Stromae n’a pas peur des maths

Stromae possède des qualités artistiques indéniables. Du point de vue mathématique, il attire également l’attention. Alors que beaucoup de « people » se pressent de confirmer leur aversion pour les maths, l’artiste n’a pas peur d’afficher son respect pour les sciences exactes.

Racine carrée

Le titre de son nouveau CD « racine carrée » a intrigué plus d’un mathématicien. Il fait référence aux racines du chanteur, qui descend d’un père rwandais et d’une mère flamande. Il connaissait à peine son père Tutsi, qui a abandonné sa mère peu de temps après sa naissance et a été tué en 1994, lors du génocide rwandais. Le jeu de mots mathématique avec la « racine carrée » n’est pourtant pas une première : Mariah Carey a appelé son dernier CD « E = mc2′. Avec toutefois une explication peu mathématique pour son titre. Ce dernier se référait à son énergie E qui égale ses initiales MC ‘fois 2’. Il est cependant certain que la chanteuse ignore la différence entre un carré et un double.
Ce qui n’est pas le cas de Stromae : lors d’une interview « On n’est pas couché » du 14 septembre 2013, Laurent Ruquier, invite les spectateurs à poser des questions via Twitter. Une des questions tirées au sort était : « Quelle est la racine carrée de 196 ? » Le spectateur souhaite clairement faire un jeu de mots avec le titre du CD du chanteur et le défier. De nombreux mathématiciens professionnels auraient probablement buté sur la réponse, mais pas le jeune homme de 28 ans : un « 14 » fuse rapidement. Mais puisque qu’être une tête en math n’est pas raccord avec l’image de marque d’un rappeur, très vite il s’explique, comme s’il souhaite s’excuser : « Ben, oui, je savais que la racine carrée de 169 est 13, et alors j’ai pensé que la racine de 196 est 14 ». À juste titre, le présentateur Ruquier refuse cette fausse modestie et salue l’acuité d’esprit de Stromae.

Motifs

Une autre caractéristique frappante du chanteur est les motifs sur ses vêtements et ses sites web. Ils ont été conçus par le studio bruxellois Bolt, à la demande explicite de Stromae. Il aurait demandé un motif différent pour chaque chanson du CD. Chaque motif devait refléter les paroles ainsi que la musique et serait utilisé pour les vêtements pendant la performance de chaque chanson. Les motifs sont inspirés par l’Afrique, selon les dires du studio Bolt, et non par les mathématiques, mais j’ai suffisamment démontré dans mon livre « Afrique + mathématiques » (publié en français à la VUBPress) que ce n’est qu’une façon détournée d’arriver aux mêmes motifs abstraits. Un mathématicien va voir l’abstraction géométrique dans les motifs africains et par conséquent dans les motifs de Stromae, lesquels sont fondés sur les premiers.

Un livre récent expliquant l’importance de cette théorie pour le design est « Symbol, Pattern and Symmetry, The Cultural Significance of Structure » (« Symbole, Motif et Symétrie, l’importance culturelle des structures ») de Michael Hann. Le directeur des Archives internationales des Textiles de l’Université de Leeds est bien placé pour expliquer l’importance des mathématiques dans les tissus, surtout après ses nombreux voyages à travers le monde à la recherche de motifs mathématiques. Son livre utilise les notations classiques pour les motifs et explique qu’il n’y a que 17 différents types de motifs « de papier peint ». Pourtant, il contient d’innombrables images illustrant leur utilisation créative, venant de la Méditerranée à la Chine, la Corée et le Japon, et de l’Assyrie, la Perse, l’Inde, le Pakistan à l’Indonésie.

