Peter Mertens

Bart De Wever versus les droits de l’Homme

Peter Mertens Président du PTB

Pour la première fois de notre histoire sociale de l’après-guerre, un bourgmestre impose à une manifestation des conditions portant sur le contenu même de celle-ci. On n’a jamais vu les organisateurs d’une manifestation devoir communiquer à l’avance les slogans qui seraient scandés et les messages qui serait affichés sur les banderoles.

Mardi matin, 24 mars. Un frais soleil printanier réchauffe les représentations du « vautour sur la tête de l’éléphant » et du « pélican » au-dessus de l’entrée du zoo d’Anvers. Dans leur ombre, un peu plus de 2 000 personnes se rassemblent. Puéricultrices, enseignants, éboueurs, accompagnateurs de train, fonctionnaires du ministère des Finances, guichetiers du CPAS… Ce sont des gens généreux d’un secteur qui ne l’est pas moins, soucieux jour après jour d’assumer correctement leur service (public). Moins généreuse est l’autorisation de leur manifestation. Ainsi, les organisateurs ont dû faire savoir à l’avance à la police qui allait prendre la parole à la manifestation. Ils ont également dû transmettre « les slogans qui allaient être scandés et le message qui allait être annoncé ». En cours de manifestation, il était interdit d’exhiber des « banderoles ou pancartes provocatrices » ni de scander des « slogans provocateurs ». C’est ce qui figure littéralement dans le document signé par le bourgmestre De Wever. Pour la première fois de notre histoire sociale de l’après-guerre, un bourgmestre impose à une manifestation des conditions portant sur le contenu même de celle-ci.

On ne muselle pas des idées avec des mesures d’interdiction

Pour ceux qui ne sont pas au fait de l’histoire juridique et démocratique, tout cela ne semble peut-être pas très exceptionnel. Et pourtant, ça l’est. Car ce qui est de la provocation pour l’un ne l’est pas pour un autre. L’histoire récente le montre bien. Il n’y a pas si longtemps, notre société estimait qu’il était on ne peut plus normal de disposer de services publics solides. Après la Seconde Guerre mondiale, les droits fondamentaux universels, des systèmes efficients de sécurité sociale et des services publics solidement structurés remplaçaient les impitoyables lois sur la pauvreté, les systèmes caritatifs de survie et la conception d’avant-guerre selon laquelle le chômage était la « faute » du demandeur d’emploi d’une nature foncièrement mauvaise.

C’est dans ce contexte qu’a surgi l’école de Chicago de Milton Friedman, avec ses idées économiques très individualistes et extrêmement radicales. Cette école de Chicago avait une vision sociétale claire et simple : il n’existait nul problème au monde dont les pouvoirs publics ne fussent responsables. La crise ? Supprimez les barèmes d’imposition les plus élevés. La crise du logement ? Démantelez la construction de logements sociaux. Les émissions de CO2 ? Cotez ces émissions en bourse. De mauvaises écoles ? Privatisez l’enseignement. Faites pareil en même temps avec les crèches pour enfants. Le monde associatif ? Au diable l’action collective et l’empowerment, faites-en des institutions caritatives. Aussi provocatrices, choquantes ou marginales aient été ces conceptions à l’époque, personne n’aurait pensé à les interdire. Bien sûr que non. On ne muselle pas des idées avec des mesures d’interdiction.

La main très visible des très visibles pouvoirs publics

Les agents des services publics qui sont descendus dans les rues d’Anvers mardi dernier ne sont pas d’accord avec le dogme ultralibéral qui dit que les pouvoirs publics doivent passer de plus en plus à l’arrière-plan. Sur une grande banderole, ils faisaient allusion à la différence : « Les services publics vous servent, le privé se sert de vous. » La volonté de servir face à la soif de profit, voilà qui fait un monde de différence.

Les gens des services publics estiment que plus on retire de services publics à la société, plus le fossé au sein de la société même va s’élargir. Ils sont également convaincus – comme nombre d’économistes et de professeurs – que l’Europe ne pourra sortir de la crise en pratiquant l’austérité. Les experts ultralibéraux estiment aujourd’hui que ces conceptions sont provocatrices et étrangères à ce monde. Là, les rôles ont été inversés. Avec une grande différence. Ce n’est pas une main invisible qui accompagne les idées économiques d’un individualisme extrême, comme le prétendait Friedman. C’est la main très visible de très visibles pouvoirs publics qui, aujourd’hui, imposent des conditions de contenu à une manifestation publique.

