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Frédéric Keck, anthropologue : « L’Occident n’a pas compris le basculement que fut le Sras en Asie »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Directeur du laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France, Frédéric Keck, auteur des Sentinelles des pandémies, scrute la façon dont les sociétés réagissent aux épidémies. A cet égard, la Chine et les pays limitrophes demeurent davantage à l’affût que l’Occident.

Vous dites que les pandémies sont cycliques et qu’il faut donc s’y préparer. Etions-nous préparés à celle-ci ?

Oui et ce, depuis le Sras en 2003, qui ressemble beaucoup à cette crise. Il s’agit d’un coronavirus très similaire qui a émergé des chauves-souris du centre de la Chine et s’est répandu, par les voies de la mondialisation économique, à l’ensemble de l’humanité. Mais chaque nouveau virus est différent. Ce coronavirus est beaucoup plus contagieux que celui du Sras (deux semaines d’incubation contre 48 heures) et, même s’il est moins létal (1 % contre 10%), il fait beaucoup plus de dégâts, car il est plus difficile à contrôler. D’où le besoin de tests de dépistage, un besoin nouveau par rapport au Sras, et de masques, un besoin que les sociétés asiatiques avaient mieux intégré que les sociétés occidentales.

Après le Sras, l’équivalent du 11-Septembre en Asie, nous n’avons pas dit « Nous sommes tous Asiatiques ».

L’ouvrage que vous publiez prochainement se révèle prémonitoire (1). Vous l’avez pourtant écrit entre 2014 et 2016.

Quand j’ai écrit ce livre, j’étais directeur du département de la recherche au Musée du quai Branly, à Paris, à un moment où je ne pouvais plus mener mes recherches à Hong Kong, à Taiwan et à Singapour, comme je le faisais depuis 2007. Dans la carrière d’un anthropologue, ce temps de pause reste nécessaire. On compare ce qu’on a ramené du terrain avec l’ensemble des relations entre humains et non-humains qui sont décrites et conservées dans les bibliothèques. Mais je ne pensais pas que ce livre serait si prémonitoire, quand bien même toutes les techniques que j’y décris sont déployées à l’occasion de la pandémie de Covid-19.

Les pays que vous appelez  » les sentinelles des pandémies « , comme Taiwan ou Singapour, ont-ils mieux réagi que l’Occident ?

Ils sont mieux préparés parce qu’ils savent détecter plus vite un pathogène lorsqu’il émerge chez les animaux et en protéger les humains. C’est pourquoi ils n’ont pas eu besoin du confinement, qui est une mesure plus lourde et plus coûteuse sur les plans sanitaire et économique. Ils savent aussi mieux concilier l’efficacité de la santé publique et notre attachement aux libertés individuelles.

Nous n’avons pas saisi le basculement et le traumatisme que le Sras a provoqué dans ces pays ?

Après le 11 septembre 2001, nous avons dit :  » Nous sommes tous Américains.  » Mais nous n’avons pas dit « nous sommes tous Asiatiques » après le Sras, l’équivalent du 11-Septembre en Asie. Nous avons eu notre 11-Septembre avec les attentats de Paris et de Bruxelles, nous avons aujourd’hui notre Sras. Or, nous n’avons pas compris comment les sociétés asiatiques ont intégré le risque de pandémie dans leur imaginaire : nous dépendons, là encore, de films hollywoodiens comme Outbreak ou Contagion, qui reposent sur un imaginaire de la distance et du pillage propre à la société américaine.

Qu’entendez-vous par cet imaginaire qui empêche l’Europe d’appréhender ce qui lui arrive aujourd’hui ?