Cependant, depuis quelques années, certains mathématiciens favorisent une notation alternative, proposée par John Conway (Princeton University, USA), Chaim Goodmann-Strauss (Arkansas University, USA) et Heidi Burgiel (Bridgewater State University, États-Unis) dans leur livre « The Symmetries of Things » (« Les symétries des choses »). Ce livre est révolutionnaire, à cause de son système de notation facile pour les motifs, ce qui est d’autant plus surprenant qu’il existe déjà de nombreux manuels sur la théorie classique de symétrie. Il est pourtant tellement cliché de dire que les mathématiques ne sont rien d’autre que « l’étude de la symétrie », car « sym metron » signifie littéralement, « [des choses] avec mesure » ? (voir texte encadré « Littérature Stromae »).

J’ai contacté Chaim Goodmann-Strauss afin de demander son opinion sur les dessins Stromae. Sa réaction fut surprenante : « La plupart des motifs Stromae ont une symétrie o, mais l’un d’eux est de type 333 si les couleurs sont ignorées, alors qu’un autre a l’intéressante signature *x – et donc un lien inattendu au ruban de Möbius ». Certes, ses commentaires ont besoin de quelques explications. D’abord, par « symétrie o », le mathématicien réfère à la nouvelle terminologie proposée dans son livre pour un motif que les mathématiciens appelaient d’habitude « p1′ : il se transforme seulement dans un motif identique en se déplaçant parallèlement à lui-même.

Ensuite, il y a le motif d’une chemise de Stromae. Il peut se transformer en elle-même par trois rotations différentes, si les couleurs sont ignorées. C’est-à-dire que des éléments élémentaires construisant le motif peuvent se tourner sur 120°, de sorte qu’après trois rotations on obtient un tour complet de 360°, et il y a trois centres de rotation différents pour ce faire. La notation classique du motif est « p3′, la moderne dit qu’il a la ‘signature 333’. Enfin, il y a les mains des figurines représentées dans le motif que les fans reconnaîtront du single ‘Papaoutai’. Elles ont une signature 2222, parce que les mains peuvent être tournées sur 180° autour de 4 centres de rotations. Les figurines elles-mêmes ont une symétrie axiale, mais un déplacement plus une symétrie axiale verticale lors du passage d’une colonne à une autre effectue également une transformation du motif en lui-même. Goodmann-Strauss utilise ‘*’ pour la première symétrie axiale, et ‘x’ pour ce dernier ‘déplacement axial’, et cela se traduit par la signature ‘*x’ (ce motif était d’habitude noté ‘cm’). Toutefois, en raison de quelques légères différences dans le fond et dans les figurines, on pourrait dire le motif se réduit dans son ensemble à une ‘symétrie o’.

Ces motifs Stromae nous permettent d’illustrer toutes les opérations qui peuvent se produire dans les motifs de papier peint : la translation (ou déplacement parallèle), la symétrie axiale, la rotation et le déplacement plus symétrie axiale. Le dernier commentaire de Goodmann-Strauss concerne un lien avec le ruban de Möbius, c’est-à-dire un ruban de papier avec un tour axial. C’est plus difficile à expliquer, mais on pourrait dire qu’un tel ruban tordu est obtenu en essayant de plier le papier peint de sorte que tous les motifs élémentaires coïncident l’un sur l’autre (ce qui est difficile à visualiser jusqu’à ce qu’on l’essaye effectivement, bien que ce soit physiquement un peu difficile). Pourtant, il y a une manière différente et plus facile de lier le motif de la chemise au ruban de Möbius — en effet, la créativité artistique peut également se produire dans les mathématiques.

Géométrie et paradoxes

Une autre bonne surprise pour un mathématicien qui collectionne des informations sur Stromae est son site web officiel : http://stromae.net/. Stromae avait toujours utilisé la police d’écriture ‘Century Gothic’ dans sa communication, mais pour son CD »? il a demandé au studio de design de développer une version ‘impossible’ de cet alphabet. Sa typographie témoigne donc d’une approche mathématique encore plus explicite ! J’ai demandé une seconde opinion à Slavik Jablan, un professeur de mathématiques à l’ICT de Belgrade (Serbie). Le spécialiste en ‘mathématiques visuelles’ répond immédiatement que quiconque dans ce domaine reconnaîtrait sans faute les trois icônes de l’art mathématique de la première page du site de Stromae : une lettre T de Taniuchi, des notes de musique en blivet, et un triangle de Penrose. Notez que la première icône conduit à la liste des futurs concerts de Stromae, exploitant joliment le fait géométrique qu’un plan ne peut se couvrir que par des hexagones — et les concerts du chanteur sont si nombreux, qu’ils recouvrent presque le plus grand hexagone en Europe : la France.

