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Bruxelles en lambeaux, la faute à qui ?

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Depuis les attaques de Paris, le monde a les yeux rivés sur les communes bruxelloises de Molenbeek, Schaarbeek et Forest. Sauf que c’est un peu vite oublier que « Bruxelles » est le résultat d’années de méfiance communautaire, de négligence politique et d’une chasse au profit. Flamands et Francophones portent une lourde responsabilité dans la délitescence de leur capitale.

Si l’on devait dater la naissance des problèmes de Bruxelles, ce serait 1958. C’est une année charnière à de nombreux points de vue : la reconstruction d’après-guerre s’achève et se trouve être un succès, d’autant plus que l’âge d’or de la consommation qu’allaient être les années 60 se pointe à l’horizon. La conscience nationale est alors à son zénith. Jamais la Belgique n’avait été aussi heureuse et riche, et, en même temps que nous, le monde comprend que la Belgique se pose en état modèle. 1958 est aussi l’année de l’expo internationale et de la construction de l’Atomium.

Et pourtant… c’est cette même année que furent semés les germes de la fulgurante chute que seront les années 60 et 70. Dès les années 80, Bruxelles écope du surnom de « malade de l’Europe ». Et tout comme le poisson qui pourrit, ce qui sent en premier, c’est la tête. En Belgique, la première à trébucher a donc été Bruxelles. Karel De Witte, le rédacteur en chef de la section bruxelloise de la Gazet van Antwerpen, a sans doute été l’un des premiers à s’en rendre compte. Il était un journaliste flamingant convaincu, pour ne pas dire militant. Et pourtant dans Brussel, open stad (1967) (Bruxelles, une ville ouverte), il s’attaque bec et ongle aux clichés sociétaux dans la capitale Bruxelles « Bruxelles va se trouver dans une situation de crise. La ville est engoncée dans ces murs. Pourtant il n’existe pas un seul plan général. Circulation, hôpitaux, police, enseignement, bilinguisme, et ainsi de suite : autant de sujets qui posent question et auxquels on devrait désespérément trouver des réponses. » Un constat amer d’un Karel De Witte qui rêve d’une ville ouverte où tout le monde « pouvait se sentir chez soi ». Le fait qu’il utilise un temps du passé tend à montrer que ce n’était déjà plus le cas alors.

Il s’intéresse surtout aux Flamands de Bruxelles et de la participation légitime des Flamands dans la structure bruxelloise. Ce qui n’était pas une évidence. Après la guerre, les sanctions envers les collaborateurs ont fait que les cadres administratifs bruxellois se sont fort « francophonisés ». La nouvelle hostilité contre tout ce qui est flamand va aussi avoir un coût social. La création de crèches flamandes, de maternelles ou de policliniques va tourner à la guerre linguistique. Contrer ce genre d’initiative va rapidement devenir plus important que les avantages sociaux qui pouvaient en découler. À partir des années 40, la très francophone Bruxelles se voyait comme la capitale de la Belgique à papa. C’est pour cela qu’à l’occasion de l’expo universelle, et sous l’impulsion du tout jeune Wilfried Martens, une forte opposition flamande va se lever contre le comité en charge de l’organisation de cette même exposition. Un comité qui ne baragouinait à peine que quelques mots de néerlandais.

‘Brüssel Vlaams – ça jamais’

Ces mêmes années, l’opinion publique flamande exige de retrouver sa place à Bruxelles. C’est aussi pour cela qu’à partir de 1955, les grands boulevards bruxellois seront le cadre de « marches flamandes sur Bruxelles ». Le journal socialiste Le Peuple ira jusqu’à décrire les manifestants comme des « bourrins flamands ». Aujourd’hui on trouverait le terme injurieux. Des contre-manifestants francophones portaient des panneaux avec ce message ‘Brüssel Vlaams – ça jamais’. Le tréma sur le u n’est pas innocent puisque les Allemands avaient rassemblé les communes sous une même agglomération et avec le collabo flamand qu’était Jan Grauls comme bourgmestre. Depuis certains francophones et certains Bruxellois voient chaque interférence flamande à Bruxelles comme du « semi-nazi ».

L’expo universelle va laisser des traces. En 1958, Bruxelles a déjà trouvé sa voie comme capitale de l’Europe. La marotte du nouvel homme fort de la politique qu’était alors le chrétien démocrate Paul Vanden Boeynants (1919-2001).

Officiellement, il est francophone. En réalité c’est un authentique Bruxellois bilingue. Vanden Boeynants est aussi boucher de formation et roublard par vocation. En 1958, il était, en tant qu’échevin bruxellois du commerce et des travaux publics, le gestionnaire de la Société d’Exposition, la compagnie qui est chargé d’organiser l’exposition 58. Une de ses tâches est de moderniser l’infrastructure routière. Le problème aigu des tunnels bruxellois date de ce moment.

