
Voyage fou en Transnistrie, à la découverte du FC Sheriff Tiraspol
Multiple champion de Moldavie, le FC Sheriff Tiraspol vient de disputer et gagner son tout premier match de Ligue des Champions. Un exploit pour ce club dirigé par un ancien membre du KGB et basé en Transnistrie, un pays d’un autre temps qui n’est reconnu par aucun autre. Mais dont on ne peut pas dire qu’il n’existe pas…
Même les journalistes, massés en tribune de presse, sortent leur téléphone pour capter ce moment historique. L’hymne de la Ligue des Champions dans les travées de la Bolshaya Sportivnaya Arena, c’est une première. L’enceinte du Sheriff Tiraspol est d’ailleurs parée de ses plus beaux atours. Sur l’esplanade devant l’entrée, un fan-shop étroit comme un snack déborde d’écharpes et de goodies, et des tentes rouges abritent des hôtesses endimanchées comme des vendeuses en boucherie, prêtes à servir chips et chopes. À l’intérieur, les quatre tables du buffet de l’espace VIP ne disposent plus d’un seul espace de libre. Personne ne veut saloper le dépucelage européen du champion de Moldavie en titre. Surtout pas les onze titulaires, qui donnent d’emblée une leçon d’organisation à leurs adversaires du Shakhtar Donetsk.
C’est très compliqué d’attirer des joueurs dans le championnat moldave: il s’agit uniquement d’un tremplin et on ne peut rien faire à cela. »
Miroslav Primovic, attaché de presse du Sheriff
Après une vingtaine de minutes, Adama Traoré a déjà ouvert la marque et Jasur Jakhshibaev a le 2-0 au bout du pied. C’en est trop pour ce supporter aux yeux plissés, qui se prend plusieurs fois la tête entre les mains puis explique à ses amis – qui ont vu la même scène que lui – comment le ballon a frôlé la cage ukrainienne. Il sent l’exploit à la portée des siens. Un exploit à la fois sportif, mais aussi géopolitique, puisque Tiraspol se situe en Transnistrie, un pays qui ne figure sur une aucune carte officielle. Un pays qui n’en est pas vraiment un.
Checkpoint et monopole économique
La Transnistrie, également appelée Pridniestrie ou République moldave du Dniestr, est un bout de terre de la taille de la Province de Luxembourg, calé entre l’Ukraine et la Moldavie, dont elle est séparée sans aucune reconnaissance internationale depuis 1991. À l’époque, cette région essentiellement russophone n’a pas fort apprécié que la Moldavie adopte le roumain comme seule langue officielle ni qu’elle envisage de sortir du giron russe pour se rapprocher de l’Union européenne. Alors, au bout d’une guerre civile de plusieurs mois, la Transnistrie a fait sécession. Et s’est auto-proclamée indépendante. Pour devenir un État d’environ 475.000 habitants aux saveurs soviétiques (drapeau flanqué de la faucille et du marteau, alphabet cyrillique), mais avec ses touches persos, comme sa constitution, son gouvernement, son armée, sa monnaie… mais pas son aéroport. Pour atteindre Tiraspol, il faut donc transiter par Chisinau, la capitale moldave, et emprunter la route 56, cabossée et dont les limitations de vitesse passent brusquement de 90 à 50 km/h à chaque passage piétons isolé en pleine nature.
Après Varnita, petite bourgade à l’unique rue commerçante, la circulation ralentit: c’est le checkpoint. Des militaires vérifient les passeports et demandent aux étrangers de remplir un formulaire de migration. Parfois, il y a un peu de corruption, comme lorsque ces policiers un peu trop tatillons sur une ligne blanche réclament une amende de 520 roubles transnistriens ( une trentaine d’euros, ndlr)… réduite à 450 si les billets sont discrètement posés sur le siège avant du chauffeur.
Marquée par un passé communiste, la Transnistrie fonctionne pourtant en économie de marché. Un système qui a permis l’émergence de deux acteurs privé d’importance: Tirotex, géant du textile européen, et surtout Sheriff, un conglomérat cofondé par Ilya Kazmaly et Victor Gusan, deux anciens agents du KGB. À eux seuls, ils possèdent officiellement une chaîne de supermarchés, un réseau de stations-services, des concessions automobiles, des usines agro-alimentaires, une agence de publicité, une chaîne de télévision, un opérateur de téléphonie mobile et officieusement des dizaines d’autres affaires. Un monopole matérialisé par un logo – une étoile jaune balafrée par la mention « SHERIFF » – présent partout en ville. Et notamment sur l’arche qui trône devant la Bolshaya Sportivnaya Arena, l’enceinte du Sheriff Tiraspol, que le duo Kazmaly-Gusan fonde en 1997 et inscrit par opportunisme dans le championnat moldave. Trois ans plus tard, les Jaune et Noir décrochent le titre, le premier des 19 inscrits à leur palmarès à ce jour.
