14-18: 50 mois qui vont transformer la Belgique

Pour la première fois, le pays est en guerre. Sa résistance est héroïque. Mais c’est aussi le début d’une occupation dramatique. En 1918 donc, un nouveau pays se réveille. Et le XXe siècle démarre vraiment.

La Grande guerre fut… une guerre. Une guerre totale. Une expérience de violence sans aucun précédent dans l’Histoire.

Pour la Belgique, c’est une expérience inédite : jamais encore une guerre n’avait éclaté sur le territoire de l’Etat indépendant. En 1830, la neutralité avait été imposée à la jeune monarchie. Avec le temps, elle était devenue une sorte de talisman censé préserver le pays de tout conflit.

Le viol de la neutralité constitue dès lors un choc profond. Un coup de poing dans l’estomac. Immédiatement, la Belgique fait front. Le rejet de l’ultimatum allemand est largement approuvé par la population. Le 4 août 1914, dans les rues de Bruxelles, la famille royale arrive au Parlement devant une foule en délire. Dans Bruxelles, règne une étrange ambiance de… fête ! « Toutes les fenêtres étaient pavoisées, les gens s’attroupaient dans la rue, des inconnus se parlaient avec animation, écrira Sophie de Schaepdrijver. Des jeunes gens se rendaient au bureau de recrutement en formant de bruyantes farandoles. » L’historienne nuance : « Chez beaucoup, l’anxiété l’emportait sur l’enthousiasme ».

Car on ne va pas à la guerre la fleur au fusil. Déjà, du côté de Liège, les premiers combats ont eu lieu. Le 4, Antoine Fonck tombe à Thimister. Le premier mort d’une longue série. Certes, les troupes combattent vaillamment. Et recueillent l’admiration internationale. Mais sur le terrain, les combats sont sanglants et les forces inégales. Les Belges volent de défaite en retraite. Il est bientôt temps de se retrancher à Anvers, le réduit national. Et puis, ce sera l’Yser…

Dans l’intervalle, les Allemands n’ont pas fait dans le détail. En pénétrant sur le territoire belge, ils multiplient les crimes de guerre. Utilisation de boucliers humains, incendies de villages, maltraitance des autorités publiques… A Dinant, un dixième de la population est tuée. En moins de trois mois, ce sont 5 500 citoyens qui meurent, fusillés, brûlés ou noyés. L’envahisseur se justifie : c’est la réponse aux francs-tireurs belges. Un mythe ! Mais les mythes font souvent des dégâts….

Ainsi commence l’occupation. « Ce fut un cataclysme, une occupation terrifiante, indique Laurence van Ypersele, professeur d’Histoire à l’UCL et spécialiste de 14-18. Sauf pour les minorités ciblées comme les juifs ou les tziganes, ce fut beaucoup plus dur que lors de la Deuxième Guerre mondiale. » La Belgique compte à l’époque 7,5 millions de citoyens. Certains quittent le pays ; d’autres prennent les armes. Mais 6,6 millions d’hommes, de femmes et d’enfants demeurent chez eux. En clair : pour une énorme majorité de Belges, la guerre, ce sera surtout l’occupation.

Par voie d’affiches, les Allemands dictent la loi. Les réquisitions se multiplient, les déportations commencent… Et les taxes pleuvent. Dès décembre 1914, la Belgique doit verser chaque mois 40 millions de francs à l’occupant – sans parler des taxes communales, provinciales et des amendes. L’idée : c’est à la Belgique de payer les frais liés… à sa propre occupation ! Le niveau de vie de la population s’effondre de manière fulgurante. « Avant-guerre, la Belgique est un pays extrêmement développé, rappelle Laurence van Ypersele. C’est la 7e puissance économique mondiale. A présent, la terreur quotidienne de la ménagère est : que vais-je mettre dans mon panier ? » La faute à qui ? Aux Allemands, évidemment ! Pour les Belges, les auteurs des massacres de civils sont les responsables de tous les maux… « Les Allemands, eux, considèrent que si on a faim en Belgique, c’est la faute aux Anglais, précise Laurence van Ypersele. Il faut dire que la Belgique occupée est victime du blocus économique au même titre que l’Allemagne. Or, d’une part, l’Angleterre monte au créneau pour défendre la Belgique, d’autre part, elle l’affame. Et pendant ce temps, en Allemagne, on meurt de faim… »

Eviter l’Allemand… quand c’est possible Garder une distance patriotique. Globalement, c’est le leitmotiv qui guide l’attitude de l’occupé vis-à-vis de l’occupant. « Les Belges essaient d’avoir le moins de contact possible avec les Allemands, résume Laurence van Ypersele. Mais ce n’est pas possible pour tout le monde. » De fait, un certain nombre de Belges côtoient les Allemands de près. Il y a tout d’abord le cas des fonctionnaires, actifs dans les administrations communales ou la magistrature. De nombreux Belges continuent en effet à faire tourner la machine de l’Etat… sous l’oeil vigilant de l’occupant. Le jeu d’équilibre est délicat : il s’agit de rester au service des administrés, sans se compromettre. Parfois, il y a des clashs…