Les associations se gèrent elles-mêmes et peuvent définir leur contenu

Le droit à la liberté d’expression n’est pas fait pour les situations où tout le monde est unanimement d’accord. C’est précisément un droit fondamental censé rendre possible l’expression d’avis contradictoires, de voix qui, pour l’establishment et son discours traditionnel, peuvent paraître provocatrices ou blessantes. On n’a jamais vu que les organisateurs d’une manifestation devaient communiquer à l’avance les slogans qui seraient scandés et le message qui serait annoncé. Il ne s’agit pas seulement de la liberté d’expression et de la liberté de rassemblement sur la voie publique, mais aussi de la liberté d’association. Selon le droit constitutionnel belge, les associations et, partant, les syndicats aussi, sont « self governing », autrement dit, autogérés. Cela signifie que les pouvoirs publics n’ont pas le droit de s’ingérer dans la vie d’une association et ne peuvent par conséquent pas déterminer quel message et quels slogans peuvent ou ne peuvent pas être exprimés.

Ce qui se passe aujourd’hui à Anvers ave De Wever doit être pris au sérieux. Il s’agit de l’approche américaine pure et dure de ‘la loi et l’ordre’, mais sans ‘la loi’.

Les citoyens, activistes, syndicats, mouvements citoyens peuvent recourir au droit de rassemblement public, de manifestation et de grève afin de donner leur propre interprétation de la façon dont la démocratie doit se développer. Ils déterminent eux-mêmes leurs slogans, leur message et même leurs banderoles ou calicots. Hier encore, plus de 20 000 manifestants ont défié la pluie battante à Bruxelles pour répondre, avec du soleil dans le coeur, à l’appel des mouvements citoyens Hart boven Hart et Tout Autre Chose. Un défilé d’une créativité qui réchauffait vraiment le coeur, un défilé on ne peut plus diversifié, volontaire et rassembleur. Ne serait-il pas aberrant de devoir transmettre à l’avance aux pouvoirs publics « le message », « les slogans », « les pancartes » ou « les noms des orateurs » ? C’est pourtant exactement ce qui s’est passé à Anvers mardi dernier.

En contradiction avec la Cour européenne des droits de l’Homme

Le fait que des conditions de contenu sont imposées à une manifestation signifie aussi qu’on instaure une sorte de police de la pensée censée évaluer le message de fond de toute manifestation. Les manifestants ne peuvent plus faire entendre eux-mêmes leur avis, ils ne peuvent plus improviser, scander, chanter ou interpréter des saynètes sans que leur message ait été transmis à l’avance aux pouvoirs publics. Les conditions imposées aux manifestants des services publics par De Wever en sa qualité de chef de la police anversoise, sont en contradiction avec la Constitution. Le principe veut qu’à la liberté d’expression, on ne puisse associer de conditions préventives sur le contenu, mais uniquement quelques conditions pratiques en relation avec l’organisation des manifestations.

Les conditions de De Wever sont également en contradiction avec le prononcé ferme de la Cour européenne des droits de l’Homme. Cette Cour a déclaré, dans l’affaire opposant Otegi Mondragon à l’État espagnol (15 mars 2011, § 56), que la liberté d’expression importe précisément plus quand il s’agit d’idées qui « blessent, heurtent ou remettent en question l’ordre existant ». Ces mots ne sont pas de moi, mais bien de la Cour européenne des droits de l’Homme. Il n’y a que dans des cas exceptionnels, lorsque le message, par exemple, appelle au terrorisme ou est en contradiction avec la législation sur le racisme, que les pouvoirs publics peuvent intervenir.

