Carte blanche

Quelques pensées sur la crainte de la mort à l’heure du Covid-19 (carte blanche)

Le pouvoir médical aurait-il donc le monopole de discourir sur ce qu’est « la vie » ou « la mort » chez les humains ? La carte blanche de deux philosophes.

A voir, aujourd’hui, à l’heure du Covid-19, les plateaux télévisés et à entendre les politiques, il est évident que nous assistons à un sévère écartement des « intellectuels » (écrivains, philosophes…) pour qui « la pensée » ou l' »esprit » compte, au seul et unique profit des « experts » pour qui seule « la pansée » ou l' »organique » compte. Ce rejet de la pensée ou de l’esprit n’est pas, bien entendu, sans s’accompagner de cette fâcheuse conséquence : à force de ne se focaliser que sur le « virus » et ses « porte-paroles », on réduit au silence les humains ou plus exactement les corps parlants, c’est-à-dire les corps qui parlent, donc pensent, désirent, jouissent, angoissent, souffrent, se rebellent, font l’amour… et meurent. Qui ne voit en effet pas que « la vie » que nous exposent les experts n’est pas celle que vivent, parlent et endurent les corps parlants ? La première est fondamentalement empirique, objective ou organique alors que celle des corps parlants est – pour simplifier – subjective.

Chez les corps parlants, la subjectivité enrobe ou contient l’organique au point même de le faire taire : une bonne santé (humaine), on le sait, c’est le sommeil des organes ou un corps sans le tumulte des organes. Tout réveil ou toute douleur organique vient ainsi parasiter cette subjectivité. Mais même dans la douleur, tout médecin a besoin de ce médium, la parole ou la subjectivation du malade, pour pouvoir se repérer, exiger des examens… . Forclore ainsi la subjectivité à l’avantage de l’organique, c’est donc réduire au silence les corps parlants. Et c’est précisément ce à quoi nous assistons : des mesures médico-gouvernementales anti-Covid-19 qui se fichent comme d’une guigne de la parole, du désir, de la pensée et de la souffrance des corps parlants au point d’avoir mené, ignominieusement, plus d’un – outre à la faillite – au suicide !… Pour dissiper cette sordide forclusion ou déshumanisation, nous nous autoriserons, ici, à aborder la question liée à la crainte de la mort – crainte qu’aucun scanner ni aucune radiographie ni autopsie ne pourra, précisément, et quoi que disent certains invétérés scientistes, déceler ou voir dans le champ organique ou encéphalographique.

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La mort nous est assurément donnée à voir par notre actuel pouvoir politico-médical ou « biopolitique » comme à craindre. Elle se cristalliserait, aujourd’hui, entre autre, dans ce virus invisible, la Covid-19, dont il conviendrait – à très juste titre – que nous nous protégions – et protégions les autres – par le port du masque et la distanciation sociale. Si la mort est l’aboutissement de la vie, nous dit-on ainsi, il est donc souhaitable que chacun ne la précipite pas trop tôt, la mort, mais qu’il la recule au maximum. Bref, le pouvoir nous présente la vie et la mort comme en foncière opposition l’une de l’autre : la vie vs la mort, donc.

Relevons d’une part, que cette approche biopolitique de la vie comme opposée à la mort, ou vice-versa, ne peut être que foncièrement ségrégative. En effet, en craignant la mort, elle ne peut que reléguer aux marges de la société les sujets qui, de près ou de loin, l’évoquent : les mourants, malades graves, « vieux », mais aussi les endeuillés, déprimés, angoissés… . Toute personne qui résonne avec ou approche de cet horizon ultime, la mort, serait donc à éviter, à éloigner… Ne misant que sur la vie et sa préservation, cette approche s’accompagne donc d’une idéologie braquée sur la Top santé (sport, alimentation « Bio »…), le Jeunisme (haine des rides…)… Et d’autre part, que la mort que véhicule cette approche biopolitique est toujours celle des « organes » : On ne mourrait que du fait de la finitude ou de la décrépitude de notre « organisme ». D’où, « X. est mort d’un cancer » ou « du Covid-19 » ou « d’un arrêt cardiaque » ou « d’une embolie pulmonaire » … . On ne meurt donc jamais de la mort !… Cette approche donne ainsi à croire qu’un organisme « techniquement amélioré » ou remanié par des dispositifs cybernétiques conférerait à l’humain une vie (« organique ») immortelle (cf., à nouveau, le délire transhumaniste).

