
Mehdi moins quart
Une quinzaine d’années après son arrivée en Belgique, Mehdi Bayat est devenu aussi incontournable à Charleroi qu’à Bruxelles. Histoire d’un homme qui a reçu une petite voiture bleue et qui l’a transformée en navette spatiale.
Au bout d’un pantalon de costume, la paire de Air Max version dorée a de quoi surprendre. Si elle suscite l’attention, c’est parce qu’elle piétine nerveusement le sol de la salle de presse du Stade du Pays de Charleroi, comme les semelles d’un conducteur qui rêverait d’écraser l’accélérateur après de trop longues minutes passées dans les bouchons.
Une fois n’est pas coutume, Mehdi Bayat est à l’arrêt. La raison de sa pause le fait rire jaune. Une faute de frappe, qui transforme la nouvelle recrue Nurio Fortuna en « Nuriu » le temps d’un tweet, et une découverte pour l’administrateur-délégué du Sporting carolo : impossible de modifier une publication sur Twitter. Il faut la supprimer.
Rien de grave, finalement. Sauf pour lui. La bourde serait anecdotique si elle n’était pas sortie du clavier du roi national incontesté de la communication. Car Mehdi Bayat, c’est avant tout un discours. Son flow est un mélange étonnant entre des intonations de journaliste RTL et des formules aussi minutieusement préparées qu’un jeu de mots sportif de Rodrigo Beenkens.
« Mehdi aime briller, et il fait ça très bien », explique d’ailleurs Fabien Debecq, le président des Zèbres, au moment de justifier sa discrétion. Depuis sa position privilégiée de voisin de bureau du cadet des frères Bayat, Walter Chardon confirme : « C’est un communicateur hors-pair. » Mais le directeur commercial du Sporting refuse d’en rester là au moment d’égrener les qualités de son patron.
Parce que les beaux mots ne suffisent pas pour passer, en l’espace de quinze ans, d’un poste précaire dans un club au bord de la faillite à une omniprésence à tous les échelons du ballon rond belge. « Mehdi, c’est un OVNI », martèle Chardon. De Cannes à Charleroi, en passant par Nice et Téhéran, coup d’oeil dans l’historique du GPS de la soucoupe volante du Midas du Pays Noir.
AFFAIRES ET BALLON ROND
Entre deux remarques paternelles adressées à Aya, qui a visiblement hérité de la débordante énergie familiale, Mehdi Bayat déroule sa jeunesse à la Côte d’Azur avec l’aisance romanesque de ceux qui semblent déjà prêts à écrire leur autobiographie. Il raconte l’exil forcé de ses parents, l’école de commerce à Nice, les vacances en Iran, puis la montée sur Paris. Avec un double héritage familial en toile de fond : les affaires et le football.
« Le sens des affaires était indéniablement dans notre sang. J’ai lancé différentes activités en parallèle de mon école de commerce, notamment une boîte de création de sites Internet. Avec mon associé, on avait créé le site de l’OGC Nice. »
La suite du C.V. s’écrit entre deux avions : « En Iran, j’ai également développé une affaire, puisque j’importais des produits de cosmétique. Ensuite, sur Paris, j’ai travaillé dans une boîte de com’ qui utilisait mes réseaux dans le sud de la France pour développer des artistes venus des USA. »
Le football débarque aussi dans la vie de Mehdi par mimétisme. Envoyés en Angleterre pour « apprendre le know-how à l’européenne », Abbas et Nader Bayat tombent amoureux du ballon rond et de Manchester United. La passion suit le père de Mehdi et Mogi sur la Côte d’Azur : « Mon père regardait des matches dès qu’il en avait l’occasion, et empilait les France Football. J’ai grandi avec ça. On allait voir tous les matches de l’AS Cannes, à la belle époque des Zidane, des Vieira. Avec Mogi, on allait dans le kop, on chantait, on criait. On avait hâte d’aller voir les matches à domicile de Cannes. »
UN JEUNE HYPERKINÉTIQUE
Mehdi débarque finalement en Belgique, avec « la gueule un peu enfarinée et les cheveux longs », pour dépoussiérer le secteur commercial du Sporting de son oncle. L’éternel Pierre-Yves Hendrickx se souvient : « Mogi, qui était le patron à ce moment-là, m’appelle dans son bureau et me présente son frère. Il me dit qu’il va s’occuper du commercial, et me demande de lui trouver une voiture. On avait des petites Kalos bleu pétant à l’époque. Il en a pris une, et il a commencé à aller dans Charleroi. Tous les matins, il m’appelait, il était perdu. On lui demandait d’aller au boulevard Tirou, il ne savait pas où c’était ! Mais rapidement, il s’est créé son petit réseau. »
Le cadet des Bayat promène ses santiags dans les zonings du Pays Noir, et élargit rapidement son carnet d’adresses. Ses rencontres d’hier l’aideront au moment d’imaginer le Sporting de demain, lors de la reprise en 2012. C’est en quête de sponsors qu’il débarque, par exemple, dans le bureau de Fabien Debecq, qui découvre alors « un jeune loup avec une personnalité extraordinaire ».
