Carte blanche

Anticiper les changements technologiques pour ne plus les subir

Allons-nous encore nous contenter de subir les développements technologiques ou allons-nous choisir de les débattre, les questionner et participer de manière concertée à orienter leur trajectoire ?

Tout le monde reconnaît aujourd’hui la place fondamentale des innovations technologiques dans notre quotidien. Les illustrations les plus flagrantes et les plus actuelles sont liées à la « révolution numérique » qui bouleverse nos sociétés. Cette révolution affecte nos libertés, tout d’abord. On le sait aujourd’hui, beaucoup de nos comportements sont guidés, encadrés, anticipés par des algorithmes qui brassent un nombre toujours croissant de données, qu’elles soient personnelles ou non. Elle influence nos modèles économiques et sociaux, ensuite. Ainsi, dans le secteur bancaire, des assurances ou de l’alimentation, des entreprises amorcent le tournant de la numérisation de leurs opérations, ce qui a pour effet la perte d’emplois et de générer d’importants conflits sociaux. Les modèles d’affaire de l’économie de plateformes, comme Deliveroo, Airbnb ou Uber, secouent le droit du travail et des secteurs économiques visés et ouvrent la voie à de nouveaux modes de consommation. Face à cela, leurs travailleurs revendiquent notamment un statut social clair. Enfin, dès demain, il faudra réfléchir aux conséquences du développement de l’e-commerce sur nos PME, de l’intelligence artificielle sur certaines professions et sur la place de l’Homme, de la blockchain et du Bitcoin sur le rôle de nos Etats, de l’e-santé sur les professions de santé et ses structures actuelles.

Ces technologies du numérique révolutionnent aussi le fonctionnement de nos démocraties, comme en témoigne le phénomène des ‘Fake News’. Plus positivement, des citoyens expriment le souhait d’une participation plus active à la vie politique, par exemple en contribuant directement à l’élaboration de projets de loi via de nouvelles plateformes numériques. D’autres domaines sont également concernés par la diffusion des technologies, comme l’agriculture, l’énergie ou la santé. En effet, des agriculteurs sont au coeur du développement d’une agriculture de précision et s’inquiètent des conséquences de l’utilisation d’herbicides pour la santé ou l’environnement. Les citoyens, les experts et les représentants politiques regrettent la confusion qui règne au sujet de la sortie du nucléaire, tandis que d’autres craignent les risques de black-out ou l’augmentation des prix de l’électricité.

Sommes-nous suffisamment préparés à répondre à autant de défis technologiques ? La reconversion économique de la Wallonie repose en grande partie sur des promesses scientifiques et technologiques qu’il s’agit d’anticiper, d’évaluer et de débattre avant de les concrétiser. Dans le monde complexe qui est le nôtre, les décideurs politiques ont plus que jamais besoin de soutien pour appréhender les transitions technologiques et sociétales qui s’amorcent et prendre les décisions nécessaires de manière concertée. Mais comment évaluer concrètement les développements technologiques qui tendent à s’imposer à la société ?

En Autriche, en France, au Danemark, en Norvège, en Allemagne, en Finlande, en Hollande, en Suisse, en Grèce, au Royaume-Uni, en Catalogne, en Suède et au niveau européen, tous les Parlements ont fait le choix de se doter d’un « Institut d’évaluation des technologies (Office of Technology Assessment) », un institut indépendant chargé d’étudier et d’évaluer ces questions en consultant à la fois les experts, les parlementaires mais aussi les citoyens. Ces instituts travaillent sur des questions d’une importance cruciale pour le devenir de nos sociétés comme, par exemple, les impacts légaux, écologiques, économiques et sociaux engendrés par l’Economie Collaborative (Suisse), les enjeux liés à la collecte, l’exploitation et la protection de données médicales personnelles (Pays-Bas) ou encore la valorisation de la biomasse dans le contexte d’une transition énergétique vers une économie bas-carbone (France).

Et en Wallonie ? Depuis dix ans, malgré l’intérêt continu porté par toutes les formations politiques à ce sujet, les tentatives sont restées infructueuses. En 2008, il a ainsi été question d’une initiative concrète visant à créer en Wallonie un institut d’évaluation des choix technologiques, dont le rôle serait de produire de la connaissance de manière indépendante et d’organiser des initiatives de participation citoyenne pour éclairer et soutenir la prise de décision politique. À la base du projet, la députée Joëlle Kapompolé (PS) avait rédigé une proposition de résolution co-signé par des élus de tous les partis alors représentés au Parlement wallon (MR, cdH et Ecolo). La Ministre des Technologies Nouvelles de l’époque, Marie-Dominique Simonet (cdH), déclarait alors soutenir avec force cette résolution et avait indiqué tout l’intérêt d’une telle initiative pour notre société. En 2011, les Ministres Jean-Claude Marcourt (PS) et Jean-Marc Nollet (Ecolo) soutenaient dans le quotidien l’Avenir qu’un Institut de d’évaluation des choix technologiques était « le chaînon manquant » dans la politique de redressement économique de la Wallonie.