Le pouvoir médical aurait-il donc le monopole de discourir sur ce qu’est « la vie » ou « la mort » chez les humains ?

Or, précisément, la mort dont il s’agit chez les corps parlants est tout autre : elle forme non pas leur horizon ultime, mais une « possibilité permanente » qui loin de lui nuire soutient leur vie. Sans elle, la mort (et son anticipation), les corps parlants ne supporteraient assurément pas, une nanoseconde, leur « stupide et ineffable existence » (Lacan) qui, quoi que disent certaines belles âmes (religieuses, scientifiques…), ne répond à aucune nécessité transcendantale ou naturelle. L’existence des corps parlants est, en ce sens, comme « la rose », du mystique Angelus Silesius : « sans pourquoi », au-delà de tout sens. Voilà pourquoi toutes les civilisations, jusqu’à la nôtre, du fait même d’être bâties sur son « sans pourquoi », se sont sans cesse attelées, évertuées à délivrer – parfois pour le meilleur, mais le plus souvent pour le pire – du ou des « pourquoi » ou du « sens » à cette existence. Chaque corps parlant ou humain sait ainsi – mais à son insu ou sans qu’il sache qu’il le sait – qu’une vie immortelle – comme en rêvent, aujourd’hui, nos délirants transhumanistes – est ou serait impossible.

Donnons un seul exemple pour relever cet aspect impossible ou fou d’une vie immortelle : Outre qu’il n’y a de sens à parler de la « vie » qu’en tant qu’il y a la « mort », tout projet humain (études, travail, amour, famille…) est déterminé par cette essence : la finitude humaine. Autrement dit, c’est parce que l’humain se sait fondamentalement mortel qu’il se pro-jette ou élève des projets dans le temps – temps qu’il sait nécessairement limité, fini. Or, le fait d’avoir un temps infini, immortel ou illimité devant soi, c’est, de fait, il le sait aussi, ne plus être limité par rien, donc c’est ne plus vivre ni, par conséquent, se projeter dans le temps – pour cause : ce dernier, dans une vie immortelle, n’y existe plus !… Le corps parlant sait donc que la vie ou le temps humain est une étincelle d’éternité !… Bref, la finitude ou la mort alimente ou transit la vie ou, pour reprendre le philosophe Pascal David, la mort comme « possibilité permanente » forme « un pas encore qui est [toujours] déjà là » ou « un pas encore » qui gît au coeur de toute existence humaine – quoi que celle-ci dise ou pense. En un mot, la mort, et son anticipation, fait vivre.

D’où, par conséquent, cette question : si la mort n’a jamais été expérimentée par personne, comment se fait-il que l’humain semble donc, généralement, la craindre ? Réponse : parce que la mort, selon nous, est synonyme d’arrêt ou de cessation définitive des diverses jouissances (consommation, vacances, sexe, télévision…) que nous éprouvons en tant que vivants. Du coup, prolonger la vie au maximum, ce serait prolonger ces jouissances au maximum (d’où le délire transhumaniste). Or, du coup, cette autre question se pose : Qu’est-ce qui détermine l’existence de ces jouissances : Sont-elles l’expression d’élans naturels ou biologiques des humains ou les purs produits de quelques aliénations (biopolitiques) ?