En coulisses, la stratégie se résume en une phrase: mettre le paquet sur les joueurs étrangers qui surclassent un championnat dont le coefficient UEFA dépasse rarement celui de la Biélorussie ou de la Lituanie. Gusan a de l’argent et quelques manières. « On le rencontrait dans des bureaux plus ou moins secrets ou qui étaient très bien gardés », expliquait l’ancien entraîneur Bruno Irles (2016) à France Inter il y a quelques semaines. « C’était le matin, à 9 heures, le cigare. C’est un peu un film, mais c’est amusant. Vous y allez en fourgon, vous arrivez, il y a beaucoup de sécurité d’hommes armés. »
Complexe et monnaie d’ailleurs
Ce mercredi, peu après l’heure de jeu, le supporter qui se prenait la tête dans les mains saute dans les escaliers de la tribune ouest. Bras en V, il célèbre le deuxième but des siens et s’adjuge la mansuétude du steward, qui s’était jusque-là appliqué à faire rasseoir tout spectateur un peu trop expansif. Le Shakhtar peine à passer la ligne médiane, le Sheriff agit en un seul bloc hyper compact qui part en contre. « C’est notre point fort », pense Sébastien Thill. « Face à des équipes ayant des années d’expérience en Ligue des Champions et des budgets incomparables, on ne va pas avoir 90% de possession de balle. On doit jouer avec nos moyens. »
Il y a quatorze mois, le milieu de terrain luxembourgeois était encore amateur au Progrès Niederkorn et s’entraînait le soir sur le terrain qu’il avait tondu la journée en tant que jardinier communal. Aujourd’hui, il est installé dans un café moderne de Tiraspol, au lendemain de son premier match de Ligue des Champions. Ce qui l’a convaincu de signer ici? L’ambition européenne… et les infrastructures. « On joue dans le stade de 13.500 places seulement en Europe, mais il y a un autre stade, dix terrains en herbe et trois en synthétique », énumère-t-il, la bouche jamais loin de la paille immergée dans son jus d’orange. « À côté, il y a aussi une enceinte couverte, des terrains de tennis et de beach-volley et un hôpital où les joueurs sont prioritaires pour prendre rendez-vous. Beaucoup de clubs de Ligue 1 rêveraient de ce complexe. »
On rigole en se disant que le coût de l’équipe du Real Madrid ou de l’Inter est plus important que le budget de la Ville. »
Yulia, une supportrice
Un joujou qui aura nécessité un investissement d’entre 200 et 250 millions d’euros au début des années 2000. De quoi faire oublier à chaque nouvel arrivant ses premiers pas mouvementés dans un « pays » un peu vieillot, qui ne parle que russe et où seuls les détenteurs d’une carte de banque locale peuvent payer électroniquement ou retirer de l’argent. « Quand je suis arrivé, le versement des salaires venait d’être effectué », se souvient Thill. « Heureusement, j’avais 200 euros en cash que j’ai pu échanger en roubles transnistriens. Mais quand je suis tombé à court, j’ai dû filer ma carte à un coéquipier pour qu’il aille à Chisinau me chercher des lei moldaves… à échanger. »
Ce n’est pas la seule originalité transnistrienne relative à l’argent. Il y a quelques années, le gouvernement a créé quatre nouvelles pièces de monnaie aux contours différents. Selon certains, l’initiative visait à aider les personnes malvoyantes, jusqu’alors noyées au milieu des billets. Rien ne justifie toutefois qu’elles aient pris la forme et la matière plastique de jetons de kermesse. Boudés par les locaux, adorés par les touristes qui les ramènent en guise de souvenir, ces roubles d’un autre monde sont de plus en plus rares dans les commerces et la banque n’en produit plus.