La lettre T de Stromae rappelle le travail de l’artiste japonais Tsuneo Taniuchi (1953, Tanabe). Ce graphiste célèbre a travaillé à Tokyo et à Boston et a organisé de nombreuses expositions. Il a écrit des livres pour enfants et a collaboré pour un film de Kurosawa. Toutefois, il est surtout connu dans les cercles mathématiques pour son alphabet (http://www.geocities.jp/tt_studio/). Ses lettres utilisent la projection parallèle, une méthode de dessin géométrique oubliée au cours du 16e siècle lors de la Renaissance à cause de la découverte de la perspective, qui à son tour est importante pour l’histoire des mathématiques. En outre, les images ambiguës rappellent les questions des paradoxes qui étaient populaires lors des débats autour des fondements des mathématiques et de l’axiomatique du début du 20e siècle.

Si l’équipe de Stromae n’a rien inventé lors de sa conception de la lettre T sur son site web, les notes de musique sous forme d’un blivet ou ‘diapason du diable’ semblent plus créatives. Les barres irréconciliables formées par deux ou trois tiges à section transversale rectangulaire sont une illusion optique bien connue, utilisée par de nombreux artistes graphiques, tels que le Néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898 — 1972) ou le Hongrois István Orosz (1951 — ). Cependant, la représentation de ces notes de musique dans un dessin impossible en trois dimensions comme sur le site web de Stromae semble être une vraie création, même pour István Orosz, à qui j’ai explicitement posé la question pendant la préparation de cet article.

Par contre, la troisième illusion, le triangle de Penrose, est très répandue. Elle est nommée d’après le physicien et mathématicien anglais Roger Penrose (1931 — ), bien que les Suédois préfèrent le nommer d’après Oscar Reutersvärd (1915-2002), qui semble l’avoir dessiné en 1934 déjà. Penrose a utilisé le triangle dans un article écrit 1958 avec son père, le psychiatre Lionel Penrose. Cette publication est parue dans le ‘British Journal of Psychology’ et ce lien avec les sciences humaines explique peut-être pourquoi ‘Penrose’ est associé à cet objet, puisque nombre de psychologues se sont intéressés à la perception des illusions visuelles. Notez que si un ruban emballe le triangle de Penrose, on obtient un ruban de Möbius à 3 tours. L’artiste mathématique Rinus Roelofs (Hengelo, Pays-Bas) a illustré cette opération à l’occasion du présent dessin. L’esprit Stromae semble donc bel et bien avoir une tournure en Möbius, mais évitons de perturber Stromae avec des interprétations psychanalytiques du ruban de Möbius par Jacques Lacan (France, 1901 -1981).

Cube Vasarely

Le fond du site web de Stromae rappelle le ‘cube impossible’ du dessin graphique ‘Belvédère’ de MC Escher, et il est intéressant de voir une illusion similaire avec ce cube sur la couverture du dernier CD de Stromae, ‘Formidable’. Ce dessin évoque incontestablement les travaux de l’un des artistes préférés de beaucoup de mathématiciens, le Hongrois Victor Vasarely (1906-1997). J’ai donc demandé l’avis de la mathématicienne Ljiljana Radovic (Nis, Serbie), puisqu’elle avait tenu une importante conférence sur Vasarely et les mathématiques pendant le congrès en art mathématique ‘Bridges’, sous la présidence de Reza Sarhangi (Université Towson, États-Unis), organisé dans la ville de naissance de Vasarely, Pécs.