« La Ville rejette toute responsabilité »

Les choses ne s’arrêtent pas là. Non seulement De Wever a imposé des conditions de contenu aux manifestants, mais le bourgmestre a également introduit une nouvelle condition financière à l’adresse des organisateurs. Dans le décret du « 10 Vendémiaire de l’An IV » (2 octobre 1795), on peut lire dans l’article premier que la responsabilité en cas d’entrave et d’éventuels dégâts lors des manifestations incombe toujours à la Ville et à ses services de police compétents. Tout le monde a le droit d’estimer que ce n’est pas un bon décret, mais c’est pourtant la loi. Et, à l’instar de tous les autres citoyens du pays, un bourgmestre est censé appliquer la loi. Cela n’a pas été le cas lors de la manifestation du mardi 24 mars. La police a obligé l’organisateur à assumer personnellement tous les dégâts et entraves éventuels.

Dans la lettre de De Wever aux organisateurs, on peut lire : « La Ville rejette toute responsabilité. » C’est illégal. De la sorte, on peut par malveillance pousser tout organisateur à la faillite en envoyant dans une manifestation des provocateurs dont le rôle sera d’occasionner des dégâts. Et c’est l’organisateur qui devra payer les pots cassés. C’est précisément la raison pour laquelle la Ville est responsable, en compagnie de ses services de police compétents. Le fait que De Wever rejette toute responsabilité sur les organisateurs devrait inquiéter toutes les organisations sociales de notre pays. Imaginez que des fauteurs de troubles utilisent un défilé pacifique d’une maison de jeunes contre une heure de fermeture anticipée pour provoquer de la casse. Dans ce cas, la maison de jeunes qui organise le défilé serait obligée de vider son compte en banque sans que les pouvoirs publics ne portent quelque responsabilité que ce soit dans le dérapage de l’ordre public. De telles conditions sont et restent illégales.

Dans l’intérêt de tous ceux qui désirent organiser un jour une manifestation

Revenons-en à ce fameux mardi. Quand la manifestation est arrivée à la Groenplaats (Place-Verte), plusieurs syndicalistes ont pris la parole. Je ne sais pas si leurs noms avaient tous été renseignés à l’avance, et je ne sais pas si le contenu de leur message avait été porté préalablement à la connaissance de De Wever, mais Chris Reniers, présidente du syndicat socialiste des services publics, la CGSP, a déclaré ce qui suit : « Manifester, organiser une concentration, faire grève et défiler, ce sont des droits de l’Homme fondamentaux, dans ce pays aussi et à Anvers aussi. » Un message sans équivoque adressé au bourgmestre d’Anvers. « Nous voulons bien accepter de devoir faire des efforts pour qu’une manifestation se déroule sans incidents, mais nous ne pouvons jamais garantir la chose à 100 %. C’est d’ailleurs une responsabilité incombant aussi à la Ville et aux services de police. S’ils peuvent le faire lors de matches de football à risque, ils doivent également pouvoir le faire pour l’exercice démocratique du droit de manifester », a expliqué Chris Reniers par la suite au journal Solidaire. « C’est important pour tous ceux qui, à l’avenir, voudront encore organiser une manifestation. Car les conditions imposées par Bart De Wever à cette manifestation sont inacceptables. Manifester est un droit démocratique et il est rendu presque impossible, alors que nous usons de ce droit d’une façon parfaitement pacifique. Je prends cela très au sérieux. »

« Une tolérance raisonnable face aux manifestations spontanées »

Le lendemain, De Wever remet ça. Le bourgmestre est un homme qui polarise. Pourtant, il est à la tête de la ville la plus diversifiée de Flandre. Quand il stigmatise des personnes d’origine amazighe en les traitant de « Berbères obtus », il insulte une grande partie des habitants d’Anvers. Au lieu de rassembler, il sème la zizanie. Le mercredi 25 mars au soir, en réaction à ses discours, 200 activistes se réunissaient pour un sit-in pacifique sur la Grand-Place. Au contraire de la manifestation des services publics, ce sit-in n’avait pas été précédé d’une demande d’autorisation et il avait été lancé d’urgence via les médias sociaux. Qu’une manifestation n’ait pas demandé une autorisation ne signifie pas automatiquement, toutefois, que la manifestation est interdite. Dans son ouvrage fondamental sur la liberté d’expression, le professeur Jan Velaerts dit à juste titre qu' »il doit y avoir de l’espace pour une manifestation spontanée non annoncée, en guise de réaction immédiate à un événement soudain ». Dans le même esprit, on peut trouver un prononcé de la Cour européenne des droits de l’Homme qui dit qu’à l’égard de manifestations spontanées, il doit exister également une tolérance raisonnable.

