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« Les oppositions des hommes à mon travail, je les ai transformées en force »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Ecologiste, antispéciste, inventrice, l’Américaine Frances Arnold a remporté le prix Nobel de chimie 2018. Elle est aussi femme de convictions: elle a boycotté la visite à la Maison-Blanche, rompant avec la tradition des prix Nobel et envoyant un signal fort à Donald Trump. Comme scientifique et comme féministe.

Frances Arnold

Prix Nobel de chimie 2018, l’Américaine Frances Arnold, 62 ans, figure parmi les 100 femmes les plus influentes de l’année, selon le classement de la BBC. Cinquième femme au monde à remporter ce prix, elle cultive les enzymes autant que la résilience et l’optimisme. En 2005, elle a survécu à un cancer du sein. Elle est une des rares scientifiques à avoir été élue dans trois académies nationales aux Etats-Unis (sciences, ingéniérie, médecine).

Elle se voyait en diplomate ou en cheffe d’entreprise. En inventrice aussi. La voilà 50e femme prix Nobel, pour ses travaux sur « l’évolution dirigée des enzymes ». Frances Arnold, professeure en génie chimique, à Caltech (l’institut de technologie de Californie) nous confie avoir été la première à être surprise de sa consécration: « Non, je n’ai jamais rêvé d’obtenir un Nobel. A mon sens, c’est une envie un peu puérile. Pour tout vous dire, je dormais à poings fermés, dans une chambre d’hôtel à Dallas, quand le téléphone a sonné, vers une heure du matin. Comme je suis une mère, mon téléphone est toujours allumé. J’ai vu que c’était un numéro européen. J’ai compris qu’il s’agissait du comité Nobel. J’étais terrorisée. Mais exaltée aussi. Honorée. Une vraie pile électrique! »

Ce n’est que sur le tard, à 25 ans passés, que Frances Arnold, la fille d’un physicien nucléaire, se tourne vers la science. Après une première carrière comme ingénieure en aérospatiale, au Brésil et en Corée du Sud, elle ajoute, à son diplôme de Princeton, un doctorat de Berkeley. C’est ainsi qu’en 1993, suivant une intuition un peu folle, elle est la première à « hacker » l’évolution en labo: ce faisant, Frances Arnold s’aventure là où personne, avant elle, n’était jamais allé. Elle fait muter l’ADN de bactéries, in vitro, afin de créer de nouvelles enzymes, des protéines qui catalysent les réactions chimiques dans les cellules. Frances Arnold imite donc l’évolution, chère à Charles Darwin qui, à force de sélections naturelles et de mutations génétiques, a mis des milliards d’années pour en faire autant. Sauf que la technique révolutionnaire d’Arnold dépasse, tant en vélocité qu’en efficacité, ce que la nature a fait spontanément.

Chimie verte

Ce sont ces travaux-là – pionniers – qui ont été récompensés, le 3 octobre, par le comité Nobel. L’Américain George P. Smith et le Britannique Sir Gregory P. Winter partagent le Nobel de chimie avec Frances Arnold, pour leurs travaux sur « l’expression des phages dans les peptides et les anticorps », une technique utilisant des bactériophages, les virus de bactéries, pour produire de nouvelles molécules. Quand on lui demande à quoi ses travaux vont servir, la prix Nobel de chimie répond: « L’idée est de résou- dre, grâce à mes OGM, quelques-uns des plus gros problèmes du XXIe siècle: diabète, pollution, etc. J’ai développé une approche pour aborder le monde biologique qui a été massivement adoptée, que ce soit dans la fabrication de médicaments, de biocarburants, de produits de consommation, comme les détergents. C’est la nature, ma source d’inspiration. C’est elle la plus grande chimiste! La chimie que je prône, « la chimie verte », n’a rien à voir avec ce qu’on faisait par le passé. Aujourd’hui, il s’agit de fabriquer des médicaments moins chers, de traiter plus efficacement des maladies, de dépister plus tôt le cancer, de produire des pesticides et des carburants bio, de trouver des moyens de se débarrasser du plastique. Les gens vont se servir de mes idées pour rendre leurs vies plus agréables et le monde plus beau. Ça me rend folle de joie. »

Avec Barack Obama, qui, en 2011, lui remettait médaille nationale de la technologie et de l'innovation.
Avec Barack Obama, qui, en 2011, lui remettait médaille nationale de la technologie et de l’innovation.© Brendan Hoffman/Getty Images