Je le conçois dans un sens technologique, celui de la rationalité de la préparation. La rationalité de la prévention repose sur la possibilité de calculer les probabilités d’événements sur un territoire à partir de savoirs statistiques. En revanche, la préparation implique d’imaginer comme s’il était réel un événement dont la probabilité est incalculable, mais dont les conséquences sont catastrophiques. Je distingue donc la préparation de la prévention, mais aussi de la précaution, qui est une rationalité intermédiaire entre les deux. La précaution consiste à maximiser un risque en situation d’incertitude, pour intervenir de façon massive et ainsi réduire les possibilités même de réalisation de ce risque : c’est ce qu’on fait, en ce moment, en prévoyant, par des modèles épidémiologiques, 500 000 morts en France (et des milliers en Belgique) en l’absence de confinement.

Concrètement, sur quelles opérations repose la préparation mise en oeuvre en Asie ?

La préparation inclut trois types de techniques. Un : des sentinelles, postées dans des lieux stratégiques, qui envoient des signaux d’alerte précoce d’une nouvelle épidémie. Deux : des simulations de catastrophes, qui mettent en scène des scénarios d’épidémie dans des hôpitaux, des aéroports, des marchés, des gares. Trois : le stockage de biens prioritaires, comme les masques, les vaccins ou les antiviraux. Cela implique des visions des relations entre humains et non-humains différentes.

En tant qu’anthropologue, vous reliez la logique de la préparation à l’activité des chasseurs-cueilleurs, et la logique de la prévention aux sociétés pastorales.

La prévention s’appuie sur une rationalité pastorale. Elle observe les vivants comme un troupeau dans un territoire, dont certains peuvent être sacrifiés pour sauver l’ensemble. Alors que la préparation se base sur une rationalité cynégétique. Elle suit les pathogènes lorsqu’ils franchissent les barrières entre les espèces, pour contrôler ces circulations, au risque d’en être la victime – le chasseur peut toujours être tué par sa proie. On ne peut donc pas poser pareillement les problèmes politiques dans chacune de ces rationalités. C’est pourquoi la précaution, qui mélange ces deux rationalités, produit tant de controverses : en fait-on trop ou trop peu ? Faut-il administrer des masques ou des antiviraux à toute la population ou seulement à une partie ?

A Wuhan, le gouvernement chinois a construit un laboratoire de biosécurité de niveau 4, permettant de manipuler des pathogènes très dangereux comme le H5N1, Ebola ou le Sras.
A Wuhan, le gouvernement chinois a construit un laboratoire de biosécurité de niveau 4, permettant de manipuler des pathogènes très dangereux comme le H5N1, Ebola ou le Sras.© YIN GANG/BELGAIMAGE

Vos recherches ont eu lieu à Hong Kong, à Singapour, à Taiwan. Comment ces territoires se préparent-ils ?

Hong Kong est la première sentinelle des pandémies en Asie. C’était déjà le cas en 1894, quand Alexandre Yersin y découvrit le bacille de la peste. A l’époque, Sun Yat-Sen, qui sera le premier président de la République de Chine en 1911, y exerce comme médecin. En 1972, Kennedy Shortridge y crée un département de microbiologie pour étudier les virus de grippe qui circulent dans le sud de la Chine. Et en 1997, année de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine, l’émergence du virus H5N1, tuant 8 personnes sur 12 infectées et 5 000 volailles, confirme le scénario de Shortridge : de nouveaux virus émergent en Chine,  » atelier du monde « , et se transmettent au reste du monde par Hong Kong, le point de passage pour les personnes et les marchandises. La crise du Sras en 2003 rend ce scénario plus crédible encore.

Il y a une concurrence aux frontières de la Chine et désormais au centre même du territoire chinois, pour préparer leurs populations aux pandémies.

Est-ce vrai aujourd’hui ? Hong Kong joue-t-elle toujours au niveau global ?

