MY TAILOR IS RICH

En décembre, Corinthians a été champion du Brésil pour la sixième fois. La preuve qu’une politique stable, un bon coach et un nouveau stade peuvent mener au succès. Il n’en a pas toujours été de même : voici quelques années, le club le plus populaire de São Paulo a failli disparaître en raison de quelques os et d’une grenouille.

A première vue, le quartier où Corinthians s’entraîne, à l’ombre de l’aéroport international de Guarulhos, n’a rien de bien engageant. Le centre de préparation se trouve sur les bords du Tiete, la rivière qui traverse la ville. Il fait partie du ParqueEcológico, un centre de protection de la nature. Il est d’ailleurs moins une car, pour les Paulistas, la rivière est plutôt un égout à ciel ouvert. Pendant des années, 33.000 usines et 13 millions de familles ont déversé leurs eaux usées non traitées dans ce cours d’eau qui traverse tout l’état.

Ça puait, il n’y avait plus aucune vie et les activistes locaux se faisaient du mauvais sang. Dès 1992, les politiciens promirent un assainissement mais ce n’est qu’en 2010 qu’on parvint à épurer 55 % de l’eau. On devrait arriver à 85 % en 2018. La qualité de l’air n’est pas non plus idéale pour la pratique du sport de haut niveau. La rodovia Ayrton Senna passe le long du complexe mais les véhicules y approchent rarement la vitesse de l’ancien champion du monde de Formule 1, enterré dans cette ville sous une pierre tombale toute simple.

Il ne faut cependant pas se fier aux apparences. L’ancien centre d’entraînement (le ParqueSãoJorge) était déjà très beau mais celui-ci est encore plus luxueux, les terrains y sont encore meilleurs, les infrastructures médicales aussi. Il a été imaginé par Joaquim Grava, un des meilleurs médecins du pays, qui lui a donné son nom. Ce nouveau centre d’entraînement, c’est une promesse électorale faite par Andres Sanchez lors des élections présidentielles de 2007. Un moment crucial car le club préparait son centenaire –il a été fondé en 1910 — et le Brésil s’était vu attribuer la Coupe du monde 2014.

Lorsque la FIFA avait fait son choix, en 2007, les Brésiliens avaient très vite compris que le match d’ouverture aurait lieu à São Paulo et la finale, à Rio de Janeiro. São Paulo n’avait alors qu’un stade : Morumbi, le port d’attache du FC São Paulo. Pacaembu, le stade de Corinthians, était trop petit. Il suffisait d’aménager Morumbi.

C’était du moins l’idée de départ de Ricardo Teixeira, ex-beau-fils de João Havelange (il est séparé de sa fille) et président de la fédération brésilienne à l’époque. Teixeira était de Rio. Il se disputa avec les Paulistas et, afin de mettre le président Lula (fan de Corinthians) dans sa poche, il nomma son homme de confiance, Andres Sanchez, à la tête de la délégation brésilienne lors du Mondial sud-africain.

En 2010, Sanchez en était à son deuxième mandat à la présidence de Corinthians et il joua rapidement un double jeu. Il était ambitieux, le club avait besoin de nouveaux revenus. Pour lui, la solution passait par la construction d’un nouveau stade. Comme dit plus haut, Corinthians disputait ses matches à domicile au Pacaembu, un stade public. Pour Sanchez, la Coupe du monde était l’occasion rêvée de construire un temple footballistique des plus modernes.

DE L’ENFER AU PARADIS

S’ensuivirent alors des déclarations étranges et contradictoires. En 2010, la FIFA annonçait ainsi officiellement que le match d’ouverture du Mondial 2014 se tiendrait au Morumbi. Elle donnait également son accord pour les travaux d’aménagement mais moins de trois mois plus tard, Teixeira annonçait que le comité d’organisation avait opté pour la construction de la toute nouvelle Corinthians Arena, un stade érigé dans un des quartiers les plus pauvres de la ville et qui serait par la suite cédé au club.

Un beau cadeau de 630 millions d’euros ! L’ouvrage fut confié à Odebrecht, entrepreneur chargé de pratiquement tous les gros travaux au Brésil, aujourd’hui impliqué dans de nombreux scandales qui touchent Dilma Rousseff, la présidente qui a succédé à Lula. C’est ainsi que Corinthians, club mythique, est passé en quelques années de l’enfer au paradis. En 2007, il avait été rétrogradé en D2. Moins de trois ans plus tard, on lui construisait un nouveau centre d’entraînement, histoire que la section football soit séparée des autres disciplines.

