"Malgré mon niveau de prise en charge très privilégié, la visite des médecins n'a pas duré plus de quelques minutes." © HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

« La médecine est en panne d’empathie »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Corinne Hubinont, 57 ans, fait partie du gratin médical. Elle dirige le service associé en obstétrique aux cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. Elle raconte son cancer, décelé il y a deux ans, dans son Carnet de (sur)vie, très personnel, très didactique et très critique pour sa profession.

Vous sentiez-vous armée pour supporter cette épreuve ?

Le contexte a joué contre moi. Je vivais une période très difficile, après les décès successifs de mon époux et de mon père. A l’époque, je ne prenais pas soin de moi, j’étais stressée, je m’imposais un rythme de vie effréné. Mon entourage me répétait que quelque chose allait me tomber dessus. En effet…

Avez-vous culpabilisé ?

Je savais que je n’avais pas de facteurs génétiques, et puis je mangeais sainement. Je n’ai évidemment pas échappé à ces questions :  » Pourquoi moi ? « ,  » Qu’ai-je fait pour avoir cette maladie ? « … Et évidemment, je culpabilise, parce que je prenais alors un traitement hormonal sub- stitutif à la ménopause. Je l’ai poursuivi sans limite dans le temps, plus que les cinq ans recommandés. Par la suite, je me suis documentée et j’ai découvert que la littérature scientifique récente suggère que la prise d’un traitement hormonal augmente la survenue d’un cancer du sein hormonodépendant. Ce qui est le cas d’un cancer du sein sur deux, et ce qui est mon cas. Ces traitements sont très décriés dans les pays anglo-saxons, ils y sont de moins en moins prescrits. Chez nous, soit les gynécologues demeurent peu informés, soit ils banalisent très fort leur prescription. J’ai rencontré une dame de 70 ans qui prenait encore la pilule contraceptive, parce que son gynécologue lui avait promis une plus belle peau…

En mars 2015, lors d’un examen de routine, incluant mammographie et échographie, la radiologue semble être radicalement passée à côté de votre cancer. Ce n’est que huit mois plus tard qu’on le diagnostique avec une RMN (résonance magnétique nucléaire)…

J’aime dire que, finalement, c’est moi qui ai trouvé mon cancer. Cet automne-là, une amie proche m’annonce qu’on vient de lui diagnostiquer un cancer du sein. Ce dernier n’est pas visible à la mammographie mais à la RMN. Perturbée par son cas et parce que je ressentais une fatigue permanente anormale depuis des mois, j’ai eu alors une intuition et j’ai décidé d’en faire une moi aussi. La sénologue de l’hôpital où j’ai réalisé cet examen a demandé à voir les premiers clichés de mars 2015 réalisés dans un cabinet privé. Ils se sont alors révélés anormaux…

Vous devez prendre plus de temps avec le malade ; vous pouvez le toucher, lui prendre la main… »

Finalement, la RMN est donc supérieure à la mammographie ?

Sans aucun doute, oui : la mammographie n’a pas une sensibilité à 100 %, et la RMN permet de dépister les cancers à un stade précoce. Faut-il pour autant faire subir des RMN à toutes les femmes ? Certainement à celles qui présentent des facteurs de risques. Mais la conclusion la plus importante est qu’il vaut bien mieux réaliser les examens dans une clinique du sein et éviter les petits cabinets et les centres privés. Ces derniers sont-ils correctement équipés ? En ont-ils seulement les moyens ? Par facilité, depuis des années, je me rendais dans ce centre privé près de mon domicile. Dans mon cas, il semble soit que le matériel n’était pas optimal, soit qu’il y a eu une lecture peu attentive de la part du médecin. A l’arrivée, j’ai perdu le sein droit.

Vous passez alors de l’autre côté de la scène médicale et vous découvrez des médecins nuls dans la communication…

Parce qu’on les a transformés en techniciens de haut niveau. Ils sont sélectionnés sur la base de critères académiques lors du cursus général. Ils le sont à nouveau lors des épreuves qui détermineront leurs spécialités. On en a fait des bêtes à concours qui évoluent dans une atmosphère de concurrence acharnée, de bagarre permanente et qui finissent par se blinder et être en panne d’empathie. Les critères académiques ne se révèlent pas les plus pertinents ! On assiste aussi à un retour de balancier. Autrefois, les médecins se montraient très paternalistes ; ils savaient, ils décidaient et les patients acceptaient sans broncher. Aujourd’hui, les patients exigent un échange, une discussion. Du coup, les médecins s’en protègent en adoptant une attitude de distance, un charabia savant, parfois sans même vous adresser un bonjour.

Un médecin malade est un malade comme les autres. A ceci près que vous avez bénéficié de quelques privilèges : les meilleurs spécialistes, le droit de ne pas trop attendre à Saint-Luc, d’obtenir rapidement les résultats du laboratoire…

Mes collègues ont le sentiment de m’avoir déroulé le tapis rouge. Je ne veux pas faire l’enfant gâtée, mais malgré mon niveau de prise en charge très privilégié, la visite des médecins n’a pas duré plus de quelques minutes. Ils n’ont pas le temps, sont submergés par les tâches administratives et la rentabilité. J’ai pu constater que la mécanique n’est pas parfaitement huilée, que la médecine a beaucoup perdu en humanité. J’ai ressenti le malaise de collègues, peu bavards, qui se repliaient derrière ma blouse blanche qui comprendrait tout, savait tout de la maladie. Ce n’était pas le cas ! J’avais besoin de mots simples, d’explications et d’empathie.