Radovic explique que Vasarely aimait les pavements en losange et utilisait un élément qu’il nomma ‘cube de Kepler’. La théorie de la perception visuelle appelle, pour sa part cette forme ‘cube de Koffka’, d’après le psychologue gestalt allemand Kurt Koffka (1886 — 1941). Le cube Koffka peut être considéré comme une simplification de l’illusion de Necker. Le cristallographe suisse Louis Albert Necker (1786 -1861) a découvert qu’un seul cristal transparent produit deux images différentes : une image convexe et une concave, c’est-à-dire qu’il ressemble ou bien à un cube pointant vers l’observateur, ou bien à un coin intérieur d’une chambre. Dans le cas du cube de Koffka, il s’agit de l’image d’un cube lorsqu’on le regarde dans le sens de la diagonale principale.

Il a des bords qui coïncident de sorte qu’il ressemble à un hexagone régulier et plusieurs qui permet plusieurs interprétations : on peut le voir comme une division d’un hexagone régulier en trois losanges, ou en six triangles, ou comme la projection plane des parties d’un cube (convexe ou concave). C’est une source de l’ambiguïté : notre oeil et cerveau oscillent entre les différentes interprétations de la même image. Les plus anciens exemples de cette illusion visuelle peut être trouvés dans les mosaïques d’Antioche, ou dans les travaux de Kepler sur les pavages, d’où Vasarely déduit son terme de ‘cube de Kepler’.

Le physicien des nanosciences Carlo WJ Beenakker (Pays-Bas, Leiden, 1960 — ) a comparé l’observation de l’état de certaines particules atomiques à celle du cube de Vasarely : les yeux décident quel point est en face et quel point est en arrière et l’observation peut facilement se changer d’un état à l’autre. Avec une certaine exagération on pourrait dit que c’est exactement ce qui se passe lorsqu’on regarde Stromae dans son dernier clip pour ‘Tous les Mêmes’ : les yeux de l’observateur peuvent décider de la/le voir comme un homme ou une femme. Définitivement, Stromae a un faible pour l’ambiguïté, que ce soit dans l’art, les mathématiques, ou le gendre.

Où ces réflexions mathématiques mèneront-elles le jeune chanteur ? Peut-on en déduire qu’il a réellement un esprit de mathématicien ? Lors de la parution de cet article dans la presse néerlandophone, j’ai parfois utilisé une comparaison avec le Bourgeois gentilhomme de Molière dont on était étonné qu’il parle en prose : de façon semblable beaucoup de gens utilisent les maths beaucoup plus qu’ils ne le pensent. Toutefois, dans le cas de Stromae, cette affinité pour les mathématiques semble bien ancrée et réelle puisqu’il l’a confirmée dans plus d’une interview. Et peut-être que les maths le pousseront à aller voir un jour les bâtons d’Ishango, les témoins les plus anciens d’une acuité mathématique, trouvés non loin du Rwanda paternel et conservés dans sa ville maternelle à Bruxelles.

Dirk Huylebrouck Auteur de « Belgique + mathématiques », Academia Press, Gent, Belgique.

Littérature Stromae

Au cas où quelqu’un serait inspiré par Stromae pour se plonger dans les motifs mathématiques, voici deux recommandations. Les esprits plus artistiques pourraient se tourner vers ‘Symbol, Pattern and Symmetry, The Cultural Significance of Structure’ (‘Symbole, Motif et Symétrie, L’importance culturelle des structures’) de Michael Hann (Bloomsbury, 2013), tandis que les matheux apprécieront certainement ‘The Symmetries of Things’ (‘Les symétries des choses’), par John Conway, Chaim Goodmann-Strauss et Heidi Burgiel (Taylor & Francis, 2008). Et peut-être que même Stromae trouvera quelques nouveaux motifs dans ces livres, pour ses futurs CDs, chemises et sites Web.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire