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Après la Silicon Valley, la Silicon Alley à New York

Le Vif

Sur les traces de la mythique « Valley » californienne, New York a investi massivement dans le high-tech. Une pépinière d’entreprises en plein boom, devenue son deuxième fleuron économique… Après Wall Street!

Ce 30 septembre, Twitter bruisse de noms d’oiseau. Les employés d’Aereo, un fleuron de la télé sur Internet, ont reçu un message des plus désobligeants de leur concurrent, Movieon, basé à Los Angeles, les accusant d’avoir piraté leur site de films à la demande. Virginia Lam, porte-parole de la start-up new-yorkaise, lève, en signe de démenti, des yeux las vers les hauts plafonds de leur siège social, au cinquième étage d’une ancienne imprimerie du quartier du Queens.

Silicon Alley, c’est un concept, l’idée d’une famille d’entreprises des technologies de l’information disséminée dans la ville.
Le business de la Silicon Alley, coeur techno de New York, n’a jamais été si prometteur, mais il n’est plus de tout repos: fondée en 2011 par l’ingénieur indien Chet Kanojia, la firme a déjà dû débouter 17 chaînes de télévision de leurs plaintes en justice pour atteintes aux droits du copyright. Si elle annonce un plan d’expansion dans 22 villes américaines, elle entend rester à New York, à portée de métro de son premier bailleur de fonds, le géant du multimédia Barry Diller.

« Silicon Alley, ce n’est plus un lieu depuis des lustres, précise Virginia Lam, mais un concept, l’idée d’une famille d’entreprises des technologies de l’information disséminée dans la ville. » Le temps n’est plus où le terme désignait encore une poignée de start-up suicidaires alignées sur deux blocs de Broadway, près du célèbre Flat Iron Building. Maintenant, le siège « côte Est » de Google occupe un gigantesque immeuble de 20 000 mètres carrés sur la 8e Avenue, dans Chelsea.

Plus de mille nouvelles entreprises se sont installées depuis cinq ans

Tumblr règne sur la 21e Rue, et Facebook confie à l’architecte Frank Gehry l’aménagement d’un colossal centre d’ingénierie près de Grand Central Station. Plus de mille nouvelles entreprises se sont installées depuis cinq ans aux quatre coins de la mégalopole: à SoHo, dans le Lower East Side ou le East Village; ou encore de l’autre côté du Manhattan Bridge, à Dumbo, dans les usines désaffectées du Queens et ailleurs encore, au beau milieu de l’immense « borough » (arrondissement) de Brooklyn.

Le temps est révolu, aussi, où la simple mention de l' »Alley » faisait pouffer de rire les seigneurs californiens de la mythique « Valley ». Selon un rapport publié en septembre par la mairie de New York, le secteur techno-info est devenu, avec quelque 100 000 salariés et 30 milliards de dollars de salaires, le deuxième secteur économique de la ville après Wall Street! La finance affiche toujours une masse salariale trois fois plus importante, mais c’est la « tech », qui, depuis la crise de 2008, a engendré l’essentiel de la croissance économique de New York.

La « techno » a sauvé Big Apple d’une récession

Elle a assuré à elle seule le tiers des créations d’emplois du secteur privé, soit 26 000 jobs disséminés dans les services, les médias, la banque et les start-up, et près de 6 milliards de dollars de pouvoir d’achat supplémentaires dépensés sur place. Sans ce coup de fouet providentiel, l’économie new-yorkaise aurait, comme le reste du pays depuis le désastre des subprimes, connu une régression de 3% des embauches. Au lieu de cela, son marché du travail a crû de 4% pendant cette période.

La « techno » a donc sauvé Big Apple d’une récession. Elle lui a aussi permis de ravir à Boston, creuset de l’ingénierie américaine et fief du vénéré Massachusetts Institute of Technology (MIT), sa deuxième place derrière le pionnier californien. New York peut même se vanter d’une hausse de près de 40% du nombre de financements de capital-risque depuis 2008.

« On n’imagine pas meilleur endroit pour attirer les talents »

Faute d’une tradition d’ingénierie, la Silicon Alley n’inventera pas de sitôt le prochain iPhone, ou le hardware du siècle. Mais elle sait appliquer le génie informatique à ses métiers traditionnels, les médias et l’édition, dont elle est la capitale, le marketing, les services et la mode, voire le fitness et la santé (voir page 72). Débarqués d’un autre monde, à la fin des années 1990, les investisseurs californiens venus financer les « dot.com » new-yorkais y ont laissé leur chemise dans le désastre de 2000. Et avaient promis de ne plus revenir.