À Anvers, il n’est nullement question de cette tolérance. Les services d’ordre ne communiquent pas avec les organisateurs et la manifestation est entourée par une impressionnante force de police. Les participants au « sit-in pour la diversité » ont dû se conformer à un contrôle d’identité, à des arrestations administratives et, une fois encore, aux fameuses amendes SAC. La police invite très amicalement les journalistes à aller se faire voir ailleurs et, à propos de cette recommandation aussi, on peut se poser des questions sur l’étendue réelle de la liberté de la presse.

Les amendes SAC comme instrument contre la liberté d’expression

Depuis longtemps, à Anvers, il ne s’agit plus de cas isolés. Tout au début de sa législature déjà, la N-VA a eu une relation problématique avec les manifestations publiques. Le samedi 25 mai 2013, partout dans le monde, il y a eu des manifestations en faveur de la sécurité alimentaire, contre la politique de Monsanto. À Anvers aussi, où tout s’était déroulé de façon paisible et où la manifestation avait été accompagnée « avec le sourire » par la police. Jusqu’au moment où, à la fin de la manifestation, les manifestants s’étaient brusquement retrouvés encerclés, arrêtés puis emmenés. Parce que la manifestation n’avait pas été autorisée, 80 participants s’étaient vus infliger un procès-verbal agrémenté d’une amende SAC. Après bien des protestations, ces amendes n’avaient pas été perçues, mais les nouvelles autorités communales stipulaient toutefois dans leur code de police que non seulement les organisateurs, mais aussi les participants à une manifestation non autorisée pourraient être sanctionnés d’une amende SAC. Le système de ce qu’on appelle les « sanctions administratives communales » a été introduit contre les nuisances. À Anvers, les autorités communales ont fait en sorte que ces amendes contre les nuisances puissent également être utilisées en guise d’instrument contre la liberté d’expression.

Politique de l' »ordre », négation d’importants droits et libertés fondamentaux

Un mois plus tard, en juin 2013, ça recommence. Quand les autorités communales annoncent qu’elles vont réaliser de fortes coupes dans le secteur de la jeunesse et dans le secteur social, la plate-forme anversoise des organisations du monde associatif planifie une manifestation sur la Groenplaats. « Cette action est la meilleure façon de solliciter des coupes », explique l’échevine compétente pour les Affaires sociales, Liesbeth Homans (N-VA). C’est un message non équivoque aux organisations : ceux qui participeront à l’action se verront infliger des coupes budgétaires supplémentaires. Manifestement, c’est une chose très profondément enracinée dans la N-VA, cette remise en cause du droit de manifester. Et encore, je ne parle pas des marchands forains de la Sinksenfoor (foire de la Pentecôte) à qui l’on a imposé la menace d’intervention de l’armée ou le rappel de tous les chiens policiers de la nation lors de la journée provinciale de grève, le 24 novembre, ou encore le jeu de pouvoir contre les grévistes tout au long du chaud automne dernier. La N-VA accroît la pression sur toutes les voix critiques. Les Roms, le Théâtre royal de la Monnaie, le KVS, les syndicats, Hart boven Hard et bien d’autres encore doivent encaisser de plus en plus de condamnations publiques. Une chose est claire : la N-VA et son chef sont de grands partisans des droits et libertés démocratiques, sauf quand ils s’exercent afin de remettre l’actuelle politique en question.

Ce qui se passe aujourd’hui à Anvers doit être pris très au sérieux. Il s’agit de l’approche américaine pure et dure de « la loi et l’ordre », mais sans « la loi ». De la sorte, on assiste à une érosion de la dynamique démocratique, que l’on ramène au seul « ordre », dans le même temps que sont niés les principaux droits et libertés fondamentaux. Liberté de la presse, liberté d’expression et de rassemblement, droit de grève et droit de manifestation sont des droits fondamentaux. Ils ne peuvent être remis en cause quand la chose arrange les pouvoirs publics. C’est précisément pour cette raison qu’après la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, les droits fondamentaux ont été établis en 1950 dans le Traité européen des droits de l’Homme. Et ils valent également pour le bourgmestre d’Anvers.

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