Une rencontre avec l’homme fort du Sporting ne laisse pas indifférent. Un agent habitué à collaborer avec le club signale, presque machinalement, « une très grosse énergie » pour qualifier Mehdi. Philippe Emond, qui fait sa connaissance par l’intermédiaire de Frank Defays quand ce dernier devient entraîneur de Virton, esquisse le portrait d’un « jeune hyperkinétique, extrêmement doué dans un spectre d’actions très large, qui mène tout de front avec une grande énergie ».
« Son énergie, elle saute aux yeux dès qu’on le voit », évoque Thierry Siquet, joueur zébré lors des premières années de Mehdi Bayat au club. « Il y a de l’enthousiasme, ça bouge, c’est rarement à l’arrêt. » Toujours en éveil, le cadet de la fratrie iranienne vit un stage de dix longues années dans le quotidien carolo avant de prendre les rênes du projet :
« Tout au début de ma carrière, j’ai eu la chance de côtoyer les joueurs en tant qu’ami, même si j’étais le neveu de leur patron. Je sortais avec eux, on allait en boîte de nuit… J’ai compris leur système de fonctionnement. J’ai su ce qu’ils n’aimaient pas, parce qu’ils se plaignaient chez moi. Et en même temps, par ma fonction de directeur commercial, j’étais très proche des gens de la ville. J’ai compris l’identité qu’ils attendaient. »
MEHDI LE CAROLO
Pierre-Yves Hendrickx se souvient de cette période floue, où Mehdi Bayat est le seul fusible encore allumé quand les autres sautent les uns après les autres, dans une atmosphère forcément électrique : « J’étais un des seuls à connaître son projet de reprise. Depuis un ou deux ans, déjà, il cherchait des personnes dans l’entourage local du club, parce que c’était ce qui nous manquait le plus, selon lui. »
Bayat a l’intelligence de comprendre rapidement que le Sporting a besoin de Charleroi. Sa présence aux abords du stade, pour éteindre les incendies allumés par Abbas depuis Bruxelles, le rend plus carolo que le reste de la famille. Aujourd’hui, au Mambour, tout le monde l’appelle Mehdi. Comme s’il était un ami. Peut-être, aussi, parce que son nom fait aux oreilles carolos le même effet que celui de Voldemort aux pensionnaires de Poudlard. Sur le chemin de sa place en tribune, l’administrateur-délégué serre des mains à la louche et adresse à chacun un petit mot, tel un bourgmestre de village qui s’inquiète de la vie de ses concitoyens.
« Ce n’est pas calculé », affirme Walter Chardon, comme s’il anticipait déjà la prochaine question. « C’est un homme qui parle vrai et qui s’inquiète des autres, quels qu’ils soient. Il donne une grande importance à tout le monde dans le club, par exemple. Même aux personnes qui nettoient les vestiaires. »
« Si vous avez un problème, il peut faire énormément de choses pour vous », confirme Thierry Siquet. Le privilège n’est pas réservé aux joueurs. C’est Walter Chardon qui reprend la main pour servir l’anecdote : « Il y a trois ou quatre ans, je me souviens qu’on était ensemble au bureau, et son téléphone sonne. C’est un supporter qui appelle. Il se plaint parce que les bières sont mal servies. Au départ, il est déstabilisé. On éclate de rire, parce qu’il n’y a qu’à Charleroi que c’est possible, une histoire pareille. Mais finalement, c’est la preuve qu’il reste très accessible. Et d’ailleurs, il a répondu sérieusement à ce supporter. »
Des bières, Mehdi en servira dans la buvette de la T4, lors du premier match de l’histoire de Charleroi en play-offs 1. Une parole honorée après un pari qui le rend gagnant sur deux tableaux. D’abord, parce qu’il prouve qu’il a assimilé cet amour des Carolos pour ceux qui ne se « prennent pas pour quelqu’un d’autre », selon les mots de Pierre-Yves Hendrickx. Ensuite, parce qu’il tient parole : Mehdi l’a dit, Mehdi l’a fait.
