PLUS QUE DES SINGES SUR UN ROCHER
Vendredi dernier, à Londres, l’UEFA s’est penché sur l’admission de Gibraltar comme membre indépendant de la confédération européenne de football. À la découverte d’un championnat où, de la tribune, on est sans cesse distrait par l’atterrissage des avions.
Welcome to Gibraltar Football. Featuring today : Gladis United vs Manchester United, followed by Lions Gibraltar FC vs St Joseph’s FC. Richard Manning, le secrétaire général de la Gibraltar FA, sourit. Non, nous ne pouvons vraiment pas louper le stade Victoria, nous n’avons même pas besoin d’un plan. Il suffit de traverser la piste d’atterrissage, depuis la frontière. C’est ainsi : le seul accès terrestre à ce rocher britannique situé au sud de l’Espagne traverse un terrain d’aviation. » Puis vous tournez à droite. Le stade est au coin. »
Ce minuscule État de 30.000 âmes n’est vraiment qu’un rocher, quelques magasins et quelques buildings. Plus des singes, car c’est le seul endroit sur le Vieux Continent où ils courent encore en liberté.
Toute une colonne de véhicules se presse pour pénétrer en sol britannique. Il est quasi impossible de se parquer ici mais le shopping est bon marché, à commencer par le carburant. En revanche, Gibraltar n’a pas toujours connu la liberté. La frontière avec l’Espagne a été fermée de 1969 à 1985. La Grande-Bretagne n’a été contrainte de renoncer à cette mesure qu’en 1986, quand l’Espagne a intégré l’Union Européenne. Nous sommes ici presque en Afrique : par beau temps, on aperçoit la côte du Maroc. L’Afrique, c’est synonyme de négociations. Il n’en va pas autrement à Gibraltar. Les boutiques d’électronique et les bijouteries sont aux mains d’Indiens. Aucun prix n’est affiché à l’étalage : il faut le demander, le marchander. Celui qui sait s’y prendre et qui convoite le dernier modèle de Smartphone peut réaliser une bonne affaire.
Nous, c’est le football qui nous attire ici. Le championnat de Division 1 vient de débuter, avec quelques mois de retard. Le motif ? La nouvelle pelouse du stade Victoria, avenue Winston Churchill, vient à peine d’être déroulée. C’est une pelouse artificielle car le gazon naturel ne supporterait pas un usage aussi intensif, quasi quotidien : le stade accueille les équipes premières, les équipes de jeunes, de dames, de réserves… Le revêtement précédent était usé. Un autre terrain, plus petit, utilisé pour les entraînements, n’a pas encore été parachevé. Il est encerclé d’une haie élevée car les ballons pourraient… toucher les avions.
Circulation à l’européenne mais scolarité à l’anglaise
Le match opposant Gladis à Manchester United, en blanc pour l’occasion, a commencé depuis quelques minutes quand nous trouvons Richard, bière en main : nous sommes en terre anglaise. Il n’y a pas d’interdiction claire de fumer non plus.
La première question coule de source : pourquoi une reconnaissance par l’UEFA ? Richard : » Gibraltar est une des plus anciennes associations au monde et nous estimons avoir le droit d’être reconnus. Notre stade sera beau, quand il sera achevé. Il n’y a que des places assises. Nous possédons une structure : une division 1, une division 2, le football féminin, les jeunes, la formation. Nous accueillons les jeunes à partir de sept ans. Au total, nous avons 50 équipes, qui disputent un championnat et des tournois. Donc, je vous renvoie votre question : pourquoi pas ? Le football concerne 2 à 3 % de notre population de 30.000 habitants. »
Le calcul est vite fait : cela représente environ 600 joueurs. Pendant l’interview, nous entendons les joueurs s’interpeller sur le terrain. L’espagnol est la langue véhiculaire. Manning précise que la plupart sont Gibraltariens, mais qu’ils sont parfaitement bilingues, surtout les plus jeunes générations. Gibraltar est une partie de l’empire britannique mais il subit beaucoup d’influences étrangères. On y trouve d’anciens militaires anglais, jadis casernés ici, qui sont revenus après leur pension pour profiter d’un climat agréable, mais aussi des habitants d’origine italienne, espagnole, juive et arabe. Quand cette colonie avait encore une importance stratégique pour la surveillance de la route menant au canal de Suez, elle comptait beaucoup de militaires. Ceux-ci ont noué des connaissances, entamé des romances, se sont mariés et ont eu des enfants… Le Gibraltarien moyen porte des noms plus exotiques que Manning, qui vit ici depuis 1978 mais a grandi en Angleterre et a porté le maillot de Brighton pendant sa jeunesse.
Manning : » Ne vous y trompez pas. Notre système est britannique. Nous roulons, certes, à droite comme les Espagnols mais le système scolaire est anglais. La livre est notre monnaie, l’anglais la première langue. Ceci dit, je suis d’accord avec vous : nous formons une famille multiculturelle. » Elle compte beaucoup de travailleurs frontaliers : quelque 10.000 Espagnols passent quotidiennement la frontière pour leur travail.
