© Antonin Weber

Manon Brulard, voyageuse et entrepreneuse slow

Un voyage de 13 000 kilomètres à vélo à destination du Japon peut-il se révéler déterminant pour recentrer un parcours professionnel? Selon la Montoise Manon Brulard, cofondatrice de Slowby, organisateur de séjours slow travel, la réponse est oui.

«Tussen de soep en de patatten.» L’expression est bien connue au nord du pays, où elle qualifie cette conversation a priori anodine au cours de laquelle peut pourtant être prise une décision importante. Celle de Manon Brulard remonte à Noël 2018, alors qu’elle enchaîne les dîners familiaux avec Dries, son compagnon. «On s’y rendait à vélo pour bien digérer avant de réattaquer le buffet», se remémore-t-elle, une Thermos d’eau chaude à la main. «Un jour, en direction d’Anvers, on a pris la décision de faire “ce” voyage. On était ensemble depuis à peine trois mois, on ne se connaissait pas très bien, il était néerlandophone et moi francophone… on ne savait pas trop si ça fonctionnerait, mais on était convaincus de vouloir le faire.» La date de départ et l’objectif sont rapidement fixés: le duo compte parcourir 13 000 kilomètres pour rallier Tokyo. Sur deux roues, notamment parce que c’est sur cet engin que Manon dit avoir senti son corps se libérer pour la première fois, et munis de caméras. Pour archiver l’extraordinaire diversité de cultures et de paysages qui les attend, mais aussi réaliser un film – Women don’t cycle – qui donnera la parole à toutes ces femmes qui font du vélo à travers le monde.

Au fil du périple, chaque rencontre avec une cycliste constitue une nouvelle manière d’aborder son pays, les questions de genre et de mobilité. En Autriche, le couple fait la connaissance de Beatrix, qui milite pour une meilleure sécurité lorsque ses filles se déplacent à bicyclette. Au Kurdistan irakien, Nyan explique comment elle a décroché une médaille d’or aux championnats arabes alors que «faire du sport est plus difficile pour une femme que pour un homme». En Turquie, Zeynep évoque le lobbying de son association auprès du gouvernement pour obtenir des infrastructures de mobilité douce construites avec une perspective de genre.

Toutes parlent dans leur langue natale. C’est plus authentique, et cela amènera par la suite la réalisatrice amateure à recontacter ses anciens élèves kurdes ou turcs de Hack Your Future Belgium pour l’aider à traduire leur propos. Car avant d’entamer son expédition, la jeune trentenaire travaillait au sein de cette école de programmation informatique pour personnes réfugiées, qu’elle a cofondée. «Le but était de rendre les projets technologiques plus inclusifs et diversifiés, parce que les algorithmes sont généralement développés selon des points de vue majoritairement blancs et masculins.» En parallèle, Manon se mobilise également sur la question du genre sur Wikipédia. «Cette plateforme n’héberge que 18% de profils féminins. Comme il s’agit de l’un des dix sites les plus visités du monde, l’information est complètement biaisée.» Pour contribuer à inverser la tendance, elle organise jusqu’à son départ des «wikithons», ces formations pour apprendre à éditer correctement des pages de l’encyclopédie en ligne.

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Ni Big Ben ni fiesta

Solidement équipée et préparée pour son aventure, Manon passe malgré tout par des moments d’intenses difficultés, comme lors de la brûlante traversée du désert turkmène ou l’ascension d’un col tadjik, à 4 655 mètres d’altitude. L’occasion de découvrir des lieux improbables et très peu fréquentés. Aux yeux de la jeune femme, c’est capital: diplômée en tourisme, elle a travaillé pour un tour operator londonien qui vendait à tour de bras des voyages de groupe «“Big Ben-Harry Potter” en deux nuits-trois jours tout compris.» Enfant, elle avait pourtant déjà en horreur ce tourisme de masse qu’elle juge «irrespectueux et basé sur une idée naïve et fausse d’une destination». Ado, ses vacances familiales étaient d’ailleurs axées autour de la randonnée. «Il n’y avait pas forcément de démarche écologique, mais j’ai eu ce privilège de partir et ces moments m’ont fait découvrir d’autres moyens de bourlinguer, plutôt que de s’installer dans un complexe géant et toujours identique, qu’il se situe en Grèce ou en Egypte.»

Son plus gros risque

«C’est plutôt une série de petits risques: lancer mon premier projet Hack Your Future alors que je ne maîtrise pas le codage, me lancer dans notre grand voyage, devenir indépendante, etc.»

Au moment de choisir ses études, à 19 ans, la Montoise s’oriente naturellement vers le tourisme dans l’espoir d’aider les gens à bouger de manière éthique et durable. Mais les opportunités d’emploi dans ce segment du secteur ne sont pas foisonnantes. Lasse, elle se tourne vers du plus conventionnel et accepte un poste de réceptionniste dans un hôtel voisin de Bruxelles-Central, avant ce job à Londres. «A 25 ans, je m’emmerdais. Envoyer les gens voir Big Ben ne me donnait pas d’énergie, ce n’était pas là que que j’aurais un impact pour la société. Je n’avais que deux solutions: soit je bougeais, soit je m’encroûtais dans ce mauvais pan du tourisme. J’ai bougé.»