Cette dompteuse de l’évolution est la cinquième femme et la première Américaine à entrer dans le pré carré du Nobel de chimie. Mais celle à qui Barack Obama remettait, en 2011, la médaille nationale de la technologie et de l’innovation, celle qui a été élue dans les trois académies nationales des Etats-Unis (sciences, ingénierie, médecine), celle qui a remporté le « Nobel » des ingénieurs, le prix Charles Stark Draper, celle qui a cofondé deux sociétés spécialisées dans les écocarburants et les biopesticides (Gevo et Provivi) a refusé d’aller serrer la main de l’actuel président américain: « Je n’ai pas voulu aller le voir, pas davantage que mon colauréat et compatriote. Et c’était réciproque. Pourtant, selon la tradition, tous les lauréats américains du Nobel sont censés se rendre à la Maison-Blanche. Ça vous donne une idée de ce que, nous autres scientifiques, pensons de Donald Trump. »

Il est six heures du matin, en Californie. C’est la sonnerie de notre appel Skype qui a tiré la prix Nobel de chimie du lit. « Allo, Frances? Vous êtes toujours là? » Oui, elle est encore là, la prof de Caltech qui ne crée plus de nouvelles enzymes, aujourd’hui, mais enseigne à ses étudiants comment le faire. Elle est en robe de nuit, dans sa maison de La Cañada Flintridge, en Californie. Et elle embraie, tranquillement, expliquant que sciences et politique n’ont pas particulièrement d’atomes crochus, surtout depuis l’élection de Donald Trump. « On ne peut pas faire l’impasse sur le fait que la Maison-Blanche prenne position en faveur ou contre la science. Alors, soit on s’en accommode. Soit on se rebiffe. »

Y a d’la joie!

A l’évidence, Frances Arnold a plutôt l’air d’être du genre à se rebiffer. Celle qui avait un grand-père général dans l’armée américaine et qui est pourtant allée manifester contre la guerre au Vietnam, a la beauté froide d’une Catherine Deneuve ou d’une Tippi Hedren. Blonde, sophistiquée. Mais, si cette femme-là devait être transposée en musique, elle serait – c’est certain – une chanson de Charles Trenet. Il y a de la joie, dans cette voix. De l’insolence. De l’irrévérence. De l’humour, en fait. Qui a dit qu’un prix Nobel devait être sinistre? « Je ne suis pas quelqu’un de colérique ou de négatif », confirme cette tornade de résilience qui a surmonté un cancer du sein, a été veuve deux fois, et a perdu un de ses trois fils, dans un accident, l’année dernière. « J’ai perdu beaucoup de gens que j’aimais, c’est vrai. Mais j’en rencontre sans cesse d’autres à aimer. Il suffit d’être à l’écoute des autres et d’ouvrir les yeux: je crois au pouvoir de la lumière. »

Le jour ne s’est pas encore levé, en Californie, mais Frances Arnold est déjà tout feu tout flamme. « Il ne faut pas prendre les gens pour des idiots: il me semble que quand on met simplement et clairement en lumière les dysfonctionnements dont ils sont coupa- bles, les gens les comprennent et ils changent. J’ai passé ma vie entière à mettre en lumière le fait que les femmes devaient avoir les mêmes chances que les hommes, notamment dans le domaine scientifique. Et on dirait bien que ça commence à fonctionner! »

Cinquante-et-une femmes lauréates (dont deux fois Marie Curie, en chimie et physique): c’est le (tout petit) nombre de femmes primées… contre 842 hommes, depuis la création du prix Nobel, en 1901. Mais cela ne désole pas Frances Arnold. Au contraire: « Je suis certaine qu’un mouvement s’est enclenché. On va voir de plus en plus de femmes douées et brillantes remporter ce prix. »

Les oppositions des hommes à mon travail, je les ai transformées en force.

On l’a raillée, au début des années 1990, lorsqu’elle a été la première à créer de nouvelles enzymes par évolution dirigée accélérée. Dans le monde scientifique, on a froncé les sourcils, en disant que ce qu’elle faisait n’était « pas de la science » et que les « gentlemen » ne se livraient pas à des mutagénèses (l’introduction volontaire de mutations génétiques dans un être vivant). Sa réaction? « J’ai ri! Et mon Nobel m’a donné raison, non? En plus, je ne suis pas un « gentleman », je suis une femme. Il faut s’accrocher à ses idées, malgré les critiques des « gentlemen » qui croient mieux savoir que les femmes. En fait, les oppositions des hommes à mon travail, je les ai transformées en force. Et c’est ce que je veux dire aux jeunes filles d’aujourd’hui: Go for it! (foncez!). Bossez et bossez encore. Rien ne vous tombera jamais tout cuit dans le gosier. » Frances Arnold a grandi entourée de quatre frères. Quand on lui demande si elle a toujours voulu « faire aussi bien que les garçons », elle répond, pince-sans-rire: « J’ai toujours été meilleure que les garçons. Sauf en baseball, je l’avoue. »