« Les infirmières font réellement preuve d’empathie, qui manque tant au médecin. »© AMELIE-BENOIST/GETTY IMAGES

Il vous a fallu être couchée dans un lit d’hôpital pour découvrir le travail des infirmières ?

Oui. J’ai vraiment découvert cette profession, difficile, avec ses horaires, mal payée… Or, les infirmières font réellement preuve d’empathie, qui manque tant au médecin. Ce dernier entretient peu de rapports avec elles. Il se contente de leur délivrer des ordres et n’est pas là pour leur exécution. Aujourd’hui, je suis devenue beaucoup plus humble à l’égard des infirmières de mon équipe. Avant, quand j’en appelais une et qu’elle me demandait d’attendre parce qu’elle était occupée, je m’impatientais.

Vous écrivez que vous n’aviez pas peur du cancer mais que vous étiez effrayée par la mastectomie (NDLR : ablation complète du sein).

C’était un véritable coup de tonnerre. J’étais très révoltée. Je me disais que j’aurais pu peut-être éviter la mastectomie si la première radiologue avait fait la biopsie. J’étais terrorisée à l’idée de cette mutilation totale. J’ai imaginé ne pas me soigner, garder ce sein droit que j’avais surnommé ma  » bombe oncologique « . On ne peut pas gérer cette situation toute seule. Il faut le dire : faites-vous accompagner, n’allez pas seule aux rendez-vous ! Moi, c’est une amie d’université, oncologue mondialement réputée, qui m’a aidée.

Comment vivez-vous sans votre  » bombe oncologique  » ?

La peur a disparu pour faire place à la tristesse. Je me suis sentie orpheline de mon sein droit. J’ai fini par l’accepter. On m’a dit que j’avais été  » gâtée « , que je n’avais pas perdu mes cheveux, par exemple. Ça ne veut pas dire pour autant que ce ne fut pas difficile.

Vous êtes sous traitement qu’on appelle hormonothérapie, en prévention d’une rechute ?

On a fait des médecins des bêtes à concours, blindés et en panne d’empathie »

Là aussi, on m’a dit que ce n’était pas si épouvantable. Oui, au départ, les patientes sous hormonothérapie sont heureuses ; elles échappent à la chimio. Mais ces traitements, à prendre durant cinq à dix ans, entraînent des effets secondaires importants : troubles vasomoteurs, douleurs articulaires et musculaires, troubles de l’humeur, troubles sexuels, des risques accrus de thrombose et d’ostéoporose. Des articulations qui gonflent, une prise de poids, plus de libido… Tout ça fait qu’au bout d’un an, 30 à 50 % des patientes arrêtent avant la fin de leur traitement ! Or, on n’a pas d’autre choix que de continuer à le prendre.

Au fond, pourquoi ce livre ?

Lorsque je suis sortie de chez la sénologue lors de ma première consultation, je n’ai rien retenu de ce qu’elle m’a dit. Ce jour-là, j’ai décidé que je ne m’y rendrais plus sans prendre de notes. C’est ainsi qu’est né ce carnet de bord. Au fil du temps, il est devenu mon exutoire. Un soir, Thierry Janssen (NDLR : chirurgien urologue, psychothérapeute et auteur de plusieurs livres) m’a dit que je pouvais raconter comment j’avais traversé la maladie :  » Tu dois en parler. D’autres personnes peuvent en bénéficier aussi.  » Il avait raison. Ce livre est donc avant tout un récit de ce que j’ai appris sur le cancer. Il est motivé par l’aide très concrète que je peux apporter, à l’image de ma profession, où je m’efforce d’aider des patientes à tomber enceintes. Il manquait un ouvrage qui propose aux malades des outils, des trucs  » pratico-pratiques  » pour faciliter leur quotidien. Ce livre s’adresse aussi aux blouses blanches. Je leur dis : vous devez prendre plus de temps avec le malade, vous pouvez le toucher, lui prendre la main… A Saint-Luc, j’ai suivi une formation en communication verbale : utiliser des termes positifs, doux plutôt que les mots négatifs, agressifs. Ces cours ne sont pas obligatoires dans le cursus de médecine. Ils devraient l’être !

Qu’avez-vous appris de cette épreuve ?

Ma vision de la médecine ne sera plus jamais la même. Je suis beaucoup plus à l’écoute, plus humaine. Je comprends mieux le côté revendicatif du patient. Je faisais partie de ces médecins qui déclaraient tout faire, tout ce qu’ils peuvent pour les patients, et ceux-ci avaient le  » culot  » de nous en vouloir. Je m’imposais un perfectionnisme, une compétition, qui m’ont permis de faire une belle carrière, tout en essayant d’être une bonne mère, une bonne épouse, une bonne fille… A posteriori, c’était une source de culpabilisation constante. Cela fait perdre le sens des priorités et des valeurs.

Ce fut difficile de vous mettre à nu ?

J’ai beaucoup hésité. J’avais peur et j’avais honte. Je redoutais de montrer ma fragilité. Je ne voulais pas qu’on me traite comme une malade. Je travaille à présent à mi-temps. Mais j’ai de la chance : je suis dans un milieu favorable, moi.

Mon carnet de (sur)vie. Voyage au pays du cancer du sein, par Corinne Hubinont, Racine, 147 p. Les droits d’auteur iront à la Clinique du sein de Saint-Luc et au réseau Breast International Group.

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