« Il a fallu attendre presque une décennie pour que naisse un vrai réseau de financement, issu, cette fois, de la ville même de New York, se souvient Eric Hippeau, l’un des associés de Lerer Ventures, potentat du capital-risque. Il ne restait ensuite qu’à trouver des talents. »Comme souvent aux Etats-Unis, la « destruction créatrice » a produit le miracle. L’effondrement de Wall Street en 2008, suivi d’une réduction de 13 milliards de dollars de ses salaires, a entraîné la ruée de ses ingénieurs systèmes, de ses jeunes businessmen vers les start-up.

Un réseau, un « écosystème » sérieux, encore inexistant en 2006, s’est formé, capable d’accueillir de nouvelles vocations. Ensuite, on pouvait aussi compter sur la magie de New York. « Une ville universitaire, jeune, peuplée de 600.000 étudiants, débordant de vie, de culture et de créativité, rappelle Eric Hippeau. On n’imagine pas meilleur endroit pour attirer les talents. » Avec l’ubiquité que permet Internet, Arianna Huffington, du Huffington Post, et Etienne Uzac, patron d’International Business Times, qui vient de racheter Newsweek, ne se maintiendraient pas à New York s’ils n’y trouvaient un vivier de journalistes unique aux Etats-Unis, autant que la matière de leur publication.

Comme le site de news BuzzFeed, l’une des réussites de Lerer Ventures, devenu le concurrent le plus dangereux des tabloïds de New York. Les sites de vente, comme Warby Parker, une start-up d’achat de lunettes en ligne à prix imbattables (le nom est inspiré de personnages de Sur la route, de Jack Kerouac), ou BarkBox, qui livre sur abonnement des colis mensuels pour chats et chiens, illustrent le génie commercial de New York. Le service aux entreprises est aussi en plein boom.

100 dollars pour équiper le bureau en chinant dans les marchés aux puces

Et les nouvelles recrues rappliquent de partout, attirées par le glamour légendaire de la Grosse Pomme. Chez Tumblr, la moitié des embauchés viennent d’autres villes. Etsy, une sorte d’eBay spécialisée dans les produits faits maison – fort de 400 employés et de 80 millions de chiffre d’affaires -, fidélise ses employés, tous artisans dans l’âme, grâce à la poésie délirante de son siège social, bourré d’oeuvres d’art et égayé par des concerts folks.
Chaque nouveau salarié reçoit 100 dollars pour équiper son bureau en chinant dans les marchés aux puces voisins de Brooklyn.Car la Silicon Alley prospère avant tout de l’autre côté de l’East River, dans un « tech triangle » bordé par les citadelles branchées de Carroll Gardens, Williamsburg et Greenpoint. Les quartiers sont prisés, mais, à la différence de villes aguerries comme San Francisco ou San José, la culture immobilière de New York tarde à s’adapter à celle des start-up.

Les ambitions de New York sont menacées par l’imminente pénurie d’ingénieurs informatiques

La plupart des propriétaires exigent des garanties impossibles pour des entreprises naissantes et incertaines. D’où les efforts de la mairie. « Nous allons jusqu’à louer nous-mêmes des bureaux pour les « techies », explique Tucker Reed, directeur de la Downtown Brooklyn Alliance. Sinon, ils n’auraient aucune chance de travailler ici. » Michael Bloomberg s’efforce de son côté de combler le retard dans la pose de lignes Internet à haute vitesse par les opérateurs privés dans les bâtiments industriels rénovés.

Nous allons jusqu’à louer nous-mêmes des bureaux pour les « techies »

Plus grave: à terme, les ambitions de New York sont menacées par l’imminente pénurie d’ingénieurs informatiques. Il manque à la ville, longtemps spécialisée dans la finance et les humanités, des universités rivales de la Stanford de San Francisco ou du MIT de Boston. Chet Kanojia, patron d’Aereo, a installé à New York son meilleur directeur marketing, Alex Moulle-Berteaux, d’origine française, mais il a dû maintenir son QG scientifique en Nouvelle-Angleterre, faute de trouver assez de recrues dans la SiliconAlley.
La carence d’écoles spécialisées pourrait un jour être résolue par l’ouverture, sur Roosevelt Island, d’un gigantesque institut technologique construit par l’université Cornell et cogéré par le Technion Institute de Haïfa, en Israël. L’immense cité high-tech, déjà en partie financée par un don de 350 millions de dollars d’un ancien élève de Cornell, le richissime roi du duty free Richard Feeney, aura coûté plus de 2 milliards à son achèvement, prévu dans vingt ans. Un défi, à la mesure de New York, lancé aux seigneurs de la Silicon Valley.

Par Philippe Coste

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