TROP BEAU POUR ÊTRE VRAI ?
L’omniprésence médiatique a évidemment des conséquences. Les victoires de Charleroi attirent inexorablement le sourire de Mehdi Bayat vers la zone mixte du Mambour, et ses punchlines sont devenues plus fréquentes depuis que le Sporting squatte les premières places nationales. Les tics de langage sont donc apparus. « Vous savez, … », « plan 3-6-9 », « première ville wallonne », et autres gimmiks. Quand il regarde dans le rétroviseur pour raconter son parcours, Mehdi distribue du « il n’y a pas de secret ». À foison.
Les sourcils se froncent, inévitablement, quand il entend les mots « influent », « grand patron », ou « homme de l’ombre ». Les sous-entendus sur le rôle joué par Mogi au sein de « son » club le font sortir de ses gonds. Mehdi Bayat vous le répète donc à l’envi : « Il n’y a pas de secret. » Avec sa communication à lui, tellement convaincante qu’elle en devient parfois suspecte.
« Sa communication peut avoir un effet surjoué, c’est vrai », concède Pierre-Yves Hendrickx. « Mais quand on le connaît, on sait que ce n’est pas le cas. Il est super positif, mais c’est son rôle de transmettre de l’enthousiasme. Parfois, je dois encore le freiner. Quand il dit qu’on fera les travaux en un an pour le terrain synthétique, je dois lui rappeler qu’on est en Belgique et qu’ici, ça n’existe pas. J’avais dit deux ans, et on l’a fait en un an et demi, parce qu’il a pris le temps d’amener et de défendre le dossier face aux bonnes personnes. »
« Il défend son beefsteak avec une hargne magnifique », sourit Philippe Emond, qui a sans doute entendu parler, comme tout le monde, du projet 3-6-9. Un plan à long terme dont Mehdi parle comme si c’était l’un de ses enfants. Parce que le nom de Bayat avait recommencé à supplanter son prénom quand, au coeur du premier hiver carolo de Felice Mazzù, il a vendu Pollet, Kaya et Milicevic. « Il est comme son oncle », affirment certains supporters.
Alors, Mehdi écrit son plan. « Personne n’y croyait », chante-t-il dans le refrain de son histoire zébrée. Il le défend face aux critiques des journalistes sur le plateau de La Tribune, puis descend voir les supporters « dans leurs tanières, dans leurs repères », faisant fi des avertissements de la police. Un tableau presque trop cinématographique pour être vrai, mais confirmé par les voix des tribunes.