Tout comme la mort soutient notre vie, c’est le « travail du négatif » (Hegel) – le « négatif » comme autre visage de la mort – qui soutient notre ouverture à ces jouissances. Sans ce « travail du négatif », ces jouissances seraient dérisoires, inutiles, vaines. Que trahit, par exemple, l’actuelle obsession de vouloir sans cesse jouir d' »être en vacances » si ce n’est la présence de cette dure « négativité » : l’allergie au travail, voire la haine du travail ? En d’autres mots, le fait d' »être en vacances » ne se délecte-t-il pas que du fait même d’échapper au travail ? C’est assurément le travail (esquintant, aliénant…) qui ouvre à miser sur le « repos des vacances » (divertissant, reposant…).

Bref, sans l’existence d’une « négativité » (ici, le travail) point de recherche d’une « positivité » (ici, les vacances). Extrapolons. Les diverses jouissances ou positivités que notre discours publicitaire actuel nous fait ainsi miroiter et auxquels il nous somme de nous addicter sont donc surdéterminés par diverses « négativités » que nous ne cessons pas, quotidiennement, de rencontrer, d’endurer, corps et âme : fatigue ou stress lié au travail, ennui, mal-être, manque-à-être, morosité, désespoir, angoisse, état d’insatisfaction, tristesse ou chagrin lié à une perte ou encore la crainte de la mort. Ce discours, tout en reconnaissant donc ces dures « négativités » qui affectent les corps parlants, les nie en invitant ces derniers à sans cesse les fuir, tromper ou anesthésier par diverses addictions que lui-même, ce discours publicitaire, leur aura désignées et fait « incorporées » par ses différents appareils ou dispositifs de pouvoir. En ce sens, tout comme la mort régit la vie, ce sont donc des « négativités » qui régissent nos besoins incessants de jouissances ou de « positivités ». (L’actuelle moraline sociale et politique du « Il faut positiver ! » ne trahit ainsi que trop mal le « travail du négatif », insistant, dont elle ne veut absolument rien savoir !)

Les diverses jouissances que nous adulons n’ont donc rien de naturel : elles sont les purs produits d’un discours ou, pour reprendre Bernanos, d’une « machinerie de propagande et de publicité ». Cette machinerie réussit ce tour prestigieux de nous formater, d’aliéner et de régir notre âme et corps au point de les faire épouser cette machinerie comme si elle constituait leur élément (naturel, marin). Du coup, c’est donc moins notre âme et corps qui jouissent, par exemple, de ce soporifique, la télévision, que cette machinerie elle-même : On est moins regardant que regardé par la télévision !… Rappelons-nous, en ce sens, ces propos, mémorables et sincères, de 2004 de Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Autrement dit, TF1 jouit des cerveaux de ses téléspectateurs en les vendant à Coca-Cola !… Bref, les corps parlants sont toujours jouis par une machinerie et les diverses jouissances qu’elle leur désigne.

Ces injonctions surmoïques de jouissances esquivent, bien entendu, ce réel princeps dont les religions ont fait – font encore ! – leur choux gras et dont notre société laïque, libérale, technoscientifique et arrogante (l’Homme serait, pour elle, le mesure de toute chose !), elle, ne veut absolument rien savoir : Le mystère de notre être-au-monde. Plutôt que nous voir faire face à cette question angoissante : A quoi rime donc tout « ça » : cette vie, cette mort, cette histoire, cet univers infini et silencieux… ?, les agents ou zélés fonctionnaires de cette machinerie préfèrent que nous nous identifions plutôt, corps et âme, aux jouissances, bêtes et soporifiques, qu’ils colportent auprès de nous. D’où l’importance, voire l’urgence éthique actuelle, de savoir comment se désaliéner ou se dés-identifier des valeurs « nihilistes » – nihilistes en tant qu’elles prennent en grippe le Néant d’où les corps parlants ont surgi et où ils retourneront – de cette machinerie qui en introduisant en nous une crasse servitude volontaire et hédoniste nous empêchent de regarder, bien en face, notre vie-en-la-mort et/ou notre vie-en-le-mystère de notre être-au-monde.

Ben Merieme Mohamed et Vanhoolandt David, Philosophes, Bruxelles.

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