LE PATIENT NORD-IRLANDAIS

L’Irlande du Nord s’apprête à participer à son premier championnat d’Europe. Un exploit que l’Ulster attendait impatiemment depuis la fin d’une guerre civile dont les plaies sont encore loin d’être cicatrisées.

Cinq, six, non sept voitures blindées défilent sur Cliftonville Road. Ce sont des véhicules de police spéciaux, appelés crimestoppers. Ils se déplacent vers l’arrière du plus vieux stade de football du pays. Les fans de Linfield FC viennent d’arriver. Le long de la route, des dizaines d’agents bien rangés les accueillent, mitraillette au poing.

Nous sommes samedi midi. Le choc du championnat d’Irlande du Nord entre Cliftonville et Linfield débute dans une heure.  » C’est Celtic-Rangers dans un stade plus petit « , nous a prévenu Mary la veille. Cela fait 31 ans qu’elle travaille au service du club : femme d’ouvrage en semaine et serveuse le samedi.

Cet après-midi, le plus vieux club d’Irlande du Nord est opposé au plus titré. Comme Glentoran, tous deux évoluent au plus haut niveau depuis 115 ans. La rivalité entre les deux clubs est sans pareille. Cliftonville est le seul club d’Ulster qui arbore la bannière vert-blanc-or de la République d’Irlande. Aucun autre club n’a le shamrock (le trèfle à quatre feuilles) dans ses armoiries. Cliftonville – fondé en 1879 – est un club catholique, ce qui le rend si particulier dans cette partie du Royaume-Uni.

A l’extérieur du stade, les supporters organisent une collecte. Pas d’argent ou de vêtements mais des aliments. Ils seront remis aux gens du quartier qui ne peuvent se les acheter.  » Les gens de Cliftonville sont très solidaires « , dit David, à la fois attaché de presse et homme à tout faire du club. Ici, tout le monde met la main à la pâte.

 » Nous sommes tous bénévoles, personne n’est payé « , explique David.  » Nos joueurs sont semi-professionnels parce qu’ils reçoivent un petit salaire mais tous ont un boulot en dehors du football.  » Un des joueurs est plombier.  » Il lui arrive souvent de faire des réparations au stade.  »

QUATRE ANS SANS TITRE POUR LINFIELD

Pourtant, on dirait que plus personne n’a touché à ce stade depuis qu’il a été construit. Il y a bien longtemps que les vitres de la tribune principale sont cassées et qu’il y a de l’herbe sur le toit. Who cares ? Contre Linfield, on attend plus de 2.000 personnes. Cliftonville se porte bien : il a été champion en 2013 et 2014 et il possède un terrain synthétique, ce qui est parfait pour les jeunes.

Avant, le terrain de Cliftonville était désastreux et il était difficile de s’entraîner. Maintenant, chaque samedi matin, plus de cent enfants jouent au ballon. Ils sont de plus en plus nombreux et cela fait trois années consécutives que l’équipe réserve est championne.  » Ils viennent de toute la ville « , dit Mary.

Le match fait de cette journée une fête. Linfield s’apprête à décrocher son 52e titre. Après neuf matches de championnat – huit victoires et une défaite -, il est clair que cette équipe est la plus forte du pays. Elle le confirme d’ailleurs en première mi-temps contre Cliftonville (0-2 au repos).

Mais en deuxième mi-temps, les catholiques trouvent des ressources et renversent la vapeur (3-2). Ils sont euphoriques et rien ne semble devoir les arrêter jusqu’à ce que, peu avant la fin, Linfield égalise.

La saison dernière, le titre est revenu aux Crusaders, une équipe du même quartier que Cliftonville, au nord de Belfast. Ils avaient déjà été champions en 2012. Cela fait donc quatre ans que le grand Linfield n’a plus décroché le trophée. Le simple fait d’énoncer le nom de Linfield donne des boutons aux gens de Cliftonville.

Pour eux, ce club représente une autre Irlande. On les appelle les Unionistes. Une promenade dans le quartier de Windsor Park, au sud de Belfast, suffit à comprendre pourquoi. Ici, les drapeaux de l’Ulster et du Royaume-Uni flottent dans chaque rue. L’église protestante est omniprésente, sous toutes ses formes : méthodistes, apostoliques, samaritains, baptistes, presbytériens…

Ah, Windsor Park… ce stade diabolique qui peut se remplir en un instant pour les matches de l’équipe nationale mais qui, en même temps, est haï parce qu’il est l’antre de Linfield. Le plus grand club du pays ne perdra pas ce statut tant que la fédération lui versera chaque année 700.000 livres, soit près de 900.000 euros, pour le louer à l’occasion de quelques matches internationaux. 700.000 livres, c’est plus que le budget de n’importe quel autre club de Belfast.

