François Brabant

A notre cher disparu : le libéralisme social

François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Par son ampleur, la manifestation d’hier fera date. Cette mobilisation exceptionnelle illustre un durcissement délétère de la vie sociale en Belgique. A qui la faute ? Depuis plusieurs années, Bart De Wever s’est fait l’apôtre de la dureté en politique, et Charles Michel est à présent son acolyte, marquant par là une rupture nette avec le libéralisme social que défendait son père.

D’abord, prendre la mesure de ce qui s’est produit hier : la manifestation la plus importante de ces trente dernières années. Au minimum 120 000 personnes ont défilé sur les boulevards de Bruxelles. Une mobilisation exceptionnelle, rarissime chez nous. Du jamais vu depuis l’époque Martens-Gol, si l’on excepte la Marche blanche, aux ressorts tout à fait différents. La Belgique est peut-être à l’aube d’un conflit social d’une vigueur que le pays n’a plus connue depuis l’hiver 1960-1961. Chacun appréciera à sa guise, en fonction de ses intérêts et de sa sensibilité. Mais il faut prendre acte, sous peine de ne rien comprendre.

En dépit de ce fait majeur, il s’est trouvé des chaînes de télévision pour ouvrir leur journal sur quelques incidents survenus aux abords de la gare du Midi, des faits certes regrettables, pas de doute là-dessus, mais infinitésimaux, eu égard à l’ampleur de l’événement. C’est parce que la Belgique a longtemps été un pays de Cocagne vacciné contre la violence politique que ces images de voitures incendiées et de policiers caillassés choquent. Tant mieux si elles choquent ! Tant mieux si l’immense majorité des citoyens belges restent attachés à un règlement pacifique des conflits ! Mais il faut bien mesurer que la Belgique est, à cet égard, une exception. En Espagne, en Italie, au Japon, en Corée du Sud, en Argentine, en Turquie, voire même en France et en Angleterre, il serait presque impossible qu’une manifestation de cette intensité s’achève avec aussi peu d’incidents.

Il est révolu le temps des manifestations aux airs de promenades du dimanche. La Belgique sociale est entrée dans une nouvelle ère. Une ère plus dure.

On peut d’ailleurs se réjouir que les débordements n’aient pas été plus nombreux, vu la colère qui étreint aujourd’hui une partie des travailleurs, vu l’immense tension qui était hier palpable d’un bout à l’autre du cortège. Manifestement, il est révolu, le temps des manifestations aux airs de promenades du dimanche, où tous chantent en choeur La P’tite gayole, puis s’en retournent gaiement à la maison. La Belgique sociale est entrée dans une nouvelle ère. Une ère plus dure.

Qui porte la responsabilité de ce durcissement ? Là aussi, chacun jugera. Mais on ne peut que constater qu’en dix ans à peine, le visage de la droite libérale s’est considérablement modifié. Au début de la décennie 2000, les deux principales figures de la droite en Belgique s’appelaient Louis Michel et Guy Verhofstadt. Sur le plan du style, l’un et l’autre se rejoignaient : chaleureux, rieurs, curieux de tout. Sur le fond, le Jodoignois était le chantre autoproclamé du « libéralisme social », un courant de pensée qui a eu ses grands théoriciens (John Start Mill, Alexis de Tocqueville, John Rawls, Karl Popper…), et qui a été remis au goût du jour à la fin des années 1990 par quelques hommes politiques wallons, bruxellois et flamands (Sven Gatz, Didier Gosuin, Richard Miller, Geert Lambert…). Quant à Verhofstadt, alors Premier ministre, il avait fait changer le nom de son parti, de VLD en Open VLD, pour mieux marquer le côté cosmopolite et tolérant du libéralisme qu’il voulait incarner.

En ce temps-là, une coalition dominée par les libéraux légalisait l’euthanasie, ouvrait l’adoption aux couples homosexuels, dépénalisait la consommation de cannabis, accordait le droit de vote aux étrangers, inventait le mécanisme du crédit-temps… Le gouvernement Verhofstadt régularisait des centaines de sans-papiers, tout en expulsant des dizaines d’autres immigrés clandestins. Là encore, chaque citoyen jugera la balance équilibrée ou déséquilibrée, dans un sens ou dans un autre. Toujours est-il que les temps ont changé.

