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Sentir et ressentir, les deux faces d’une même pièce?

Julie Luong

L’olfaction est une faculté intimement connectée à la mémoire et aux émotions. Si les états dépressifs entraînent une perte de l’odorat, les états maniaques peuvent en revanche exalter nos facultés olfactives. Sentir et ressentir: seraient-ce là les deux faces d’une même pièce ?

Linge propre, pâtisserie, glycine, parfum d’une personne aimée : rien de plus puissant qu’une odeur pour faire remonter à la surface des souvenirs enfouis. Et pour cause : le bulbe olfactif, région du cerveau située à la base du nez, juste sous les sourcils, est étroitement connecté au système limbique, ce fameux  » cerveau primitif « , siège des émotions. Moins puissant que celui des chats ou des requins – champions en la matière -, l’odorat de l’homme n’en est pas moins capable de détecter des centaines de milliards d’odeurs… Autant de routes directes vers les émotions fortes. Voyez plutôt : en 2012, des chercheurs de l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas, ont livré les résultats d’une surprenante expérience. Après avoir collecté la sueur d’hommes en train de regarder soit un film d’horreur, soit un film suscitant le dégoût, ils ont fait sentir ces échantillons de transpiration à un groupe de femmes occupées à une tâche de recherche visuelle. Concentrées sur autre chose, ces dames n’en ont pas moins réagi instantanément : le visage de celles exposées à la sueur de la peur a ainsi exprimé de la peur… et le visage de celles qui étaient exposées à la sueur du dégoût… du dégoût. Il semble donc qu’une simple odeur suffise à faire passer une émotion d’une personne à l’autre…

 » L’odorat a plusieurs fonctions, notamment l’évitement du danger. Chez les animaux, l’odeur d’un prédateur participe à le faire fuir ; c’est la même chose lorsque nous sentons une odeur de gaz. Mais l’odorat a aussi une fonction de communication sociale, comme on le voit dans cette expérience « , explique Chantal Henry, professeure de psychiatrie à l’Hôpital de Mondor et chercheur en neurosciences à l’Institut Pasteur. Il est probable que les odeurs président ainsi fortement aux affinités que nous développons avec les autres. Ceci est évidemment vrai en amour mais aussi en amitié !  » Il y a sans doute des incompatibilités d’odeurs « , confirme le Pr Chantal Henry. D’où l’expression selon laquelle  » on ne peut pas sentir quelqu’un  » !

Odorat et troubles de l’humeur

Une autre étude a montré que, lorsqu’on fait sentir une odeur de gasoil à des vétérans de guerre souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique, ceux-ci développent immédiatement un état anxieux, car cette odeur leur rappelle les zones de combat. Cet état est d’ailleurs visible sur l’imagerie cérébrale (IRM) qui montre une stimulation des circuits situés autour de l’amygdale, une zone du cerveau associée à l’anxiété.  » L’anxiété et l’olfaction auraient des circuits de régulation communs « , analyse le Pr Chantal Henry. Car si les études montrent que l’olfaction est capable de déclencher des émotions fortes, l’inverse semble également vrai.  » Les troubles bipolaires sont caractérisés par une dysfonction des états émotionnels. Pendant les phases d’exaltation, les patients ressentent les émotions de manière bien plus forte que d’habitude tandis que dans les phases de dépression, les émotions s’éteignent. Or on constate que ces états modifient significativement l’olfaction « , poursuit la psychiatre.

Les patients atteints de dépression sévère auraient tendance à identifier comme déplaisantes des odeurs agréables à la plupart d’entre nous.