Entre-temps, presque sept ans se sont écoulés. Contrairement à plus d’une dizaine de Parlements européens, rien de semblable n’a (encore) vu le jour au Parlement de Wallonie. Au cours de ces dernières années, de nombreuses activités ont pourtant été organisées à cette fin. Des représentants de plusieurs universités ont par exemple tenu un colloque international au Parlement wallon en 2013[1]. Ce même Parlement a établi un groupe de travail « évaluation des choix technologiques » pour lequel une série de « Midis du Technology Assessment » a suscité la participation active et enthousiaste de députés de tous les partis. En 2014, une proposition de décret visant à créer un institut « Sciences, Démocratie et Société »[2] a été déposée mais n’a pu être votée en commission car la législature arrivait à son terme. Sur la base de ces évolutions, la Wallonie a intégré le réseau européen de Technology Assessment Parlementaire (EPTA) comme Membre associé. Plus récemment encore, la Commission de l’Économie et l’Innovation du Parlement de Wallonie a organisé l’audition du Président de l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Technologiques français, un membre influent du réseau EPTA, qui a confirmé l’intérêt que de nombreux partenaires européens portaient à la démarche wallonne.

Et depuis lors ? Plus rien. Allons-nous encore nous contenter de subir les développements technologiques ou allons-nous choisir de les débattre, les questionner et participer de manière concertée à orienter leur trajectoire ? Dans le cadre de l’émergence d’une société et d’une économie de la connaissance, cette stratégie revêt une urgence éthique, économique et sociale qui, à l’échelle européenne, s’ancre dans de nouveaux défis comme celui du développement de l’innovation responsable. La Wallonie a tous les atouts pour mener des progrès ambitieux en la matière et concrétiser une initiative qui réunit des représentants de chaque parti politique. Chaque jour qui passe rend ce projet plus urgent.

[1] Colloque intitulé « Les nouvelles technologies en débat au Parlement wallon »

[2] Proposition de décret portant création d’un Institut d’évaluation des choix scientifiques et technologiques auprès du Parlement wallon, déposée le 2 avril 2014 par Mme Kapompolé, MM. Noiret, Dupriez, Mme Goffinet et M. Jamar, doc 1056 (2013-2014) – n°1.

Par Pierre Delvenne (1), Nathan Charlier (2), Luc Chefneux (3), Frédéric Claisse (4), Justine Contor (1), Fanny Duysens (1), Martin Erpicum (1,5), Catherine Fallon (1), Jean-Baptiste Fanouillère (1), Colin Glesner (1,6), Claire Lobet-Maris (7), Hadrien Macq (1), Céline Parotte (1), Maxime Petit Jean (1,5), Damien Piron (1,8), Yves Poullet (9), Bernard Rentier (10), Min Reuchamps (11), Mylène Rivière (1,5), Benedikt Rosskamp (1), François Thoreau (1), Gérard Valenduc (12), Michiel Van Oudheusden (6)

1 Centre de recherche SPIRAL, Unité de recherche Cité, Université de Liège

2 Centre de recherche en santé publique, Université de Liège

3 Membre de la Classe Technologie et Société de l’Académie Royale de Belgique

4 Unité de recherche Traverses, Université de Liège

5 Mesylab

6 Centre d’étude de l’énergie nucléaire (S.C.K.-C.E.N.)

7 Centre de Recherche Information, Droit et Société – Faculté d’Informatique, Université de Namur

8 Tax Institute, Unité de recherche Cité, Université de Liège

9 Professeur émérite et Recteur honoraire de l’Université de Namur, Membre de la Classe Technologie et Société de l’Académie Royale de Belgique

10 Membre du Conseil Wallon du Numérique, Membre de la Classe Technologie et Société de l’Académie Royale de Belgique, Recteur honoraire de l’Université de Liège

11 Institut de sciences politiques Louvain-Europe, Université Catholique de Louvain

12 Chaire Travail-Université, Université Catholique de Louvain

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