Les libéraux eux-mêmes ont changé. Charles Michel est indéniablement plus à droite que son père. « Le libéralisme social appartient au passé », proclamait d’ailleurs la ministre MR Jacqueline Galant, il y a quelques semaines. Côté flamand, les actuels leaders de l’Open VLD, Gwendolyn Rutten et Alexander De Croo, professent un libéralisme nettement plus orthodoxe que celui de Verhofstadt.

La grande nouveauté à droite, toutefois, le grand chamboulement, c’est la montée en puissance de Bart De Wever. Le président de la N-VA s’en cache à peine : il ne croit pas du tout dans la concertation sociale et il exècre la tradition belge du compromis. Ce durcissement de la société, il en est à la fois le symptôme et l’instigateur. Jusque sur son visage : jamais, ou presque, on ne le voit sourire en public. Ses traits d’humour sont systématiquement empreints d’une froideur glaçante. A un journaliste qui lui demandait ce qui le dégoûtait le plus, le bourgmestre d’Anvers a un jour répondu : « Voir des hommes s’embrasser entre eux. » Un autre jour, il s’est répandu en propos ironiques sur la mode des bakfietsen. Sorte de croisement entre le vélo et la charrette en bois, le bakfiets est très en vogue parmi les Anversois bohèmes, qui s’en servent pour transporter leurs enfants ou leurs emplettes. On peut trouver l’objet d’un esthétisme discutable, mais est-ce une raison pour s’en moquer de façon aussi décomplexée, surtout quand on prétend diriger une ville où des centaines de citoyens s’en servent chaque jour ? On ignore si Guy Verhofstadt, Jean-Luc Dehaene et Wilfried Martens appréciaient ou pas les bakfietsen et les hommes qui se saluent par une bise sur la joue, mais par contre, on prend les paris : jamais ils ne se seraient exprimés de la sorte vis-à-vis de certaines catégories de la population. Et si on évoque Verhofstadt, Dehaene et Martens, trois anciens Premiers ministres, c’est à dessein : Bart De Wever est le véritable chef du gouvernement fédéral. Seuls les niais peuvent l’ignorer.

Olivier Maingain a déclaré que le gouvernement se distinguait par une conception « punitive » des rapports humains. Sur ce point-là, le président des FDF voit sans doute juste. Ce qui transpire par tous les pores de l’accord gouvernemental (sous grosse influence N-VA), c’est une certaine conception de l’existence : l’être humain n’est pas sur Terre pour profiter de la vie, respirer, aimer, rêver, mais pour trimer, trimer, et trimer encore. Et gare aux déviants qui ne triment pas assez !

Cette conception « punitive » pointée par Olivier Maingain peut s’observer à travers deux décisions emblématiques du gouvernement De Wever (appelons-le comme ça). La première : l’instauration de travaux d’intérêt général pour les chômeurs – une mesure « vexatoire et inutilement droitière », a jugé Christian Behrendt, professeur de droit à l’Université de Liège, pourtant loin d’être un porte-parole du PS ou du PTB. La seconde : la suppression du crédit-temps sans motif, qui permettait à de nombreux travailleurs de souffler, qui leur offrait un répit au milieu de leur carrière.

Personne de sérieux, aujourd’hui, ne conteste la nécessité absolue d’assainir les finances publiques. De plus, il était sain, après vingt-cinq ans au pouvoir, que les socialistes goûtent à l’opposition. Et tant Charles Michel que Bart De Wever, incontestables vainqueurs des élections du 25 mai, ont pour eux la légitimité du suffrage universel. Le problème n’est donc pas dans le fait qu’ils gouvernent, mais dans la manière avec laquelle ils semblent vouloir gouverner. Une manière dure, qui rend la société encore plus dure et la transforme peu à peu en un vaste champ de bataille où domine le struggle for life.

La suite ? Qui vivra, verra. En attendant, en cette semaine post-Toussaint, il est toujours temps d’aller déposer quelques chrysanthèmes à la mémoire du libéralisme social, ce cher disparu.

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