Carte blanche

Crise Covid: pourrait-on breveter le soleil? (carte blanche)

A propos d’open science, de bien commun, d’éthique (et politique) scientifique.

En pleine crise Covid-19, le Soir publie un article intitulé « Coronavirus: les gros bénéfices engrangés par l’ULiège sur les tests Covid suscitent le débat« . Celui-ci pose la question de savoir si « les bénéfices de l’opération doivent revenir aux pouvoirs publics à partir du moment où l’argent public a financé ces recherches« . « Le rapport qui a été présenté -note : au CA de l’ULiège- indique une recette de 32 millions d’€ pour quatre mois à peine d’activités et 12 millions de dépenses. Ce qui laisse 19 millions de bénéfices, dont une bonne partie va revenir à l’Université avec des clés de répartition des royalties générées par les trouvailles de ses chercheurs, réparties comme suit : 30 % pour l’institution, 30 % pour le laboratoire qui fabrique le produit, 30 % pour le ou les chercheurs qui l’ont inventé et 10 % pour Gesval, la société en interne qui gère les inventions de l’ULiège.« . « Selon les premières estimations, chacun des dix chercheurs à la base du nouveau procédé pourrait toucher sur 4 mois près de 250.000€, en plus de leur salaire.« .

Ces bénéfices, qui ont été engrangés sur 10 mois (et non 4) concernent, pour la plus grande partie, des rentrées générées par la vente de divers réactifs, tubes ou plaques multipuits (destinés aux analyses des écouvillons naso-pharyngés réalisées pour l’Etat), par les analyses RT-PCR sur échantillons naso-pharyngés ou de salive, de même que, dans une moindre proportion, par la vente des tests salivaires créés par l’université. Des brevets ont également été déposés (kits d’extraction, kits salivaires).

Rétroactes.

Dès février 2020, tous les scientifiques sont sur le front de ce qui constitue sans doute l’un des plus grands drames humains de ces 50 dernières années : plus de 22.000 morts liés au Covid-19 aujourd’hui en Belgique, 2.265.000 dans le monde. Par rapport à novembre 2019, le chômage a augmenté de 1,795 million de personnes dans l’UE et de 1,425 million dans la zone euro. Les faillites se multiplient partout dans le monde à un tel point que, en Belgique, deux moratoires successifs de l’Etat les gèlent (!) « En 2020, le nombre de dépôts de bilan a chuté en raison du choix du gouvernement fédéral d’instaurer des moratoires, l’un durant le premier confinement, le deuxième en fin d’année. Avec ce mécanisme, les faillites sont gelées. « Les grosses institutions telles que l’ONSS, la TVA, l’Etat, mais également les parquets, qui introduisent énormément d’actions en faillite, n’ont plus pu le faire », confirme Etienne Hody, président des divisions Namur et Dinant au Tribunal de l’entreprise de Liège.« . Le même article précise que, à l’arrêt des moratoires, « les citations en faillite vont reprendre dans quelques semaines, voire mois. Les différents gouvernements n’accorderont plus d’aide. La situation pourrait alors s’aggraver avec un afflux de faillite. Le bureau d’études Graydon redoute d’ailleurs le pire, et envisage jusqu’à 50.000 faillites en raison de la crise du Covid19« . Enfin, une question écrite à la Commission européenne en date du 09 novembre 2020 relate la crainte d’une augmentation importante du nombre de suicides « Dans plusieurs pays européens et dans le monde entier, nous assistons à une augmentation inquiétante du nombre de cas de suicide depuis le début de la pandémie COVID-19. L’OMS et diverses études internationales ont confirmé cette tendance, également observée dans d’autres situations d’urgence mondiales, comme celle du Sars. Ils soulignent que l’isolement social, la peur de la contagion, l’incertitude, le stress chronique et les difficultés économiques liées à la pandémie COVID-19 ne sont que quelques-unes des conditions qui peuvent conduire au développement ou à l’exacerbation des troubles dépressifs et augmenter le taux de suicide.« .

Très rapidement les gouvernements ont réagi et ont co-investi avec les firmes pharmaceutiques dans une course au vaccin qui n’a jamais réuni autant de volontaires en phase 3 de par le monde. Des phases précliniques ont été menées (y compris en Wallonie) pour assurer les premiers pas de la sécurité vaccinale. Les vaccins arrivent, et avec eux l’espoir de revivre normalement.

Les Universités comme prestataires de services.

Les universités, chroniquement sous-financées, comme le domaine des soins de santé d’ailleurs, ont démontré leur rôle crucial dans la société par leur implication majeure dans la crise Covid (nombre d’experts en émanent : infectiologues, urgentistes, pneumologues, infimiers, …, virologues, immunologues, épidémiologues, ingénieurs …).

Maigre consolation destinée sans doute à réduire leurs plaintes liées au sous-financement, elles sont autorisées (voire encouragées) à réaliser des prestations [1] (y compris Covid-tests) qu’elles facturent et sont d’ailleurs depuis quelques années assujetties à la TVA pour ces prestations. Bien plus, une règlementation précise existe pour les dépôts de brevets sur les inventions réalisées par les chercheurs, réglementation qui permet un retour financier aux universités et aux chercheurs (selon les pourcentages de ventilation mentionnés dans l’article du Soir). Une réglementation qui permet également, n’en doutons pas, de conserver aux universités une certaine attractivité pour les chercheurs qui y travaillent (« le privé » étant souvent bien plus rentable en termes de salaires et d’avantages de toute nature) de même qu’elle fournit quelques subsides pour la recherche scientifiques des institutions.

