet than City ». Tous deux ont été remerciés en 2011. Cela ne s’était plus vu depuis plus de 10 ans dans aucune des 100 entreprises de l’indice footsie de Londres.

Alexander Machkevitch lui-même a alors tenté d’intégrer le conseil d’administration d’ENRC, briguant sa présidence. Mais les ennuis judiciaires du trio kazakh en Belgique constituaient un obstacle de taille, levé au printemps 2011 par la transaction pénale. En vain, toutefois. L’indépendance du conseil d’administration a été préservée.

Trois mois plus tard, Machkevitch trempait dans une affaire trouble : il a été surpris par la police turque sur le yacht Savarona (ancien joyau d’Atatürk) qu’il avait loué, en présence de jeunes filles russes et ukrainiennes, certaines mineures, au large de Bodrum. D’autres hommes d’affaires étaient de la partie. Machkevitch expliquera qu’il était sur le yacht pour discuter business et qu’il n’a eu aucune relation avec les jeunes filles qui, du reste, ont vite été renvoyées dans leur pays. Il sera épargné par l’enquête qui suspectait un réseau de prostitution. Officiellement, il n’a pas été interrogé par la police. Idem pour les autres hommes d’affaires présents sur le yacht, dont Ibragimov, selon le quotidien israélien Yedioth Ahronoth.

Un peu plus tard, il démissionnera de la présidence de l’Euro-Asian Jewish Congress pour se concentrer sur la création d’une chaîne d’info de type Al-Jazeera mais version juive « pour qu’Israël soit représenté à un niveau international avec de vraies informations ». Il a récemment acheté un appartement à Tel-Aviv, en bordure de mer, pour la somme de 31 millions de dollars. Business as usual.

Thierry Denoël

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