© Erwin Vanmol

Je méprise, donc je suis

Ils crachent dans la rue, vous rabaissent au bureau, dictent leur loi en amour… Ces nouveaux « délinquants sociaux » sont devenus légion ! « De l’adulte roi à l’adulte tyran » décrit comment naissent et (dys)fonctionnent ces égoïstes, intolérants à la frustration et imperméables aux critiques. Objectif : ne plus les subir !

Notre malheur est lié à ce que nous ne possédons pas tout ce que nous voudrions. La condition humaine n’incite pas forcément à l’optimisme, et les siècles passés nous ont enseigné un certain fatalisme, plutôt qu’une jouissance de vivre… Et pourtant, depuis plusieurs décennies, nos semblables ne semblent plus aspirer qu’à une chose : épanouir leur ego. Nul ! Cette quête inlassable du bonheur, via une consommation exacerbée, n’a surtout réussi qu’à détendre, peu à peu, le lien social. Résultat : égoïsmes et individualismes pullulent. Pas la peine de stigmatiser les comportements des gens qui achètent compulsivement, s’abandonnent au farniente ou préfèrent le confort des images télé prémâchées aux efforts du cortex. Ceux-là, finalement, ne galvaudent qu’eux-mêmes. Mais il en est d’autres, toujours plus nombreux, dont les conduites heurtent, choquent et finissent par « réifier » autrui. Nous reconnaissons leurs auteurs, pour les croiser chaque jour : ils doublent dans les files, taguent les murs, confondent leur voiture avec un char d’assaut, oublient de saluer ou de tenir les portes. « Ce sont des gens mal élevés qui, s’ils ne sont pas tôt ou tard éduqués, deviendront un jour des tyrans pour les autres »…

D’abord frappé par l’augmentation des incivilités, le psychothérapeute français Didier Pleux a dû constater, aussi, l’évolution de sa clientèle : « Depuis une dizaines d’années, mes confrères et moi ne recevons pratiquement plus de patient souffrant de névroses liées aux interdits, à la honte, la peur ou la soumission à l’autorité. Il ne s’agit plus, à présent, de survivre aux culpabilités de tout poil, mais de jouir à tout prix de la vie. » Exit une bonne part d’angoissés, de dépressifs et de victimes des pathologies dites du refoulement. Place, dorénavant, à des individus incapables de se remettre en cause, aux profils de plus en plus égocentriques, et qui n’ont de cesse qu’ils n’aient assujetti le monde à leurs désirs. Question : ces sujets amoraux, ni empathiques ni sympathiques, ne seraient-ils pas les « enfants rois » des années 1980… devenus grands ?

Un pouvoir forcément usurpé

De l’adulte roi à l’adulte tyran (1) développe habilement cette hypothèse : la fin du XXe siècle a vu une génération de jeunes enfants prendre progressivement le pouvoir au sein de leurs foyers, non en raison de carences affectives (bien au contraire, puisqu’ils y sont choyés, idolâtrés, sur- stimulés, survalorisés, surprotégés !), mais éducatives. Au fil des ans, un contexte permissif (des parents résignés aux rôles de taximen, restaurateurs, blanchisseurs, animateurs, hôteliers et banquiers) a entretenu, puis renforcé leur toute-puissance. Or l’égocentrisme ne disparaît pas comme par enchantement : il continue à se développer toute la vie. Les enfants rois ont engendré des ados rois, mués en adultes rois… que leurs attitudes narcissiques, si elles ne sont jamais sanctionnées, menacent de transformer en tyrans. « Quand l’adulte roi ne parvient pas à ses fins, quand son vis-à-vis tente d’exister ou de se rebeller, il passe à la vitesse supérieure pour devenir son bourreau. Les dictateurs chosifient les masses comme le petit tyran domestique utilise son conjoint, ses enfants ou ses collègues pour sa satisfaction personnelle. » Si le bambin capricieux n’est pas responsable de son évolution, l’auteur montre nettement moins de clémence à l’égard des aînés. « L’adulte roi est bien celui qui décide de ne pas rompre avec cette omnipotence infantile. Or l’homme a toujours le choix de lutter contre ses déterminismes génétiques, familiaux, sociaux. Il peut résister, devenir le pilote de sa vie. L’adulte roi sait pertinemment ce qu’il fait. Et ce qu’il ne devrait pas faire. »