Un autre public mal pris, c’est celui des plus précarisés. Il est facile de rester loin de l’occupant quand on a de quoi vivre. Mais quand on n’a plus rien… « Certains se portent volontaires pour travailler en Allemagne, explique Laurence van Ypersele. Ils le font dans l’espoir de sauver leur famille de la famine. Mais au retour, ils seront étiquetés ‘mauvaise Belges’. Même les morts : ils seront absents des monuments commémoratifs… » Evoquons encore le cas des femmes qui acceptent de se prostituer pour nourrir leurs enfants…

Et puis, il y a les hôtes forcés. Généralement propriétaires d’une belle demeure, ils se voient contraints d’héberger un officier allemand pour quelque temps. « Au début, le Belge ne cache généralement pas sa détestation pour l’occupant, indique Laurence van Ypersele. Par la suite, certains Allemands s’avèrent effectivement détestables, mais d’autres se montrent super sympas. Ils jouent avec les enfants, leur apportent un peu de viande… » Des liens peuvent se nouer. Amitiés ? Pourquoi pas ! Relations amoureuses ? Enfants avec l’occupant ? Sûrement ! Les historiens n’ont pas clos leurs travaux sur ces aspects méconnus du conflit.

Une autre expérience peut rapprocher occupants et occupés : le deuil. Lorsqu’un Allemand qu’on a connu rentre du front sans vie, l’émotion rassemble. « Je ne veux pas pleurer parce que c’est un sale Boche mais je ne vais pas rester là car les larmes coulent toutes seules », écrit cette femme. « L’expérience du deuil est transversale, reprend Laurence van Ypersele. Soudainement, il n’y a plus de camp, on assiste à un réveil d’humanité. Les Belges repensent à cet homme qu’ils ont connu, qui écrivait à sa femme, qui avait des enfants. Ils pensent aussi à leur mari, leur fils, qui se trouve sur l’Yser, qui est peut-être mort lui aussi. La haine du Boche est bien réelle. Mais en réalité, c’est surtout la fierté de l’occupé ! De ce point de vue-là, on ne peut comparer l’occupation de 14-18 avec la logique des nazis. »

Une société nouvelle La guerre se termine. C’est un nouveau pays qui se réveille. Douloureux réveil. Plusieurs villes – Dinant, Ypres, Termonde, Louvain… – sont profondément défigurées. La pénurie de logements est énorme, les trains circulent au ralenti, les territoires agricoles sont dévastés. Et 800 000chômeurs se demandent ce qu’ils peuvent encore espérer.

Sur la scène internationale, les lendemains déchantent rapidement. Le brillant petit pays qui avait suscité l’admiration du monde entier redevient vite un… simple petit pays. A Versailles, les attentes belges ne sont pas rencontrées. Sur la scène intérieure, la réalité est plus complexe. Sans doute le patriotisme belge atteint-il des sommets. Mais dans le même temps, l’identité flamande s’est trouvé une mythologie fondatrice. Quelques hurluberlus réclament même la fin de la Belgique. Attention danger : la sortie de guerre s’annonce déjà critique. Sur le plan linguistique, elle sera mal gérée…

Finalement, c’est peut-être sur le plan de la démocratisation que les progrès sont le plus notable. « De ce point de vue, la guerre joue un rôle d’accélérateur, commente van Ypersele. Le suffrage universel va être accordé aux hommes. On assiste au renouvellement de la classe politique et à l’arrivée de personnalités capables de discuter avec des gens qui ne sont pas issus du même pilier. Quant aux classes aisées, elles ont perdu une partie de leur pouvoir économique. On va assister à un effacement progressif des barrières entre classes sociales. »

Par Vincent Delcorps

Ce texte est extrait du hors-série du Vif/L’Express « 14-18, l’histoire », en vente actuellement en librairie (196 pages, 14,95 euros)

Les chiffres600 000 : Plus ou moins contraints ou franchement forcés, plus d’un demi-million de Belges quittent le pays durant la guerre. La France, l’Allemagne et les Pays-Bas sont leurs principales destinations.

300 000 : C’est le nombre d’hommes qui prennent les armes. Seule une minorité de Belges fera donc la guerre. Mais tout le monde en subira les conséquences…

38 000 : C’est le nombre de soldats belges tués durant le conflit. Au niveau mondial, les chiffres sont impressionnants : 9 millions d’hommes perdent la vie au combat.

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