Celui qui a de l’argent a le pouvoir. Au début des années 70, Linfield disputa un match de coupe contre Ballymena United sur terrain neutre… à Cliftonville. Après le coup de sifflet final, des supporters de Linfield firent la fête dans le quartier catholique, provoquant la population.

Cela déclencha une bagarre entre jeune unionistes et irlandais traditionnels. La fédération intervint : Cliftonville, qui avait organisé le match et était responsable de la sécurité, ne put plus accueillir Linfield dans son stade pendant 28 ans. Vingt-huit années au cours desquelles il dut jouer à Windsor Park, le stade de Linfield. Home of the Braves, comme l’appellent les fans de Linfield.

GEORGE BEST TOUJOURS OMNIPRÉSENT

Le football permet de se faire une idée précise de la vie à Belfast. La ville compte quatre grands clubs et c’est la religion qui détermine le choix des couleurs. Glentoran est le club de Belfast Est. Un club protestant, moins radical que Linfield. Alors que, pendant un siècle, Linfield refusait les joueurs catholiques, Glentoran s’est toujours montré plus tolérant.

C’est le club d’origine du plus grand footballeur irlandais de tous les temps : George Best se rendait au stade (The Oval) avec son grand-père maternel (catholique) mais, à l’âge de 15 ans, il est parti à Manchester United. La maison natale du Belfast Cowboy se trouve près du stade. C’est également dans ce quartier ouvrier qu’a grandi l’auteur-compositeur Van Morrison.

Du stade de Glentoran, on distingue parfaitement les chantiers navals de Harland & Wolff, connus dans le monde entier. Le George Best City Airport se trouve un peu plus loin. Le portrait de Best est encore visible dans de nombreuses rues de Belfast-Est. Un seul point de vue rassemble d’ailleurs tous les Nord-Irlandais : Best était le meilleur de tous…  » lorsqu’il jouait à Manchester United « , ajoutent-ils. Une façon de ne pas devoir justifier ses préférences.

Ici, le sport se confond non seulement avec la politique mais aussi avec les querelles de religion qui divisent le pays depuis un siècle. Jusqu’en 1922, l’Irlande formait un tout. Une différence de richesses énorme allait tout déclencher. A la fin du 19e siècle, les pauvres fermiers catholiques du sud et de l’ouest se mirent à émigrer massivement vers les Etats-Unis et le Canada.

Alors que les campagnes se vidaient, la population de Belfast passait rapidement de 87.000 à 349.000 habitants. Pratiquement tous les nouveaux venus étaient des Britanniques protestants, dont beaucoup travaillaient sur les chantiers navals. En 1900, Belfast était la plus grande ville portuaire des îles Britanniques.

Sur les docks de Harland & Wolff, on s’était mis en tête de construire le meilleur, le plus beau et le plus prestigieux paquebot de passagers au monde avec l’idée de raccourcir la distance entre les pays, de rapprocher les populations irlandaise et britannique de l’Amérique et inversement.

Harland & Wolff a construit 401 bateaux et employait plus de 10.000 ouvriers. Son rêve tenait en sept lettres : TITANIC. Cent ans plus tard, Titanic Quarters est l’endroit le plus tendance de la ville. C’est ici, près du port, que l’on trouve les bars à la mode et les plus beaux appartements. Mais la plaie est toujours béante. Moins d’un an après le naufrage du Titanic, les dissensions internes apparaissaient au grand jour.

Le mouvement radical SinnFéin luttait pour l’indépendance de la République d’Irlande tandis qu’à Belfast et dans les environs, une armée de volontaires (Ulster Volunteer Force) rassemblait rapidement plus de cent mille unionistes. We here in Ulster will tolerate no Sinn Féin, peut-on encore lire aujourd’hui sur un mur de Belfast Ouest.

Dans un premier temps, la fédération irlandaise de football est restée unie. Une première brèche se formait en mars 1921 après un match de coupe entre Shelbourne, une équipe de Dublin, et Glenavon, une formation de Lisburn, près de Belfast. Le match avait eu lieu à Belfast mais, comme il s’était soldé par un nul, il fallait disputer un replay. La fédération n’avait pas fixé celui-ci à Dublin mais avait décidé qu’on rejouerait à Belfast.