Dès 1955, Vanden Boeynants missionne « le groupe de travail Tekhné » d’établir un master plan pour le pentagone bruxellois. Dans l’esprit de l’époque, la priorité absolue va à la voiture. Les boulevards seront transformés en autoroutes urbaines et les désormais célèbres « tunnels toboggans » en dessous des carrefours. On ne parlait pas encore du ring bruxellois (il ne sera construit que dans les années 70). Tout le trafic traverse la ville. A cette époque, les automobilistes sont déjà coincés dans les bouchons et peuvent admirer à loisir tous les habitants qui vivent à proximité de ces nouveaux axes. De quoi faire faire fuir ces mêmes habitants et paupériser le coin. La ville s’est donc infligé une bande de béton de plusieurs kilomètres de long qui gangrène la ville en plus de couper en deux des quartiers densément peuplés près du canal. D’un côté il y a désormais Molenbeek et Laeken et de l’autre Schaerbeek. 50 ans plus tard, le tissu social qui existait entre ces quartiers n’a toujours pas été rétabli.

On a pu observer le même phénomène à Molenbeek. Lorsque le métro fut implanté dans les années 70 cela a mené, de la station conte de Flandre aux étangs noirs, à une degentrification dans ce qui était autrefois des quartiers populaires. Dans ces quartiers vivaient alors de moins en moins de Bruxellois de souche. Même si l’immigration venue de Turquie et d’Espagne n’a officiellement commencé qu’à partir de 1964, Bruxelles était déjà en 1967 une ville très multiculturelle. Le même article de Karel De Witte souligne cette réalité: « En 1947 il y avait à Bruxelles 28.748 étrangers. Aujourd’hui 120.000. Ils ne parlent ni le français, ni le néerlandais, à l’exception de quelques mots. »

Entre temps, le chaos provoqué par Vanden Boeynants ne l’empêche, lui et sa clique, nullement de dormir. Que du contraire, ils sont persuadés de leur bon droit. En pleine guerre froide, ils sont les supporters enthousiastes de tout ce qui vient d’Amérique. Aux États-Unis, il y a JFK, alors Vanden Boeynants aime se faire appeler VDB. Il est aussi le premier Belge à jouer la carte de la personnalité politique et le fera avec un succès électoral retentissant. Mais cette américophilie est aussi économique. Pour VDB et ses amis, la mission de l’état est d’enlever toutes les barrières qui entravaient le business, et pour leurs amis en premier lieu, ça va de soi. Enfin, ils sont fans de « The american way of live » et souhaitent transformer Bruxelles en New York avec une skyline remplie de gratte-ciel et de boulevards envahis par les voitures.

Le journaliste d’investigation Georges Timmerman décrit le réseau de VDB dans son livre In Brussel mag alles. Geld, macht en beton (1991) (À Bruxelles tout est permis, argent pouvoir et béton). Au premier plan on trouve Charly De Pauw, mieux connu sous le nom du roi du parking. Selon De Pauw lui-même, il avait compris avant tout le monde que la ville dans sa forme traditionnelle était en train de disparaître. Les gens quitteraient la ville pour la périphérie et que le centre de ville ne serait habité que par les moins nantis. Ranimer le coeur de la ville passerait dès lors par la construction de parkings et de bâtiments administratifs.

Le meurtre de Bruxelles

À la place d’une réanimation, De Pauw va plutôt euthanasier des pans entiers de Bruxelles. Ou pire. Car dans de nombreux cas, on ne peut parler de mort douce. Le quartier nord par exemple. Il fut décidé, le 17 janvier 1967, par le premier ministre d’alors, un certain VDB , que les 33 hectares de ce quartier populaire devaient être rasé pour que l’on puisse construire des immeubles de 40 à 60 mètres de haut. En gros, ceux qui avaient obtenu les projets immobiliers avaient carte blanche. Avec Charly De Pauw en tête de proue.

Dès 1968, la ville de Bruxelles – où Vanden Boeynants distribue les faveurs- conclut un contrat avec CDP (la firme de De Pauw). Il reçoit un bail de 99 ans pour 2,2 hectares de terrain « constructible » près de la gare du Nord. Jusqu’en 1972, il ne paye qu’un loyer mensuel de 150 francs belges (3.75 euros). Son projet était d’ériger tout un quartier du type de ceux que l’on retrouve à Manhattan avec des gratte-ciel à gogo. 80 pour être précis. La ville rencontre la voiture: l’idée était que deux autoroutes européennes se croisent au centre de ce nouveau quartier. Les piétons étant relégués à des couloirs en plexiglas à 13 mètres au-dessus du sol.