Aucune suppression de cette règlementation ne pourrait être envisagée sans être évidemment accompagnée d’un profond refinancement des universités (pour assumer leurs deux autres missions, l’enseignement et la recherche) et de revalorisation barémique des chercheurs. Un dossier auquel aucun ministre ne donna jamais la réponse qu’il méritait malgré les enjeux pour le Pays et les enjeux moraux que peut parfois révéler cette réglementation. Le cas de la crise Covid en est sans doute un des plus beaux exemples.

« Des brevets ont été déposés … »

La Morale (Littré) est définie comme l’ensemble des règles qui doivent diriger l’activité libre de l’homme. Pour André Comte Sponville, elle est universelle et absolue, consiste en l’obligation d’aider tous les êtres humains et commande de façon inconditionnelle : elle n’est pas question de goût ou affaire d’opinion. Pour le même auteur, l’éthique est plus individuelle et relative, elle vise à l’épanouissement personnel, recommande une « bonne » solution face à plusieurs alternatives et relève du libre choix de chacun.

Il serait anormal, à fortiori dans une crise aussi grave (voir rétroactes supra) et dans une université d’Etat, de ne pas s’interroger sur le caractère approprié (ou non) du dépôt de brevets par l’université sur le développement de produits ou d’une amélioration de dépistage visant à participer à la gestion de cette crise mondiale. Il serait également anormal de ne pas s’interroger sur le caractère approprié [2] (ou non) des montants des stricts bénéfices réalisés par une université d’Etat via facturation de prestations…à l’Etat [3]. Bien plus encore, on ne comprendrait pas que l’on ne s’interroge pas sur la prise de bénéfice à des fins privées par des agents de l’Etat sur des prestations qui s’inscrivent dans les objectifs de l’université (la recherche scientifique au service du Pays et des citoyens, en particulier en période de crise).

Une des vocations du mouvement de l’Open Science – ou Science Ouverte – est de contribuer à rendre le processus de la recherche, ses données et ses résultats plus transparents et plus souvent reproductibles. Selon Wikipedia, « La notion de science ouverte recouvre un ensemble de pratiques, fondées sur le recours à l’Internet, aux outils de travail collaboratif […] et du web social, qui peuvent être utilisés dans l’ensemble de la démarche savante : de la formulation de questions et d’hypothèses scientifiques à la diffusion/vulgarisation des résultats de recherche, en passant par la discussion des méthodes, protocoles, résultats, etc. La science ouverte peut aussi favoriser la multidisciplinarité de la recherche et éventuellement un caractère multilingue et un caractère de bien commun« .

La translation de ces éléments aux recherches scientifiques menées durant cette crise permettent sans doute d’imaginer la recherche et ses découvertes, comme un « Bien Commun », à mettre au service de l’Humanité ? Ainsi, Jonas Salk (inventeur en 1953 du vaccin contre la polyomyélite et qui avait à l’époque refusé de le breveter afin d’en permettre une plus large diffusion), à qui on avait posé la question de savoir qui détenait le brevet avait répondu : « Eh bien, au peuple je dirais. Il n’y a pas de brevet. Pourrait-on breveter le soleil ?« .

Autrement dit, est-il judicieux (décent diront certains), dans le contexte de la crise Covid, de vendre les prestations universitaires à des prix qui semblent si élevés (lire, au point d’en faire de tels bénéfices), de faire breveter ce qui peut servir au bien commun plutôt que de le publier en open source (accès libre à tous [4]) et enfin de rétribuer les chercheurs, à titre privé, de montants aussi élevés … ? Malheureusement, dans le système actuel, une suite strictement négative donnée à ces questions reviendrait à officialiser la paupérisation de l’université, à consacrer la fonctionnarisation de ses cadres, et finalement à encourager (à nouveau) la fuite des talents… Est-ce alors la norme actuelle (lire le système) qui est à revoir…plus que les faits dénoncés, en tout cas à ce stade ?

Tout cela constitue indéniablement une question morale et éthique importante [5]. Une des plus sérieuses que les Universités aient eu à traiter sans doute et depuis longtemps.

Par Pierre Drion, professeur ordinaire ULiège[1], Faculté de Médecine, titulaire du cours « Questions d’éthique » et Rudi Cloots, professeur ordinaire ULiège, Faculté des Sciences

[1] C’est ce qu’on appelle les Services à la Communauté, une des 3 missions des Universités (avec la Recherche et l’Enseignement).

[2] 19 M€ en 10 mois

[3] l’ULiège est financée par la Fédération Wallonie Bruxelles, les tests sont payés par l’INAMI (Fédéral) et par les Régions.

[4] Avec le risque bien entendu que d’autres pillent le puits de science ainsi constitué…question donc ô combien difficile.

[5] C’est sans doute également une question politique.

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