© Antonin Weber

Cela a commencé, de manière très concrète, par un marathon bouclé à Bruxelles et qui a servi de déclic. «Jusqu’à ce moment-là, je me sentais incapable de faire beaucoup de choses. D’un coup, je me suis dit que si j’avais la discipline pour m’entraîner à courir 42 kilomètres, je pouvais aussi me réorienter professionnellement.» En 2013, Manon Brulard s’inscrit en sciences commerciales à l’Ichec et enchaîne trois années denses où elle jongle entre les journées de cours, les soirées de boulot pour payer son loyer et les nuits de révision. «J’ai dû bosser dix fois plus que les autres. J’ai davantage pleuré sur mes cours de statistiques que fait la fiesta, mais ça a changé ma vie: je comprenais que si je ne m’ouvrais pas à un autre secteur et à d’autres compétences, je ne pourrais jamais quitter l’univers du tourisme traditionnel.» Malgré ses quelque dix ans de plus que ses camarades, la Hennuyère se familiarise finalement avec l’open data, Wikipédia… et Dries, son futur compagnon et partenaire de voyage.

Sa plus grosse claque

«Ce jour infernal en Irak, sans eau, avec le vent de face et une température de 40°C. Heureusement, il y avait Dries… et une femme qui s’est arrêtée en voiture pour nous proposer un logement.»

Slow travel à la belge

Cinq mille cinq cents kilomètres après leur départ de Bruxelles, les deux grimpeurs découvrent ces groupes d’Iraniennes à la fois cyclistes et activistes qui se battent pour un environnement plus pur ou pour de meilleures infrastructures. Pendant cinq semaines, ils sont aussi accueillis «chez des grands-parents, des neveux, des nièces et des tantes. En Iran, c’est difficile de ne pas être invité chez quelqu’un.»

Pour les jeunes entrepreneurs, il sera tout aussi difficile de ne pas payer leur «dette d’hospitalité» une fois de retour en Belgique. Un dimanche d’avril 2020, alors que le pays est sous la pluie et en pleine pandémie, ils créent le site Welcome To My Garden (WTMG), qui permet à des particuliers d’ouvrir gratuitement un lopin de leur terre à des promeneurs pour la nuit. «On voulait permettre aux gens de voyager malgré les restrictions et d’à nouveau se rencontrer en Belgique. WTMG était Covid-proof à 1 000%.» En démarrant, le couple espère modestement atteindre les cinquante inscrits. Après deux semaines, ils sont déjà cinq cents. Rapidement, la plateforme se professionnalise et prend de l’ampleur.

Aujourd’hui, WTMG regroupe près de 4 300 hôtes, 31 000 utilisateurs et s’implante en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre et même aux Etats-Unis. «On n’a pas immédiatement perçu l’impact social que ce concept pouvait avoir sur les hébergeurs. Pourtant, c’est du win-win: les uns reçoivent un logement, les autres l’opportunité de partager quelque chose, y compris de jolies histoires.» A Bertrix, par exemple, Marie-Marthe et Christiane ont déjà reçu 150 personnes. La septantaine bien entamée, elles ne peuvent plus vraiment voyager et laissent donc venir à elles les aventures de leurs visiteurs. «WTMG, comme notre périple, ce sont des prétextes pour rencontrer des gens, sinon comment aurais-je pu croiser une Bertrigeoise de 75 ans? C’est une leçon que j’ai tirée de l’entrepreneuriat: il faut avant tout résoudre un problème pour soi-même. Mes projets partent d’envies et d’expériences personnelles pour profiter ensuite à une plus large communauté.»

Son mantra

«Faire est la meilleure manière de penser.»

Une petite tadjike qui court dans sa roue, une jeune cycliste slovaque vêtue de rose ou cette mamy japonaise qui se marre… Manon en est persuadée: le casting n’aurait pas été aussi complet si elle avait bourlingué sans vélo. «Il crée une forme de vulnérabilité, puisque rien ne vous sépare de votre environnement. Qu’il pleuve ou qu’il fasse chaud, c’est comme ça et c’est pareil s’il y a quelqu’un à côté de vous. Il suffit alors de tourner la tête pour lui parler.»

C’est cette expérience de rencontres, articulée autour d’un voyage décarboné et soutenant l’économie locale, que Manon et Dries ont voulu reproduire en créant au printemps 2022 Slowby, une start-up qui organise des trips «secrets» à vélo. «Nous sommes convaincus que ce type de voyages est une réponse à la problématique du tourisme, responsable pour 5% à 8% des émissions mondiales de CO2.» Le couple flamando-wallon demande à chaque client d’indiquer son point de départ, le type de voyageurs impliqués, les intérêts et désirs de chaque participant, puis crée un itinéraire sur mesure, envoyé la veille du départ seulement. L’hébergement se fait à l’intérieur ou dans le jardin d’un ambassadeur de Welcome To My Garden. L’ été dernier, ils sont environ deux cents à avoir fait confiance à Slowby. «On allège la charge de préparation, on recherche des routes et des logements sécurisés. Tout est fait pour rassurer, notamment les clientes qui voudraient partir seules ou avec leurs enfants.» Parce qu’il n’y a pas qu’en Irak, en Turquie ou en Autriche que la lutte pour le droit des femmes s’inscrit sur la route de la mobilité.

Dates clés

1990 «Je déménage avec ma famille dans une ancienne abbaye reconvertie en habitat groupé. J’y goûte une liberté probablement déterminante pour la suite.»

2015 «Mon premier marathon, à Bruxelles.»

2019 «Ce voyage à vélo vers le Japon m’enseigne l’importance d’être à l’écoute des autres pour entrer dans une vraie relation.»

2021 «Le montage de mon film Women Don’t Cycle sur notre périple et la place des femmes cyclistes. Aujourd’hui achevé, il suscite des débats sur la sécurité et les infrastructures, dans une perspective de genre.»

2022 «Slowby voit le jour avec cette envie d’ouvrir le slow travel au plus grand nombre.»

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