Sans conteste, l’homme a été programmé pour développer le principe de plaisir – éviter la douleur, obtenir la jouissance la plus durable possible. Personne ne nie qu’un bon matelas est plus confortable que la paillasse du Moyen Age. Mais ce principe qui tend, le plus souvent, à nier le sort des autres, doit être régulé. C’est l’éternel débat entre désirs et réalité, qu’illustre la belle formule de Camus (qui cite son père, dans Le Premier Homme) : « Un homme, ça s’empêche »… Autrement dit, l’être humain respectueux d’autrui, civil et sociable, s’oblige à ne pas gêner, à ne pas déranger ni empiéter sur la liberté des autres. « Or l’homme s’empêche de moins en moins, affirme Pleux. Il redevient ce mammifère étranger à ses pairs, tourné uniquement vers la satisfaction de ses besoins – manger, procréer, se défendre ou attaquer. » Si nous naissons tous égoïstes, il nous appartient d’humaniser nos existences. En clair, d’agir aussi contre ces rois, pour leur reprendre un pouvoir qui ne leur appartient pas.

Des immatures cognitifs

Un combat suranné ? Si l’intolérance aux frustrations trouve son origine dans une carence éducative, il doit être possible de rectifier le tir. Le développement du sens moral peut être sollicité par l’éducation, la culture, la vie en société. « Il y a toujours une petite fissure, espère Pleux, par où la lumière peut passer. » Dressons le portrait du coupable. L’enfant roi est cet être coercitif, doté d’une pseudo-maturité, capable de disserter sur n’importe quel sujet d’actualité (il regarde beaucoup la télé) mais pas d’apprendre ses leçons. Matériellement gâté, vivant dans l’impunité, il accuse toujours l’extérieur, se démotive rapidement, réclame sans cesse du nouveau, décide des loisirs familiaux… mais n’est pas heureux.

L’adulte roi ressemble à sa version miniature… en pire. Lui aussi attribue aux autres la responsabilité de ce qui lui arrive de fâcheux. Emotif pathologique, il angoisse à la première adversité. Hyperactif, il développe une frénésie d’activités pour éviter les déprimes liées au vide – il déteste l’attente, les heures parfois teintées de spleen. Quand un loisir ne lui plaît plus, il en change allègrement. Toutefois, il se veut peintre sans les heures de croquis, musicien sans solfège, sportif sans entraînement ou écrivain sans lectures. « Il use tout son potentiel dans cet éparpillement. Au final, il participe à sa lente dévalorisation puisque chacune de ses entreprises se solde par un échec. »

« Moi d’abord ! »

Le roi fait ce qu’il veut quand il veut. Derrière l’apparente éloquence de ses plaidoiries se cache une ignorance féroce, puisqu’il n’a jamais voulu se contraindre à apprendre. S’il lui arrive de rencontrer une réalité frustrante, il fera tout pour ne pas s’y soumettre. Ce refus de la contrainte le pousse donc à « procrastiner ». Mais dès qu’il perd le contrôle, le voilà qui stresse ou se met en colère… « On ne naît pas roi, on le devient, insiste Pleux. Cette exacerbation du moi peut très bien se calquer sur n’importe quelle personnalité, pas seulement sur les caractères « ouverts ». Il existe des tempéraments introvertis qui n’ont d’autre but que d’assouvir leurs désirs. De vieilles dames réservées qui se comportent en société selon leurs bons plaisirs. Des ados boudeurs qui s’enferment dans le mutisme dès que le réel les ennuie. Des adultes calmes qui se débrouillent toujours, au boulot, pour refiler les tâches ingrates aux autres… »