Le centre d’entraînement était inauguré le 17 septembre 2010. Un an plus tard, Corinthians était champion en Série A. En 2014, il prenait possession de la Corinthians Arena et en 2015, il était à nouveau champion. Sanchez, aujourd’hui politicien à temps plein au PT, peut se targuer d’avoir remis le club sur les rails. Même si, comparativement au début de son mandat, la dette a fortement augmenté.

Nous repartons vers le centre, Bom Retiro, à une demi-heure de marche de la cathédrale de São Paulo. Sur la place, riches et pauvres se mélangent tandis que des prédicateurs appellent à encore plus de foi. Des sans-abris les regardent, plus captivés par le regard que par les paroles de ces prophètes, tandis que des fonctionnaires pressés retournent au bureau.

C’est dans ce quartier que se trouve la base des Gaviões da Fiel, le plus grand groupe de supporters de Corinthians. Ils possèdent un magasin, une station de radio et une école de samba qui défile au carnaval. On peut devenir membre de la famille pour 70 reals par an (16 euros) mais celle-ci n’a pas toujours bonne réputation. Les Gaviões (les faucons) vont au feu pour leur club mais gare à la casse si l’équipe joue mal.

En 1988, fâché d’être remplacé par l’entraîneur, Viola jeta son maillot à terre et shoota dedans. Les supporters étaient touchés dans leur honneur. L’un d’entre eux pénétra au vestiaire et donna une raclée au joueur qui, plus tard, allait évoluer à Valence. Aujourd’hui, de nombreux joueurs de Corinthians ont des gardes du corps.

Ceux-ci sont aussi chargés de les protéger contre leur propre noyau dur qui, en 1997, au retour d’une défaite à Santos, obligea le car des joueurs à s’arrêter en bloquant le col qui sépare les deux villes. Les joueurs furent agressés verbalement et physiquement.

Ce n’est pas par hasard que le quartier général des supporters du deuxième club le plus populaire du Brésil derrière Flamengo –la FIFA évalue le nombre de supporters de Flamengo à 33 millions et celui de Corinthians à 24 millions– se trouve ici.

POUR ET PAR LES OUVRIERS

C’est dans ce quartier qu’en 1910, un groupe d’hommes d’origine modeste — un peintre, un menuisier, un cordonnier et un chauffeur — fonda un nouveau club de foot. A l’époque, le foot à São Paulo était réservé aux nantis, qui allaient jouer ou regarder les matches de clubs comme Paulistano ou MacKenzie.

La légende veut que le 1er septembre 1910, sous un réverbère à hauteur du numéro 34 de l’Avenida dos Imigrantes (aujourd’hui Avenida José Paulino, près de la station de métro Luz qui mène au nouveau stade), treize personnes fondèrent un nouveau club de sport. Ils définirent les statuts mais avaient très peu d’argent : à peine de quoi s’acheter… un ballon. Heureusement, un quatorzième homme allait se joindre à eux : Miguel Bataglia, tailleur de profession, homme des plus nantis, et donc bien mieux habillé. Les treize autres le bombardèrent président.

Restait à trouver un nom. On suggéra Guarani, le nom (et la langue) des premiers habitants du sud du pays (entre autres car cette tribu se retrouvait aussi ailleurs). On évoqua Santos Dumont (pionnier de l’aviation brésilienne qui a donné son nom à un des aéroports de Rio de Janeiro) et Carlos Gomes (pianiste de Campinas).

Finalement, un des membres demanda s’il n’était pas possible de rendre hommage à l’équipe anglaise qui, à l’invitation de Fluminense, avait parcouru tout le pays pour y jouer des matches-exhibition : le Corinthian Football Club avait semé la sympathie partout où il était passé. Il avait gagné tous ses matches en produisant un très beau football pour l’époque.

Dans la presse, on parlait du Corinthian’s Team, c’est pourquoi on ajouta un S au nom du nouveau club, dont le premier siège officiel fut établi au salon de coiffure de Salvador Bataglia, le frère de Miguel.

Pour les historiens du football brésilien, le secret du succès et de la popularité du club mythique réside dans l’histoire de sa fondation. De tous les grands clubs de São Paulo, la capitale industrielle du pays, Corinthians est le seul à avoir été fondé par la classe ouvrière. Les autres — Palmeiras, São Paulo — étaient réservés à l’élite.

