Albert l’alibi

Cela pourrait figurer dans notre jeu de fin d’année. J’écrirais « Le football, c’est l’nnnnnnnnnnnn en nnnnnnnnn, et 90 % d’entre vous rempliraient fastoche les cases en écrivant  » intelligence » et  » mouvement« , tant cette phrase nous est ressassée depuis des lustres : je viens encore de la croiser en visitant cinq sites/Internet qui causent histoire du foot… C’est fou, c’est comme si toute une frange d’amateurs de football culpabilisait par rapport à son amour du ballon rond : on en raffole, mais on a des potes qui n’en raffolent pas du tout, estimant tout à l’inverse que le foot est vraiment un sport de gros cons. Alors, on éprouve le besoin de se justifier, en avançant ce qu’il est convenu d’appeler une caution intellectuelle. La littérature, par exemple : voilà quelque chose de sérieux, il y eut même des écrivains consacrés qui ont apprécié le foot et qui l’ont écrit !

Reste donc à citer ces écrivains pour que le foot devienne lui aussi un genre sérieux, qu’il cesse d’être une couillonnade pour entrer dans le monde de l’art… Et à ce cirque-là, depuis 30 ans au moins, ce sont les quatre mêmes auteurs qui sont indribblables, tu butes immanquablement sur l’un d’eux dès que tu rencontres une allusion à la littérature footeuse ! C’est lassant car pas mal d’écrivains plus jeunes, quoique moins consacrés par la culture académique, ont depuis lors bien parlé du foot ! Et c’est fatigant comme un musée consacré aux fossiles, vu que ces quatre gars-là sont tous redevenus poussières dès avant la naissance de Zizou. Je vous les re-signale une dernière fois, et qu’on en finisse d’exhumer leurs cendres.

Jean Giraudoux est né en 1882. Son tube littéraire s’appelle  » La guerre de Troie n’aura pas lieu« , et tous les gars de mon âge se le sont farci en humanités. Il préférait le rugby auquel il joua, mais il a préfacé un bouquin sur le foot. Il y écrivit que tous les grands jeux des hommes étaient des jeux de balle, et que le football était « Le roi des jeux », notamment parce que l’interdiction de jouer des mains y bannissait le trucage : « Les mains ont été données uniquement aux deux animaux truqueurs, à l’homme et au singe. «  Et donc, en foot, « la balle n’admet pas le truquage, mais seulement les effets stellaires.  » Quand Giraudoux ressuscitera, il ouvrira des yeux comme des ballons en constatant que les footballeurs sont devenus de fameux singes, leurs jeux de mains n’étant pas loin d’avoir l’importance de leurs jeux de pieds. On lui pardonne, il a écrit ça en 1933.

Né en 1895, Henry de Montherlant est un monument de la littérature française, monument du même âge que l’URBSFA, sauf que celle-ci vit toujours (tant bien que mal, d’accord). Il a joué keeper et glorifié le sport comme moyen de rapprochement, dans son recueil « Les Olympiques » que tout le monde cite mais que personne n’a jamais lu : je viens de retomber sur un des poèmes, intitulé « Sur des souliers de foot »,… je n’oserais jamais déclamer ça au souper annuel du club ! Mais on pardonne à Montherlant aussi, il a écrit ça en 1924, avant même la modification de la loi sur le hors-jeu ! Et ce fut un écrivain sacrément balèze, Dieu ait son âme.

Les citateurs de citations se gourent parfois, ni Giraudoux ni Montherlant n’ont pondu la phrase/superstar citée supra « Le football, c’est l’intelligence en mouvement. «  : tout aussi mort qu’eux, c’est André Maurois qui en est l’auteur, en 1949 seulement, lors d’un discours fêtant le jubilé du football français. Mais la citation exacte, un peu différente, est « Une belle partie, c’est de l’intelligence en mouvement. Bien plus, c’est de l’intelligence incarnée. «  Faut donc que la partie soit belle… et Maurois est mort avant que l’helenio-herrerisme fasse chuter brutalement la moyenne de buts par match ! Quand Maurois ressuscitera, m’est avis qu’il trouvera pas mal de parties moches : avec l’intelligence qui nuit au mouvement, ou avec l’inverse…

Reste Albert Camus (1913-1960), écrivain géant, rien à voir avec Fabien. Albert, c’est l’alibi surexploité du foot/business contemporain ! Dès que le foot est critiqué pour toutes ses saloperies, surgit immanquablement un défenseur de nos fameuses valeurs, qui légitime le foot en citant Camus : « Après nombre d’années où le monde m’avait offert tant de spectacles, ce que finalement je sais de plus sûr sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois, c’est au RUA (*) que je l’ai appris. «  C’est beau et ça nous réconforte, mais je ne jurerais pas qu’en examinant le foot de l’an 2000, Camus redirait ça s’il ressuscitait. Dormez en paix, Albert ne croyait pas à la résurrection.

(*) le club d’Alger dans lequel il joua en amateur

par bernard jeunejean

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