L’ancien personnel a organisé le football. » La RAF, la Navy, l’Army, la police… À cette époque, nous avions un bon championnat. Chaque département avait son équipe, constamment renouvelée par de nouvelles levées de jeunes hommes forts. De nos jours, il reste peu de militaires et les équipes vieillissent. Certaines équipes alignent même onze joueurs du Maroc, des jeunes qui vivent ici. Des Espagnols rejoignent aussi nos équipes. »
Un terrain pour le football et le cricket
La division 1 compte six clubs. Ce samedi, quatre d’entre eux jouent. Le premier match commence à 14 heures et est suivi du second à 16 heures. Chaque équipe affronte les autres à quatre reprises durant la saison. En été, football et cricket se partagent le terrain. Manning : » Il fait de toute façon trop chaud pour jouer. » La FA est en train de revoir le système de montée et de descente. » À terme, nous voulons arriver à une D1 à huit équipes. Il est donc possible qu’aucun club ne soit relégué les deux prochaines années et qu’on fasse monter une équipe chaque année, à condition qu’elle réponde aux normes, évidemment. » Des normes financières ? Il éclate de rire : » Ici, personne n’est payé. Vous voyez de purs amateurs. » Jadis, il y avait une équipe connue, Newcastle United, grâce à un contrat de sponsoring, mais il est arrivé à terme et l’équipe s’appelle maintenant Lincoln FC. » Il est très difficile de trouver des sponsors à Gibraltar. »
Gibraltar n’a pas attendu d’être reconnue par l’UEFA pour inscrire ses formations de jeunes aux tournois internationaux de qualification. Les U17 sont ainsi versés dans une poule avec l’Irlande, l’Arménie et… l’Angleterre, alors que les U19 vont bientôt en découdre avec la Croatie, la Tchéquie et Chypre. Il y a également une équipe de futsal, qui a tenté en vain de se qualifier pour l’EURO, en janvier dernier, à Nice. Mais tout tourne évidemment autour de l’équipe A. Elle n’a encore participé qu’à une compétition officielle, les Island Games, un tournoi qui regroupe les îles de Grande-Bretagne. Manning : » Malheureusement, nous ne pouvons y participer cette année. C’est Bermuda qui l’organise. Pour la première fois, le tournoi se déroule donc en dehors de l’Europe et nous ne pouvons assumer de tels frais. » Pourtant, si l’UEFA intègre Gibraltar, celle-ci sera reprise dans le tirage au sort pour l’EURO 2016.
L’Europe aurait un nain de plus… Manning prend la mouche : » Nous avons droit à cette reconnaissance ! Nous la demandons depuis plus de dix ans, ce qui exaspère l’Espagne. Le football est le sport par excellence ici. Tous les pubs sont abonnés à Skysports, à ITV, ils diffusent le football anglais, les matches du Barça, du Real. Les grandes agences de paris ont un siège ici, comme beaucoup de banques mais ça, c’est pour d’autres raisons « , sourit-il.
Liam Walker, un joueur de Portsmouth, est l’idole locale. Son histoire fait penser à un conte de fées. Manning : » Portsmouth a disputé un match amical ici, en été, de même que Notts County. Nous invitons des clubs afin que notre équipe nationale ait des adversaires. Les deux équipes anglaises ont perdu et Liam a été le meilleur des deux matches. Portsmouth l’a invité à effectuer un test, au terme duquel il a obtenu un contrat professionnel. Notts County s’est présenté un rien trop tard. Quelques autres joueurs intéressaient également ces clubs mais ils étaient plus âgés et ils avaient un emploi ici. Ils n’avaient pas envie de l’abandonner pour une carrière sportive incertaine. »
Se différencier d’Andorre, de Saint-Marin et du Liechtenstein
L’équipe-fanion a donc obtenu un certain succès durant ces joutes ? » Nous ne sommes pas si faibles, vous savez. Les U23 ont joué contre l’Angleterre, en match amical, et l’ont battue. Ils ont également pris la mesure des Féroé. Nous avons aussi remporté les Island Games. »
Le sélectionneur Allen Bula prend place dans la tribune inondée de soleil durant cette première mi-temps dominée par Manchester United. Il confirme qu’une reconnaissance de l’UEFA serait le nec plus ultra. » La fédération essaie depuis seize ans. Pour développer le football local, nous avons besoin de faire partie de la famille du football. Nous obtiendrons des fonds, nos joueurs se distingueront, seront transférés et nous feront profiter de leur expérience. » Bula, entraîneur professionnel depuis seize ans, a repris l’équipe nationale il y a trois ans, après une aventure à Kosice, en Slovaquie. » Depuis mon embauche, je prépare l’équipe à cette reconnaissance. Je ne veux pas qu’elle subisse le sort d’Andorre, de Saint-Marin ou du Liechtenstein, qu’elle essuie des raclées. Nous nous entraînons comme des professionnels. J’ai obtenu que l’équipe nationale soit une priorité. Chaque semaine, je dispense deux entraînements aux internationaux. Durant les six semaines qui précèdent un match, je double le nombre de séances. Nous tentons de disputer un minimum de dix matches par an et pas face à de petites équipes espagnoles mais contre des formations de haut rang. » Jusqu’ici, les Féroé, en stage en Espagne, ont été son adversaire le plus coté. Bula : » C’était le test par excellence. Quelques semaines plus tard, les Féroé ont réalisé un match nul contre l’Irlande du Nord. Or, nous les avions battues 3-0. J’ai décelé les points à travailler. Nous avons également battu Portsmouth 4-0. Notre équipe a du talent mais c’est un talent rude et inconnu. »
Un supporter assis à proximité relève un problème : la transition. Bula opine. Jusqu’à 18 ans, les jeunes combinent sport et école mais ensuite, ils sont nombreux à poursuivre leurs études aux États-Unis ou en Angleterre. Cinq ans plus tard, à leur retour, ils jouent après leur journée de travail mais leur formation a été interrompue et ils ne parviennent pas à refaire ce retard.