Le premier président de Corinthians était un tailleur. Son successeur, un chauffeur de taxi. Les joueurs étaient pratiquement tous des ouvriers. Le peuple s’identifiait à eux et le club devint vite le plus populaire de la ville, puis de l’Etat, puis du pays.

Le succès ne fut pas toujours au rendez-vous. Les clubs mythiques de cette région ne sont pas souvent ceux qui possèdent le plus grand palmarès.

Au cours des quarante premières années de son existence, Corinthians fut un grand club. De 1914 à 1954, il remporta quinze fois le championnat de São Paulo, très disputé. Mais il dut ensuite attendre 1977 pour fêter un nouveau titre.

SORCELLERIE ET MAGIE NOIRE

Aujourd’hui, le championnat du Brésil, qui a lieu de mai à début décembre, est plus important mais dans les années 70, c’était les championnats d’état qu’il convenait de remporter. Le Brésil est un grand pays et le football y fut longtemps régionalisé. Le championnat national n’a vu le jour qu’en 1971. Les championnats d’Etat existent toujours, ils se disputent de février à mai, mais ils sont plutôt honorifiques. Sauf au moment de la phase finale.

Ce manque de titres n’a toutefois pas nui à l’intérêt que le peuple portait au club. En 1967, alors que celui-ci n’avait plus rien gagné depuis longtemps, le périodique Realidade publia une étude économique. Les chiffres démontraient que, la semaine suivant une victoire de Corinthians, la productivité à São Paulo augmentait de 12,3 %. A l’inverse, en cas de défaite, le nombre d’accidents du travail subissait une hausse de 15,3 % !

Le peuple brésilien est très croyant, voire superstitieux. Certains se sont donc dit que le football n’était pas le seul responsable de cette série noire, qu’il devait y avoir de la sorcellerie ou de la magie noire là-dessous.

Au moment d’écrire son livre sur le football brésilien, Alex Bellos a rencontré un prêtre, frère Nilson. Celui-ci avait été remercié par Corinthians en 2000, après 18 ans de présence. Dans la foulée, le club avait perdu neuf matches consécutifs. On rappela Nilson qui fit quelques prières et exécuta quelques rituels. Le club gagne ensuite six matches d’affilée.

Le prêtre avait été engagé au club en 1982 à la demande de… Marlene Matheus, l’épouse du président de l’époque. En 1991, elle allait succéder à son mari et devenir la première présidente d’un grand club. Nilson travaillait dans une banlieue de São Paulo, où il distillait ses conseils spirituels.

Le club l’engagea en échange d’un petit salaire mais, officiellement, il était considéré comme employé administratif. Personne ne devait savoir qu’un prêtre travaillait au service du club, histoire de ne pas remettre publiquement en question le travail des joueurs et du coach.

Les Matheus étaient très impressionnés par les pouvoirs surnaturels du prêtre. En 1976, cela faisait 22 ans que Corinthians n’avait plus remporté le championnat d’Etat. VicenteMatheus, un homme d’affaires né en Espagne et naturalisé brésilien, qui fut huit fois président (chaque fois pour deux ans) entre 1959 et 1991, donna alors l’autorisation d’organiser une cérémonie rituelle au Parque São Jorge, où le club disputait ses matches à domicile.

Deux prêtres, dont frère Nilson, montèrent sur le terrain armés de bêches et déterrèrent le point central. Sous la terre, ils trouvèrent une dent, un fémur (!) et… une grenouille. L’année suivante, Corinthians était champion !

DEMOCRACIA CORINTHIANA

Outre la religion et le sport, la politique rythme la vie des Brésiliens. Sur ce plan aussi, le club a joué un grand rôle tout au long de l’histoire. La période de disette des années 60 et 70 correspondait à la dictature militaire au Brésil, qui débuta en 1964 pour se prolonger jusqu’au milieu des années 80, lorsqu’un vent révolutionnaire souffla sur toute l’Amérique du Sud.

La même chose se produisit à un micro-niveau. En avril 1981, à Corinthians, où Vicente Matheus était président depuis dix ans, des joueurs comme Sócrates, Juninho, Wladimir et Casagrande se mirent à réclamer plus de pouvoir. La Democracia Corinthiana était née. Le football s’unissait au combat mené par la société pour plus de liberté.