Patricia, vendeuse dans un magasin de vêtements et atteinte de trouble bipolaire, ne supporte pas l’odeur de ses clientes quand elle est en phase dépressive. Nicolas, informaticien, est révulsé par l’odeur du café quand il va mal, une boisson qu’il apprécie par ailleurs tout particulièrement. Selon une étude de l’INSERM, les patients atteints de dépression sévère auraient même tendance à identifier comme déplaisantes des odeurs agréables à la plupart d’entre nous comme la vanille, la cannelle ou l’amande amère.  » On sait que ces modifications au niveau de l’olfaction sont aussi l’un des premiers symptômes de la grossesse. Est-ce lié à un changement d’état émotionnel ? On peut aussi penser que l’augmentation de l’odorat sert à trier l’alimentation dans le but de ne pas consommer d’aliments qui pourraient nuire au foetus. Beaucoup de femmes enceintes ne supportent pas les odeurs de gras par exemple, ce qui les pousse à se tourner vers une alimentation plus saine, bonne pour le bébé « , explique le Pr Chantal Henry.

Thérapie par les odeurs ?

Déjà utilisées pour traiter les cas d’amnésie et raviver les souvenirs, les odeurs pourraient, à terme, servir d’outil diagnostic en psychiatrie et en neurologie.  » Avant l’apparition des troubles moteurs, la maladie de Parkinson se manifeste par un émoussement des émotions…. et des troubles olfactifs « , raconte la chercheuse. Également présente dans la maladie d’Alzheimer, la perte d’odorat semble s’imposer comme un indice fiable des dommages cérébraux précoces. Pas de panique toutefois si vous avez l’impression de sentir un peu moins bien qu’avant : avec l’âge, les capacités olfactives ont tendance à diminuer naturellement. À partir de 50 ans, 25 % de la population serait ainsi  » hyposmique  » (odorat diminué), un phénomène aggravé par le tabagisme.

Les pros du marketing et du management, eux, ont compris depuis longtemps le lien entre odeurs et émotions.  » Certaines boutiques diffusent des odeurs agréables dans le but de mettre leurs clients dans des conditions d’achat idéales, tandis qu’au Japon, certaines entreprises diffusent différentes odeurs au cours de la journée dans l’optique de favoriser tantôt la concentration, tantôt la relaxation chez leurs employés « , explique encore la chercheuse. Voilà aussi pourquoi les instituts de beauté et de massage répandent dans leurs couloirs des parfums suaves, tandis que le marché des odeurs – eaux de toilettes et autres bougies parfumées – affiche un chiffre d’affaires en constante augmentation.  » Certaines études suggèrent une association entre les odeurs agréables et le bien-être mais il existe peu de preuves vraiment scientifiques. À l’inverse, il est prouvé qu’une odeur désagréable provoque instantanément des comportements de rejet « , conclut le Pr Chantal Henry. Si certaines odeurs signalant un danger (pourriture ou putréfaction) sont inscrites dans nos gènes, celles qui nous rassurent semblent en effet bien plus individuelles. L’exemple de l’indétrônable  » doudou  » suffit à le prouver. À chaque vie son parfum…

L’anosmie : un handicap peu connu

Souvent conséquence d’un traumatisme crânien, l’anosmie (perte de l’odorat) totale touche environ 3 % de la population. 6 % de la population souffrirait par ailleurs d’une anosmie partielle. Un véritable handicap que tentent aujourd’hui de faire reconnaître certaines associations de patients comme l’Association Française pour l’Anosmie et l’Agueusie (http://www.afaa-sos-anosmie.com). « La perte d’odorat pourrait être la cause directe de symptômes dépressifs « , explique Chantal Henry. Coupés de leurs émotions, les anosmiques perdent aussi la notion de plaisir, d’autant que la perte de l’odorat va de pair avec la perte du goût (disgueusie). Ne plus sentir l’odeur de son partenaire ou de son bébé, ne plus faire la différence entre un verre de vin et un verre d’eau : l’impact sur le bien-être est évidemment considérable. Sans compter que l’anosmie prive aussi la personne d’un accès à sa mémoire émotionnelle, la conduisant à ne plus se « sentir » tout à fait elle-même.

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