Pierre-Yves Hendrickx explique : « Il adore parler de son projet. Aux joueurs, aux sponsors, au bourgmestre, même aux supporters. Il s’est déjà retrouvé dans des endroits glauques, avec cinq ou six supporters, mais il y allait quand même, pour expliquer son plan. »
Même à l’étranger, invité à un mariage où le gratin est rassemblé pour l’occasion, Mehdi place son Sporting entre le fromage et le dessert. Et trouve le procédé on ne peut plus normal : « Quand on veut arriver quelque part avec un projet, il faut y croire ! »
Habitué à négocier avec lui, un agent confirme que la crédibilité est capitale pour l’homme fort du projet zébré : « J’adore travailler avec lui, parce que c’est carré. On sent qu’il y a une ligne cohérente, on est toujours payé à temps, et les deadlines annoncées sont systématiquement respectées. Il n’y a pas de sur-communication. Il tient parole. »
LE DIPLOMATE
« Cette crédibilité, c’est par mon travail que je l’ai acquise », affirme Mehdi Bayat quand on l’interroge sur son impressionnante ascension dans les instances nationales. Chez l’autre Sporting, on n’est d’ailleurs pas avare en compliments au moment d’évoquer le Franco-Iranien. Herman Van Holsbeeck vante les mérites d’un « rassembleur, qui parvient à réunir des personnes opposées : Mehdi, c’est un conciliateur. »
Sa faculté de remettre tout le monde à table, Mehdi l’a rodée dans les derniers instants de la présidence de son oncle : « Beaucoup de gens me disent que j’aurais pu faire de la diplomatie internationale. Mais c’est Charleroi qui m’y a formé. J’étais sur le terrain avec les gens, mon oncle prenait des décisions sans prévenir personne, et j’étais constamment là, à déminer les situations. J’ai beaucoup ramassé sur la gueule, mais c’était un très bon apprentissage. »
S’il est passé rapidement du département règlement de la Fédération à la Commission technique en charge de l’équipe nationale, c’est donc parce qu’il serait « un négociateur juste ». « Finalement, c’est un peu comme Mogi pour les transferts, dans un style différent », analyse Pierre-Yves Hendrickx. « Il parvient à faire en sorte que tout le monde sorte heureux d’une négociation. »
Dans les couloirs de la Maison de Verre, on se félicite de voir un étranger appliquer mieux que personne la tradition du compromis à la belge. Un auto-proclamé « enfant du football belge », avec un talent affirmé pour mener une négociation. Philippe Emond, qui a été confronté à Mehdi pour le transfert de Dorian Dessoleil de Virton à Charleroi, se souvient : « Il a une position solide, mais il ne vous la balance pas à la figure, il s’explique sans manquer de respect. Tout ça en mélangeant humour et fermeté.
Je l’entends encore : « Mais Philippe, je vous ai prêté des joueurs, et là vous voulez me faire payer pour un joueur que j’ai formé, c’est du jamais vu. Je sais combien vous avez vendu Bison Gnohéré à mon oncle, c’est de la folie. » Finalement, il a payé. Bon, pas autant que ce que j’espérais. On sort de chez lui sans avoir vraiment eu ce qu’on voulait, mais content quand même, parce qu’il vous l’a bien emballé. » (il rit).
« Si on m’a envoyé dans les négociations quand il y a eu quelques problèmes avec les Diables rouges, c’est parce que j’essaie toujours d’être juste, tout simplement », explique Mehdi Bayat. « Le temps a permis de montrer que j’étais quelqu’un de correct. Parce qu’en cinq ans, si tu n’es pas correct, tu as le temps de faire beaucoup de conneries. La fausse diplomatie, elle se casse toujours la gueule. Et pour les Carolos, tu peux ajouter dix ans où ils ont constaté mon travail et ma correction. Et crois-moi, quinze ans, c’est vraiment long. » Surtout dans une vie où l’on passe plus de temps au téléphone que dans son lit. »
« IL RÊVAIT D’ÊTRE FOOTBALLEUR »
Si la courte carrière footballistique de son frère Mogi a souvent été évoquée, les rapports entre Mehdi Bayat et le ballon rond restaient un point d’interrogation. « C’est marrant parce qu’à mon avis, j’étais un meilleur joueur que Mogi », raconte l’administrateur-délégué des Zèbres, qui a posé les crampons sur les pelouses des environs de Cannes. « Mogi et mon père, ils rendaient fous tous mes entraîneurs. Mogi venait derrière le terrain, et il voulait expliquer le foot à tout le monde. Moi, j’ai joué jusqu’à mes 13-14 ans et j’aurais même pu rentrer à l’AS Cannes, au centre de formation. J’ai préféré me concentrer sur l’école. Je pense que je n’étais pas prêt à faire tous les sacrifices nécessaires pour entrer à ce niveau-là. »
« Il faut savoir que son grand rêve, c’était d’être joueur de foot », révèle Pierre-Yves Hendrickx. « Je crois qu’il n’avait pas le volume physique pour, mais la technique, ça il l’avait. » Plus de 20 ans après avoir rangé les crampons, Mehdi n’a pas besoin de taper dans le ballon pour goûter à la notoriété offerte par le football. Arrêté dans la rue pour des selfies, il se prête aussi au jeu des autographes quand le Sporting s’installe au Cora de Châtelineau pour enchaîner les signatures. Au sortir de la séance de dédicaces, Damien Marcq se marre : « Je crois qu’il s’est pris pour un joueur, il a concrétisé son rêve. »
Par Guillaume Gautier
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