Au club, les élections présidentielles retenaient toute l’attention. D’un côté, la vieille garde de Vicente : paternaliste, opportuniste, autoritaire et parfois secrète, comme dans cette histoire de prêtre et de magie noire. De l’autre, la base, les joueurs qui réclamaient davantage de liberté et de meilleures (lisez moins strictes) conditions de travail.

Sócrates était un médian doué qui s’intéressait à bien d’autres choses que le football. Un de ses frères était mort à l’entraînement, il haïssait les mises au vert, fumait et buvait. Lorsqu’il lisait le journal, il s’intéressait davantage aux pages politiques qu’au cahier sportif. Il sentait que la société bougeait. Le PT, parti socialiste, avait vu le jour. La résistance contre le pouvoir militaire s’organisait et cela l’intéressait.

Selon Zé Miguel Wisnick, auteur d’une chanson à sa gloire (Sócrates Brasileiro), Sócrates, étudiant en médecine mais aussi capitaine de l’équipe brésilienne lors des Coupes du monde 1982 et 1986, a apporté une touche philosophique au football et à la société brésilienne.

L’establishment traita les joueurs de bohémiens (Sócrates), de communistes (Wladimir) ou de rockers (Casagrande) mais il ne put empêcher une lutte terrible pour l’accès à la présidence du club. Dans l’espoir de l’emporter, les deux clans dépensèrent beaucoup d’argent dans leur campagne électorale : un demi-million de dollars en publicités à la télévision et dans les journaux. Les joueurs eurent finalement gain de cause (v.cadre).

MEDIA SPORTS INVESTMENT

Le club fonctionnait d’une façon tout à fait démocratique, identique à celle qu’on aurait voulue pour la société. On votait pour tout : les contrats, les limogeages, les compositions d’équipes, les dates des matches et des mises au vert. Et tout le monde avait le même poids. La voix du gardien réserve avait autant de valeur que celle du président Waldemar Pires, qui avait succédé à Matheus en 1981 et avait été réélu en 1983.

Hélas, malgré les promesses, le macro-niveau ne suivit pas. Approuvées pour 1984, les élections libres n’eurent lieu qu’un an plus tard. Entre-temps, Sócrates était parti à la Fiorentina. Il avait lié son sort à celui des élections et était resté fidèle à ses principes. La democracia corinthiana s’était écroulée. Littéralement.

En 1985, Pires perdait les élections présidentielles au profit de Roberto Pasqua, un homme de Matheus. Et en 1987, celui-ci revenait pour deux nouveaux mandats (suivis d’un premier pour sa femme). Tout était redevenu comme avant, Corinthians était à nouveau un club comme les autres.

Il en alla ainsi, avec des hauts et des bas sur le plan sportif, jusqu’à ce qu’en 2004, le club fasse à nouveau parler de lui dans le monde entier pour des raisons politico-sportives. De mauvais résultats, pas de stade, une dette de 20 millions de dollars et des millions de supporters en colère obligèrent la direction à changer de voie : en échange de 35 millions de dollars, elle céda pour dix ans la direction sportive du club à la société d’investissements londonienne Media Sports Investment (MSI).

Il s’avéra que celle-ci était dirigée par un Iranien, agent de joueurs sans licence. Les journalistes qui enquêtèrent sur la solvabilité du groupe firent le lien avec les oligarques russes établis à Londres. La critique fut terrible : le club mythique avait vendu son âme à des agents de joueurs.

Cela favorisa les résultats sportifs car, soudain, le club avait beaucoup d’argent. Les jeunes Argentins Javier Mascherano et Carlos Tevez passèrent par São Paulo avant de mettre le cap sur l’Europe. En 2005, le club fut champion. Mais deux ans plus tard, l’euphorie était retombée : Corinthians descendait et le contrat de dix ans avec MSI était rompu en raison de soupçons de blanchiment d’argent. Mais même au fond du trou, il y a toujours un peu de lumière : le Mondial arrivait et Sanchez ainsi que le PT avaient une stratégie pour replacer le club du peuple sur la carte.

PAR PETER T’KINT – PHOTOS BELGAIMAGE

Le nom du club rend hommage au Corinthian FC, une équipe anglaise venue livrer des matches de gala au Brésil au début du XXe siècle et qui avait suscité la sympathie partout où elle était passée.

Les Gaviões da Fiel, ultras de Corinthians, vont au feu pour leur club mais gare à la casse si l’équipe joue mal. Pour avoir jeté son maillot par terre, un d’entre eux a tabassé Viola dans le vestiaire.

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