Ce projet mégalomane n’a jamais vu le jour et seul quatre des 80 bâtiments ont surgi du sol. Ce qui n’a pas empêché des empoignades sur le terrain. « À partir d’octobre 1968, les habitants sont expulsés sans pitié et bloc par bloc de leur maison » écrivent Martens en Myriam Vanden Eede dans De Noordwijk. Slopen en Wonen (1994). Les récits du traitement inhumain des autorités envers de nombreux habitants bruxellois sont légion. Par exemple ce pensionné des mines algérien qui voit sa maison fermée par la police alors que son petit-fils malade se trouve encore à l’intérieur. Lorsque sa femme se met à hurler, on l’envoie en institut psychiatrique où on se contente de dire que la femme était maladivement attachée à sa maison…

Les gens du coin n’intéressaient pas les politiques, pas plus que leurs « baraques ». Ils n’avaient qu’à bouger vers, par exemple, Schaarbeek of Molenbeek…

Le monde politique ne songe, à ce moment-là, pas un instant au fait que toute cette souffrance humaine va socialement se payer au prix fort des années plus tard.

Les problèmes sociétaux de la ville n’intéressent pas non plus le 16 rue de la Loi qui est alors embourbé dans les problèmes communautaires. Bruxelles est un sujet d’autant plus sensible qu’il est le principal dossier sur lequel les deux camps linguistiques s’affrontent. Même si cela fait belle lurette que l’usage de la langue n’est plus le fond du problème. A ce moment, il s’agit bien plus d’une lutte de pouvoir entre qui aura le dessus dans ce pays bilingue et dont Bruxelles est la clé. Et comme il en va de pouvoir, de beaucoup de pouvoir, tous les coups, même les plus bas, sont permis. Du coup, on va sans scrupule lier Bruxelles à des dossiers qui n’ont rien à voir avec la ville. Les Fourons de préférence. Ces quelques villages perdus vont acquérir un statut de symbole et servir de monnaie d’échange dans ce qui est le vrai sujet des négociations : la capitale.

Jamais, ou rarement, il n’a été question, au niveau du gouvernement belge, des vrais problèmes de Bruxelles. Même pas après les rébellions de migrants qui éclosent régulièrement à Forest, Molenbeek, Schaerbeek, ou encore « Kuregem dans les années 80.

Pourtant, les discussions d’aujourd’hui sur le fait de rassembler les zones de police datent de plus de quarante ans. Déjà dans les années 60, lorsque Gaston Eyskens commence les négociations qui aboutiront en 1970 à la première réforme de l’état le sujet est évoqué.

Un jeu incessant de promesse non tenue, d’accords qui n’en ont que l’apparence, mais aussi d’abus, va pourtant modifier l’attitude flamande. Le cri de guerre de « nous ne lâcherons jamais Bruxelles » va perdre en puissance. Dans la réalité la Flandre et Bruxelles se sont éloignés l’une de l’autre. Bruxelles n’est plus qu’un gênant fremdkörper (corps étranger). La personnification de l’aliénation du pays. Synonyme de gaspillage et de projet coûteux où il n’y a jamais assez d’argent. Et surtout, une ville où rien ne va jamais bien. Tout cela va mener à une encore plus méchanceté flamande. Le pompon revient sans doute au parlementaire du Vlaams Blok Guido Tastenhoye (1959-2007) qui explique en 2001 comment « affamer Bruxelles pour la mettre à genou »

La tristesse de Bruxelles

En réalité Bruxelles avait déjà payé un lourd tribut après autant d’années à vau-l’eau. Dès les années 70, la ville se vide et pas qu’un peu. En 1970, il y avait encore 1.075.136 habitants. Jusqu’en 2000, ce chiffre baisse à 959.318, plus ou moins le même niveau qu’en 1947. Depuis 15 ans le niveau remonte peu à peu et il y a désormais 1.194.985 « Bruxellois ». Cette forte poussée démographique se situe surtout dans une large bande qui a la zone du canal comme colonne vertébrale. L’immigration se voit dans les chiffres. En 2008, presque sept Bruxellois sur 10 sont d’origines étrangères. Plus d’un sur trois n’est pas originaire d’Europe.

On ne peut nier qu’il existe des cas de racisme dans la police bruxelloise. Cependant il a été tout aussi difficile durant des années de parler de la violence dans certains quartiers, où il y avait beaucoup d’allochtones et donc de musulmans, sans se faire traiter de raciste par certains progressistes ou les allochtones eux-mêmes.

Force est de constater que cinquante ans après le livre de Karel De Witte Bruxelles est moins que jamais une ville ouverte. La ville est encore et toujours le jouet de promoteurs immobiliers qui n’ont que faire du contexte social, économique ou écologique de leur projet coûteux. On est toujours au même point qu’au temps de Vanden Boeynants. Pire, avec son mortel mélange de criminalité lourde et de salafistes criminels, il y a aujourd’hui encore plus de tristesse qui plombe la Bruxelles.

Oui, nous avons fait de Bruxelles un beau gâchis. Nous les Flamands, les Francophones et les Bruxellois tous en coeur.

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