Des paterfamilias, des cadres dirigeants, des politiciens de tous bords, hommes et femmes, nombreux sont ceux qui exercent l’autorité pour leur seul bénéfice. Parmi eux, des anonymes et des célébrités. Quelques profils marquants ? Bernard-Henri Lévy, Silvio Berlusconi, Dominique Strauss-Kahn ou Nicolas Sarkozy, dont la tragédie « est celle des rois qui veulent être aimés ». Tous ont en commun d’avoir toujours agi à leur guise, sans que la réalité les arrête. Des compagnonnages politiques les ont protégés, ou la fréquentation d’autres puissants, ou la vie avec des conjoints trop accommodants. Selon Pleux, de vrais méchants comptent aussi dans leurs rangs, tels Caligula ou Anders Breivik.

Poseurs de lapins

En couple, les adultes rois font naturellement des ravages. Inconstants, incapables d’amour (sinon d’eux-mêmes, ou pour ce que ça leur « rapporte »), ils veulent être reconnus, flattés, adulés. Ils diffèrent un rendez-vous si une rencontre entre copains leur paraît soudain plus fun. Les reines ne sont pas en reste, qui aiment également de façon déroutante : « On les taxe volontiers d’allumeuses, mais c’est beaucoup plus banal que ça : elles désirent ce dont elles ont envie, et cessent d’aimer quand ça ne leur plaît plus. Malheur aux sentimentaux ! » Quand ces monarques sont enfin quittés (cela arrive !), soit la rupture les arrange (ils sont déjà sur un « autre coup »), soit ils sombrent dans une dépression où le mal-être indique surtout la douleur de l’ego blessé, bien plus que celle liée au départ du docile sujet.

Oubliés, exploités, manipulés, voire persécutés, les partenaires des adultes rois éprouvent mille difficultés à trouver leur place.
Et pourtant, « il convient de stopper ces rois avant qu’ils ne basculent dans la tyrannie, recommande Pleux. Utilisons nos bulletins de vote et tout ce qui peut contrer leur hégémonie ». Mais quid des petits dictateurs communs ? Comment freiner le grossier qui s’engouffre dans le métro sans vous voir ? Qui prend le trottoir pour une déchetterie ? Qui crache à tous vents ? Qui laisse sonner son mobile au resto ? « En ayant chaque fois le courage d’être conflictuel, assure le spécialiste. Avec humour, de préférence. Tout ce qu’on risque, la plupart du temps, c’est une altercation. L’adulte roi a constamment besoin d’être arrêté, déséquilibré, contredit… éduqué. S’il éteint son portable, s’il ramasse la crotte du chien, c’est gagné. Il ne faudra pas oublier, alors, le renforcement positif : le remercier, comme un enfant, d’avoir corrigé son comportement… » En revanche, si la conduite répréhensible persiste, il ne restera plus que la police ou les tribunaux.

Au travail, c’est pareil. Il faut sanctionner rapidement, « dès la première marche de l’escalier ». Déjouer les manipulations du petit chef, dégonfler publiquement ses projets. A la maison, inlassablement exiger que la princesse ou le pacha assume sa part dans la logistique ou l’éducation des enfants. « Inutile de tenter de convaincre, il est temps d’obliger, d’exiger », même s’il est pénible d’avoir à rééduquer un conjoint mal élevé. « Il y a une souffrance de vie chez ceux qui ont cru que le quotidien allait tout leur donner, admet Pleux. Mais il n’y a aucune issue sinon leur résister, pour les empêcher de nuire. » Et les forcer à quitter, enfin, leur insupportable moi grandiose.

(1) De l’adulte roi à l’adulte tyran, par Didier Pleux, éd. Odile Jacob, 232 p.

VALÉRIE COLIN

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