Les protestations de Shelbourne déclenchèrent une scission de la fédération en 1922. Cela faisait longtemps que le sud du pays se sentait floué. Jusque-là, Dublin n’avait accueilli que six matches internationaux, contre quarante-huit à Belfast. Et sur l’ensemble des 873 sélections en équipe nationale, 798 avaient été attribuées à des joueurs d’Ulster.

UN SÉLECTIONNEUR CATHOLIQUE CHEZ LES PROTESTANTS

L’an dernier, on a appris qu’au plus fort de la guerre civile, les internationaux irlandais et nord-irlandais les plus connus avaient tenté à plusieurs reprises de réunir les deux équipes nationales pour ne plus en former qu’une seule. Entre 1973 et 1980, George Best et Pat Jennings (du royaume) se sont réunis en secret avec Johnny Giles et Liam Brady (de la république) afin de tenter de mettre fin aux hostilités.

Aujourd’hui, l’île connaît son apogée footballistique car tant l’Irlande que l’Irlande du Nord se sont qualifiées pour le championnat d’Europe. Pour les protestants, c’est une première. L’Irlande du Nord a participé à trois phases finales de Coupe du monde (1958, 1982 et 1986) mais jamais à l’EURO. Il y a trois ans, le pays occupait la 129e place au classement mondial.

Aujourd’hui, il est 35e, ce qui est mieux que l’Ecosse (40) et l’Irlande (54e).  » This was a land of non-hopers « , disait le sélectionneur, Michael O’Neill, en évoquant le match décisif face à la Grèce qui avait lieu plus tard dans la semaine.  » Aujourd’hui, nous sommes sur le point de nous qualifier pour la première fois pour l’EURO. Si nous ne sommes pas en confiance maintenant, nous ne le serons jamais.  »

Michael O’Neill (à ne pas confondre avec Martin O’Neill, le sélectionneur de l’Irlande), passe pour l’homme qui a inversé la tendance. Sa politique de rajeunissement des cadres a fonctionné à merveille. Son histoire est tout aussi remarquable. Devenu manager, l’ex-international nord-irlandais (31 sélections) a été deux fois champion avec les Shamrock Rovers avant d’être présenté à Belfast comme le  » troisième sélectionneur catholique en 50 ans « .

Mais il est parvenu à faire de l’équipe nationale un bloc et cela lui vaut d’être reconnu des deux côtés de la frontière.

On retrouve peu de joueurs de Premier League dans la sélection d’O’Neill. Les plus connus sont Steven Davis (Southampton) et Paddy McNair (Manchester United). Beaucoup d’internationaux jouent le samedi à un niveau inférieur, dans des clubs anglais comme Millwall, Doncaster Rovers, Fleetwood Town et Notts County. Mais la plupart jouent en Ecosse. L’histoire de Josh Magennis, un attaquant de 25 ans, vaut d’être contée. Adolescent, il jouait au rugby. Il avait même été sélectionné en équipe nationale d’âge. Mais c’était aussi un excellent gardien et il préférait le football. Il portait le maillot de Glentoran, où il fut découvert par Cardiff City, un club du Pays de Galles. Comme il n’était pas suffisamment fort pour jouer en équipe première, on l’aligna comme attaquant.

On lui offrit un contrat d’un an et il fut transféré à Aberdeen, où il joua au poste d’arrière droit. Kilmarnock en refit un attaquant et, l’an dernier, il devint meilleur buteur. Aujourd’hui, il compte 13 sélections en équipe nationale, ce qu’il qualifie de tout à fait surréaliste.  » Il y a six ans, j’étais gardien. Maintenant, je pars à l’EURO pour marquer des buts.  »

O’Neill est connu pour être un passionné et un adepte d’une discipline de fer. Des qualités qu’on retrouve dans son équipe. Pour lui, il est insensé de spéculer sur les résultats avant le championnat d’Europe. Son adage c’est :  » There is always hope.  » Un slogan qui explique le renouveau de l’Irlande du Nord dont les clubs espèrent profiter.

 » Après la qualification pour la Coupe du monde 1986, la fédération avait décidé de consacrer de l’argent à l’éclairage des terrains « , raconte David, notre guide de Cliftonville.  » Maintenant, les rentrées seront beaucoup plus importantes et pourraient permettre à de nombreux clubs de refaire leurs infrastructures : stade, terrains, vestiaires, etc…  » L’avenir s’annonce meilleur que le passé.

PAR FRANS VAN DEN NIEUWENHOF, ENVOYÉ SPÉCIAL À BELFAST – PHOTOS REUTERS

Belfast compte quatre grands clubs et c’est la religion qui détermine le choix des couleurs.

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