Bula : » Les meilleurs allaient jouer en Espagne mais la crise a freiné cet exode. Ils ne sont plus payés et ils préfèrent chercher un emploi ici et s’amuser en jouant à un niveau inférieur. L’équipe A est en train de vieillir. Certains vont raccrocher d’ici un an ou deux. Afin de trouver de nouveaux joueurs, j’ai repris des jeunes de quinze ou seize ans à l’entraînement. »
Au repos, Gladis mène 1-0. Bula entame une discussion en espagnol avec un gamin de quinze ans qui, dans le but, pare les ballons que lui expédient les autres joueurs. Ils restent sur le terrain pendant la mi-temps, boivent, tirent au but et écoutent le sélectionneur d’une oreille.
Un président de Manchester United devenu barman
Allan Asquez met la pause à profit pour dispenser quelques conseils aux footballeurs de Manchester United. En espagnol. Asquez tient le bar du stade. Il possède une autre affaire en ville et il a été président de United pendant dix ans, avant de passer le témoin, l’été dernier. » Je n’avais plus le temps. »
Au fait, quels liens entretient le club avec le grand United ? Asquez : » Nous venons de fêter les 50 ans du club, fondé en 1962 par des supporters du véritable United. Nous n’avons jamais été reconnus par celui-ci, malgré de nombreuses requêtes. »
Que pense-t-il d’une reconnaissance internationale ? Asquez : » Ce serait fantastique mais soyons francs : nous sommes mus par l’intérêt financier. Gibraltar aime le football mais n’a pas les moyens d’investir en terrains, en formation, en entraîneurs de qualité. Ce terrain-ci est bon puisque son revêtement est neuf mais nous n’avons que celui-ci. Même l’école de sport joue ici. Une reconnaissance nous permettrait de bénéficier de subsides. Le niveau de nos jeunes est bon mais il ne progresse pas. »
Comment est-il possible de faire jouer et s’entraîner autant d’équipes sur une superficie aussi réduite ? » Nous sommes créatifs. Nous utilisons les moindres recoins, les plaines de jeux des écoles, des terrains vagues même. Nous espérons que le second terrain aura bientôt sa nouvelle pelouse. Nous avons déjà eu pas mal de problèmes avec ce terrain. Le soir, nous avons besoin de lumière mais la tour de contrôle l’éteint à chaque atterrissage, pour des raisons de sécurité. Depuis un certain temps, la tour y a renoncé car le système connaissait des ratés : parfois, les lumières s’éteignaient après l’atterrissage. À moins que le personnel n’oublie de rebrancher les projecteurs ensuite… »
Nous imaginons l’UB soupirer si elle doit affronter Gibraltar durant les prochaines qualifications… Asquez : » Nous espérons être un jour en mesure de rivaliser avec vous mais nous sommes conscients du chemin qu’il reste à parcourir. Si la Belgique vient disputer un match ici, nous veillerons à être un adversaire valable, pas de la chair à canon. Nous sommes passionnés de football et nous voulons le montrer. Gibraltar, c’est davantage que des singes sur un rocher. »
PAR PETER T’KINT, À GIBRALTAR
Gibraltar n’a encore participé qu’à une compétition officielle : les Island Games, un tournoi qui regroupe les îles britanniques.
Battu 4-0 par l’équipe nationale, sur le rocher, le FC Portsmouth a engagé le meilleur Gibraltarien, Liam Walker.
Pour des raisons de sécurité, l’éclairage du stade est éteint à chaque atterrissage.
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