Depuis, l’Organisation mondiale de la santé a fait de la préparation aux pandémies une priorité. Hong Kong décline alors dans son rôle de sentinelle des pandémies. Elle est remplacée par d’autres territoires aux frontières de la Chine : Singapour, qui a davantage investi dans les biotechnologies de séquençage ; Taiwan, qui a misé sur les technologies de l’information et les industries pharmaceutiques ; et Wuhan, où le gouvernement chinois a construit, avec l’aide de la France, un laboratoire de biosécurité de niveau 4, le seul de ce genre en Asie, permettant de manipuler des pathogènes très dangereux comme le H5N1, Ebola ou le Sras. Il y a dès lors une concurrence entre ces sentinelles des pandémies aux frontières de la Chine, et désormais au centre même du territoire chinois, pour préparer leurs populations aux pandémies.

 » La nature est la plus grande des menaces bioterroristes « , affirme Robert Webster, considéré comme  » le pape des recherches sur la grippe « …

C’est une phrase un peu provocatrice prononcée, en 2003, quand l’administration Bush investit massivement dans les armes bactériologiques, comme l’anthrax ou la variole, mais qui ont peu d’intérêt pour la recherche microbiologique. Elle signifie qu’il faut connaître les mécanismes complexes de mutation et de sélection par lesquels émergent de nouveaux pathogènes dans  » la nature « , en particulier dans les éco- systèmes perturbés du centre de la Chine.

Les humains ont tendance à penser qu’ils sont au centre de leur écosystème, dites-vous. Les épidémies viennent-elles leur rappeler leur dépendance à l’égard des autres espèces ?

Les humains sont ce que les virologues appellent des  » impasses épidémiologiques « . Ils sont tellement nombreux qu’une fois qu’un pathogène est passé aux humains, il y a peu de chances qu’il passe à d’autres espèces animales. Mais du point de vue des virus, nous sommes une espèce peu intéressante, parce que très homogène et assez résistante du fait de nos barrières immunitaires, naturelles ou acquises, alors que les chauves-souris, beaucoup plus hétérogènes, demeurent bien plus intéressantes.

Que dit la pandémie de nos relations aux animaux ?

Les pathogènes émergents signalent que les écosystèmes dans lesquels nous coévoluons avec les autres animaux sont perturbés. Nous n’avons pas de défense pour ces virus issus des nouveaux  » réservoirs animaux « , alors que, depuis la domestication, nous avons développé des défenses immunitaires pour les microbes issus des animaux avec lesquels nous cohabitons depuis longtemps. Il a fallu beaucoup de morts humains pour apprendre à vivre avec nos animaux domestiques. La déforestation et l’élevage industriel constituent des transformations similaires : ils accroissent dans nos villes le risque de transmission de nouveaux virus dont les oiseaux et les chauves-souris sont porteurs. Ceux-ci réintroduisent le sauvage dans le domestique.

En matière de crises sanitaires, que peut apporter votre discipline ?

L’anthropologie sociale compare une société donnée à d’autres sociétés qui ont existé dans le temps et dans l’espace. Elle permet ainsi de considérer l’espèce humaine avec un regard éloigné. Il est impossible de dire à l’heure actuelle si la pandémie de Covid-19 sera une brève parenthèse ou une mutation majeure dans l’histoire de l’humanité. Mais il est possible de dire qu’elle soulève des questions sur les relations entre humains et non-humains, de mettre en regard les solutions que nous apportons, et de construire un monde meilleur où les humains pourraient vivre avec les animaux et les microbes.

A paraître après le confinement : Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, par Frédéric Keck, Zones sensibles, 240 p.

Bio express

1974 : Naissance le 30 novembre à Villeurbanne.

1994 : Etudie la philosophie à l’Ecole normale supérieure (Paris), puis l’anthropologie à l’université de Californie (Berkeley).

2005 : Entre au CNRS comme chercheur spécialiste des crises sanitaires liées aux maladies animales.

2010 : Publie, entre autres ouvrages : Un monde grippé (Flammarion).

2014 : Dirige le département de recherche et d’enseignement du Musée du quai Branly, à Paris.

2018 : Directeur de recherche au CNRS et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France.

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