Adepte des livres audio

Elle rit beaucoup, Frances Arnold. Et pour cause, elle pense que nous n’avons jamais vécu une époque aussi heureuse que celle d’aujourd’hui. Ce faisant, elle partage les vues de Steven Pinker, ce grand professeur respecté de Harvard, qui veut démontrer, éléments et data à l’appui, que nous vivons « l’époque la plus pacifique depuis que le genre humain existe ». « Steven Pinker? Oui! Je le connais évidemment et je suis justement en train de lire son dernier bouquin! »

En même temps, qui ne connaît-elle pas, Frances Arnold, que l’on voit, de-ci de-là, en photo avec Steven Hawking, Barack Obama, ou encore avec la reine d’Angleterre, à Buckingham Palace, ou en train de donner une conférence, à Davos, en Suisse, à l’occasion du World Economic Forum? La prix Nobel de chimie 2018 est une vedette. Et, si elle devait être une statue, Frances Arnold serait probablement Le Penseur de Rodin: « En fait, le seul problème, avec ce prix Nobel, c’est qu’il a mis ma vie sens dessus dessous. Il me prend tellement de temps, que je n’ai même plus le temps de penser, ce qui est mon activité principale. J’espère que cela n’aura pas d’impact négatif sur mon travail. »

Aurait-elle donc le cerveau allumé en permanence? « Oui, d’aucuns m’accusent d’une certaine hyperactivité de pensée », avoue la chimiste, en souriant. Son remède à elle, pour freiner un peu la machine? Les livres audio. « Ce que j’aime, c’est la randonnée et la lecture. J’aime aussi qu’on me parle, pendant que je m’endors. Comme je n’ai pas beaucoup de temps et que je suis seule, je « lis », trois à quatre livres audio par mois, en marchant ou en m’endormant. »

Ce qui l’a particulièrement réjouie, en 2018, hormis son Nobel? « C’est que les femmes ont pris le pouvoir comme jamais auparavant! Elles parlent. Elles manifestent. Elles votent pour d’autres femmes. J’ai été une femme pendant 62 ans et, enfin, je vois les femmes prendre les rênes du pouvoir. Enfin, elles reprennent le contrôle de leur vie aux hommes! Je crois fermement en la nécessité d’obtenir des droits égaux, entre hommes et femmes. Je crois aussi qu’il est grand temps de laisser aux femmes la possibilité de saisir leur chance. »

Ce qui l’a particulièrement déçue cette année? « L’apparente marche arrière permanente devant ce qui devrait être notre priorité première: la sauvegarde de notre « foyer commun » qu’est la Terre, un foyer à partager, entre humains et entre tous les êtres vivants. L’environnement et le changement climatique pèsent moins lourds, dans la balance que se faire de l’argent. Le sort qu’on réserve aux animaux, la façon dont on les traite est une source constante de déception et d’horreur, pour moi. La liberté d’expression est aussi au coeur de mes préoccupations. Sans presse libre, il n’y a plus que de la propagande. La question est particulièrement aiguë aux Etats-Unis. »

Quand on lui demande pourquoi elle a consacré sa vie à créer des OGM in vitro, elle répond tout simplement: « Parce que je ne peux pas faire autrement! J’ai toujours été une inventrice! C’est comme un poète ou un artiste: il crée, il y est obligé. Moi, petite fille déjà, je voulais fabriquer des choses qui aideraient les gens. » Celle qui a appris à jouer du piano à 4 ans et s’est attaquée à la guitare, dans la foulée, explique que ça fait trente-cinq ans qu’elle n’a pas de télé chez elle: « Ça ne m’intéresse pas. J’ai d’autres choses à faire que de regarder la télé! » Apprendre, surtout, encore et encore, voilà ce qui la motive. Parce que, sa plus grande peur, « ce serait de ne pas savoir lire ou écrire! L’ignorance me terrifie. Le manque d’éducation me désespère. C’est, à mon sens, la plus grande des menaces qui pèse sur nous. C’est en m’éduquant que j’ai su ce que je voulais faire de ma vie. Il faut s’intéresser aux autres, à la différence. C’est comme ça que naissent les plus grandes amitiés et les plus belles idées. Il faut apprendre à lire, à écrire, à penser plus loin, plus grand que ce qu’on nous enseigne. Ce n’est pas parce qu’on étudie la science qu’il faut délaisser la philosophie, ou la littérature, par exemple. Il faut savoir s’adapter au changement, l’accompagner. Ce n’est que comme ça que la créativité pourra vous atteindre. Ou les idées les plus folles… Ce sont souvent les meilleures. »

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