Soutien fédéral et fierté nationale
Isolée politiquement, la Transnistrie n’entretient des relations diplomatiques qu’avec l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud-Alanie et l’Artsakh, trois États non membres de l’ONU, et la Russie, son principal pourvoyeur de fonds. La Moldavie refuse toujours de reconnaître son indépendance, mais facilite par ailleurs le commerce en autorisant certaines entreprises à installer symboliquement leur siège à Chisinau. Une relation intéressée qui ressemble à celle qui lie le Sheriff Tiraspol à la Fédération moldave de football. Il y a deux ans, dans une interview accordée à So Foot, le porte-parole de la Fédé Victor Daghi accusait publiquement le club transnistrien de concurrence déloyale et doutait de sa blancheur en termes d’impôts. Aujourd’hui, le discours est différent. « C’est une qualification historique et très importante pour le football moldave », déploie ainsi Daghi. Une façon de justifier deux récentes décisions assez tendancieuses de la Fédération. « Il y a deux ans, on a supprimé la règle qui obligeait chaque équipe à aligner trois U21 moldaves sur la feuille. Une aubaine pour le Sheriff, un des seuls clubs à pouvoir se permettre d’embaucher beaucoup d’étrangers. »
Cet été, la Fédération a également postposé cinq matches de championnat des protégés de Gusan pour les laisser préparer leurs joutes de qualification européennes. « Certains clubs n’étaient pas très heureux parce qu’ils pensaient pouvoir obtenir des points face à ce Sheriff-là, mais nous pensions que c’était une bonne chose pour le développement du foot national. » Peu importe que le club soit basé dans une région qui ne reconnaît pas l’autorité de la Moldavie.
Le lendemain du match, en plein centre-ville, une maquette en carton de la Coupe aux grandes oreilles rappelle l’exploit du Sheriff aux rares badauds qui seraient passés à côté. « La Champions League est le plus grand événement qui puisse arriver en Transnistrie », glisse Yulia, supportrice blonde aux yeux verts. « On en rigole en se disant que le coût de l’équipe du Real Madrid ou de l’Inter ( les futurs adversaires, ndlr) est plus important que le budget de la Ville. » La jeune femme se promène le long de la fameuse rue du 25 octobre, une large artère verdoyante dont le nom rend hommage à la révolution bolchévique. Les drapeaux rouge et vert de la Transnistrie claquent sur les murs de l’Hôtel de Ville devant lequel trône un buste de Lénine. Plus loin, le vestige d’un tank des conflits du passé côtoie la chapelle Saint-Georges le Victorieux, juste en face du Parlement, un bâtiment-cliché de l’architecture soviétique avec ses longues colonnes lourdes. Enfin, sur le square Alexandre Suvorov, figure l’impressionnante statue de ce dernier, fondateur de la ville, assis sur son cheval, la main ouverte et directive. « Quand j’étais petite, cette place était dévastée et il y avait des déchets partout. Le gouvernement a vraiment voulu rendre ce lieu agréable en installant des jets d’eau, des arbres, des allées de promenade, une plaine de jeux, etc. », précise Yulia. Elle a regardé la rencontre de la veille en streaming. « Avec les bas salaires et les petites pensions du pays, tout le monde ne peut pas se permettre d’acheter un billet, même s’il ne coûte que l’équivalent d’une dizaine d’euros. De manière générale, les gens restent de toute façon figés dans l’idée de travailler la semaine puis de se détendre dans le Dniestr ( la rivière, ndlr) le week-end. Il n’y a pas vraiment de culture foot ici. »
La bonne paie
Du coup, cela donne des matches de championnat devant une moyenne de 150 spectateurs, qui peut monter à 500 en cas de choc. Ou 5.200 en Ligue des Champions. Face au Shakhtar, rares sont toutefois les fans à avoir porté les couleurs jaune et noir du club. Ce n’est pas toujours évident de s’identifier à une équipe qui change la moitié de son équipe à chaque mercato. Une expérience vécue par Cyrille Bayala, passé par le club entre 2016 et 2017. « Ça arrivait et ça repartait parfois quelques semaines plus tard seulement », resitue l’actuel médian de l’AC Ajaccio. « Le Sheriff est intéressant financièrement: je pense que beaucoup de joueurs gagnent mieux qu’en France. Et puis ça paie à temps et il n’y a pas beaucoup d’impôts. C’est le moyen de mettre un peu d’argent de côté. »
Cette saison, le noyau du Sheriff compte notamment trois Brésiliens, deux Colombiens, deux Ghanéens, un Trinidadien et un Ouzbek. « C’est très compliqué d’attirer des joueurs dans le championnat moldave: il s’agit uniquement d’un tremplin et on ne peut rien faire à cela. » Miroslav Primovic est l’attaché de presse du FC Sheriff… et le seul intervenant qui acceptera de répondre à nos questions. Par mail. « Après le championnat, l’Europa League et maintenant les poules de la Ligue des Champions, nous avançons pas à pas. Et nos succès attirent l’oeil. Il y a de plus en plus de gens qui viennent en Transnistrie pour apprendre à nous connaître, voir comment on vit. C’est la preuve que ce n’est pas la somme d’argent dépensée qui est importante, mais la façon dont on la dépense. »
Rappel: la construction du complexe a nécessité un investissement d’entre 200 et 250 millions d’euros…
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici