CLAUDE EN ISABELLE NOBELS © Debby Termonia

Féminicide : des parents témoignent  » l’ami de Laure semblait joyeux et charmant. Il était dangereux ».

Catherine Vuylsteke Journaliste Knack

Dans le monde, 82 femmes sont assassinées chaque jour par leur partenaire ou leur ex. Ce n’est là qu’une estimation, le phénomène est encore trop souvent caché derrière des termes vagues comme « tragédie familiale » ou « meurtre passionnel ». En Belgique, il n’existe pas de statistiques. En partie parce que le féminicide n’est pas un concept juridique. Comment peut-on s’attaquer au problème ?

Claude et Isabelle Nobels n’ignoraient pas que le 9 mai 2012 serait une journée particulièrement triste pour eux. Ce mercredi-là, ils avaient pris congé pour assister, dans les Ardennes, aux funérailles de la fille d’amis écrasée par un ivrogne.

Ce qu’ils ignoraient, c’était que cette journée était aussi celle où leur vie allait basculer. Ce funeste mercredi, ils ne rentrent qu’en fin d’après-midi à Bruxelles. Ils avaient rendez-vous à 17 h avec leur fille unique, Laure, seize ans. La jeune fille sortait depuis quelque temps déjà avec Zain, âgé de dix-sept ans, et passait tout son temps libre avec lui.

Lorsque, à 18 heures, elle n’est toujours pas rentrée et qu’elle ne répond pas au téléphone, les Nobel décident d’aller voir chez le garçon, qui vit à seulement trois cents mètres de là. Le secteur est bouclé et une ambulance et plusieurs fourgonnettes de police se trouvent devant le domicile du jeune homme. Là, sur un sinistre trottoir bruxellois, on leur annonce que leur fille est morte. Laure a voulu rompre avec Zain. Il l’a étranglée dans la chambre de ses parents.

« Nous connaissions bien Zain, il venait nous voir environ trois fois par semaine. Quatre jours avant les faits, il était encore assis à notre table « , dit Claude. « C’était un garçon joyeux, charmant et beau. Il étudiait dans un collège catholique et était très populaire. Je le trouvais un peu trop effacé, alors il m’arrivait de douter de sa sincérité. Mais bon. ‘

Isabelle :  » Je savais que Zain ne serait jamais l’homme de la vie de Laure, ils étaient trop différents pour ça. Mais, bien sûr, ce n’est pas ce qu’on attend d’un adolescent de 16 ans. La plupart des amours de jeunesse passent. De plus, Laure avait déjà rompu quelques mois auparavant. Ce n’était ni son premier petit ami et ce ne serait pas son dernier ai-je pensé. »

Claude :  » Nous n’avions aucune idée de la toile qu’il avait tissée autour d’elle, des mensonges avec lesquels il a essayé de la détourner de ses amis, de ses manipulations pour lui saper sa confiance en elle. Par exemple, il lui a dit qu’il avait couché avec son amie. Le résultat a été une rupture entre les deux filles.

Bien que nous ayons eu une très bonne relation avec Laure, elle nous a caché certaines choses. Comme lorsqu’il l’a, un jour, jeté par terre dans la rue. C’est précisément parce qu’elle connaissait notre aversion pour la violence qu’elle a fait promettre à ses amis de nous cacher l’incident. Elle a été aveuglée par l’amour et a essayé de protéger Zain. « Si seulement nous l’avions fait », disent maintenant ses amies.

En conditionnelle

Isabelle :  » Depuis ce jour-là, Claude et moi ne vivons plus normalement. Nous nous sommes embourbés dans une morne existence, dans la solitude d’une souffrance indescriptible. Rien ne peut plus changer ça. Ce qui nous a aidés c’est notre solidarité, une alliance entre deux personnes épuisées par le chagrin. Nous respections le processus de deuil de l’autre et en parlions souvent. Il est également important d’avoir la liberté de pouvoir s’arrêter. Si je ne veux pas continuer demain, l’année prochaine ou à tout moment dans le futur, je peux le faire. Cette pensée me donne de la tranquillité d’esprit.

Les choses s’améliorent-elles sept ans après les faits ? Isabelle :  » Nous sommes à nouveau un peu fonctionnels. Travailler ? Ce n’est plus possible. Le simple fait de garder la tête hors de l’eau et ne pas se faire écraser sous cette chape de plomb prend toute notre énergie. J’ai abandonné mon poste de formateur en ressources humaines, Claude son métier de journaliste. Je n’ai pas cuisiné pendant un an et demi et j’étais incapable d’entretenir des contacts sociaux normaux. Si nous allions voir des amis, nous partions rapidement. Maintenant, il m’arrive d’organiser un dîner. De temps en temps.

Féminicide : des parents témoignent
© DR

« Zain n’a pas seulement pris la vie de Laure, mais aussi la nôtre. Nous avons perdu tout ce qui avait de la valeur. Trois semaines après les faits, nous avons décidé de déménager. Au début, je ne voulais pas – il semblait que nous allions perdre à nouveau notre fille. Mais Claude a insisté, et il avait raison. La maison au Laure a grandi n’avait pas d’avenir pour nous. La chambre de Laure, ses affaires, il était impossible de vivre avec ça. Comment font les parents Zain, je n’en sais rien. C’est dans leur chambre que notre enfant a poussé son dernier soupir. Pourtant, ils y vivent toujours.

Si la mort atroce de Laure était déjà une cruelle injustice, la procédure judiciaire n’a fait qu’empirer les choses. Vous n’êtes pas considéré comme une victime. Vous n’êtes pas accompagné ou informé de ce qui vous attend. Vous n’avez pas accès au dossier, vous n’êtes pas tenu informé de l’avancement de l’enquête. En attendant, d’autres semblent en savoir tellement plus que vous. Par exemple, le directeur de l’école vous dit que l’agresseur peut rentrer chez lui les week-ends, ou une connaissance vous raconte qu’on a attendu une heure et demie avant d’alerter les services d’urgence.

Le procès de Zain a eu lieu en décembre 2016, quatre ans et demi après les faits. Pendant tout ce temps, on s’est demandé s’il devait être jugé en tant que mineur ou en tant qu’adulte. Zain a été condamné à quatorze ans d’emprisonnement, mais il est en liberté conditionnelle depuis juin 2019.

Isabelle : « Fin de l’histoire. Pour lui en tout cas. Déjà en septembre 2015, Zain pouvait s’inscrire comme étudiant à l’ULB, où les copines de Laures sont tombées nez à nez avec lui. Un meurtrier qui n’a même pas encore été jugé se promène sur la pelouse du campus universitaire. Hallucinant n’est-ce pas ? Nous avons porté plainte, mais les autorités judiciaires ont décidé qu’il pouvait terminer l’année académique à l’ULB et qu’il n’avait qu’à poursuivre ses études à Mons l’année suivante ».

Sept ans après les faits, l’affaire n’est toujours pas réglée. On attend mars 2020 pour connaître la décision en appel concernant l’indemnisation. Cela n’a rien à voir avec notre fille, mais nous sommes aussi financièrement ruinés. Nous avons droit à un jugement équitable.

Pouvons-nous vivre avec l’idée que la vie de Zain continue ? Oui, nous le pouvons. Je ne suis pas le genre de personne qui va vouloir l’attaquer avec une hache. Mais c’est trop tôt. Nous pensons aussi que cet homme est dangereux.

Nommer et dénoncer

Selon une étude récente des Nations Unies, 30 000 femmes dans le monde sont tuées chaque année par leur partenaire ou ex-partenaire. C’est 82 par jour. Il y a plus de cas en Afrique et en Asie, mais la situation est également inquiétante en Europe.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les histoires belges que l’organisation Stop Feminicide Belgium (stopfeminicide.blogspot.com) a déjà recueillies en 2019.

Ces atrocités sont souvent qualifiées de  » drames familiaux « , sauf que cela donne l’impression que toute la famille était impliquée et qu’il s’agissait d’un acte presque inévitable et impulsif. Ou alors on parle de  » meurtre passionnel « , un terme qui induit un vague soupçon d’innocence, comme si l’auteur s’était perdu par amour.

Féminicide : des parents témoignent
© DR

Le collectif français Féminicides par compagnon ou ex dénonce lui aussi ces termes qui prête au doute et tient des statistiques depuis 2016. Dans leurs rapports, les services de police ne font aucune distinction entre les hommes et les femmes. Le féminicide, soit le meurtre de femmes parce qu’elles sont des femmes, n’est pas un concept juridique spécifique en France et en Belgique. Cela doit changer. On ne peut s’attaquer à un problème qu’après l’avoir nommé et reconnu « , explique un collaborateur au téléphone.

Elle veut rester anonyme, car les menaces pleuvent sur la page Facebook du groupe. « Si nous connaissons les noms des coupables, nous le révélons systématiquement. Nommer et faire honte, par respect pour les victimes, pour que la tragédie ne disparaisse pas entre les lignes. Mais cela signifie aussi que les familles des meurtriers nous menacent de mort.

Au départ, nous prenions les cas que l’on trouvait dans les journaux. Aujourd’hui, les gens nous envoient eux-mêmes l’information. Le compteur pour cette année est à 113. Tous les trois jours, une Française ne survit pas à l’amour. C’est pourquoi nous avons demandé au président Emmanuel Macron des mesures urgentes. Le féminicide coûte à la France au moins 3,6 milliards d’euros par an. Notre demande d’un milliard pour lutter contre ce problème n’est donc pas déraisonnable.

Le noyau dur du collectif se compose de quatre femmes qui soutiennent les initiatives d’autres groupes. Fin août, ils ont commémoré le centième meurtre de 2019. Il y avait un défilé devant la Tour Eiffel, avec des photos de toutes les femmes décédées des suites de leur relation. Le problème n’est pas assez visible. En montrant les noms et les visages de ces femmes, nous les sortons de l’anonymat.

Sans conséquence

« Nous sommes en mesure d’avoir un débat sociétal sur le terrorisme, alors que la société reste silencieuse sur ce thème « , dit Liesbeth Kennes, expert sur la violence sexuelle. Elle trouve terrible que des campagnes sur le féminicide soient encore nécessaires. « Regardez les chiffres. Dans toute l’Union européenne, le terrorisme a fait 13 morts en 2018 et 62 en 2017. C’est peu de chose par rapport au nombre de décès de féminicides. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un certain mépris pour cela. Après tout, ce n’est pas un problème nouveau. »

C’est vrai. Le terme « féminicide » a été utilisé pour la première fois en 1976 par l’écrivaine féministe sud-africaine Diana Russell. A Bruxelles elle a témoigné devant ce qui était alors le tout premier tribunal international pour crimes contre les femmes devant 2000 femmes venues de 40 pays. La violence conjugale sera, suite à ça, inscrite à l’ordre du jour de la société en tant que risque typiquement féminin. Toutefois, aucune mesure d’envergure ne sera prise dans la foulée. Dans les années 1980 et 1990, l’approche du gouvernement se limite à l’hébergement des victimes. Ce n’est qu’en 1997 que la violence conjugale, sans distinction entre hommes et femmes, a été incluse dans le Code pénal belge. Ce n’est que quinze ans plus tard qu’une loi suivra et permettra d’interdire temporairement l’accès à leur domicile aux auteurs de violences, et en 2016, notre pays a ratifié la Convention d’Istanbul (qui date de 2011), par laquelle le Conseil de l’Europe souhaite prévenir et punir la violence à l’égard des femmes.

Ce qui compte aujourd’hui, comme l’a déclaré le mois dernier dans Le Soir, la professeure de droit constitutionnel Stéphanie Wattier, c’est « la reconnaissance juridique du féminicide comme élément crucial de la protection des femmes ».

Magda De Meyer, présidente du Conseil national des femmes, voit plusieurs points d’action urgents. Cela commence par le fait qu’aucune statistique n’est tenue en Belgique, alors que le rapporteur spécial des Nations unies sur la violence contre les femmes, Dubravka Simonovic, l’a déjà demandé l’année dernière. Nous sommes donc nous aussi obligés de tirer des chiffres des médias: en 2018, nous avons répertorié 33 tragédies et, cette année, nous sommes déjà à 17. En proportion, ce nombre est comparable à celui constaté en France.

De plus, il s’avère que les deux tiers des dossiers de violence intrafamiliale ne font pas l’objet d’un suivi, alors que nous savons que le féminicide est généralement l’aboutissement tragique d’un long cheminement. Plus d’un tiers des femmes assassinées étaient déjà allées voir la police.

.
.© Getty Images

« Les instruments juridiques existants ne sont pas non plus suffisamment appliqués », déclare M. De Meyer. Entre 2013 et 2016, par exemple, il n’y a eu que 197 cas où a été imposée une interdiction de domicile.

Et puis il n’y a pas suffisamment de cours de formation pour les policiers, les magistrats et les médecins pour qu’ils apprennent à reconnaître la violence et à y réagir de manière appropriée. Un simple module d’apprentissage en ligne non obligatoire sans suivi ni évaluation n’est pas d’une grande aide.

Des initiatives telles que les centres de justice familiale, où un travail multidisciplinaire est effectué entre les services sociaux, la police et la magistrature, sont beaucoup plus prometteuses, mais pas encore suffisamment développées.

Selon Anne Groenenen, qui dirige le centre d’expertise de l’Université des sciences appliquées de l’UCLL sur la violence entre partenaires, de grands progrès ont cependant été réalisés ces dernières années. La loi sur les interdictions de domicile est désormais appliquée plus facilement et plus souvent à titre préventif. En outre, la violence conjugale a été intégrée dans la formation des policiers. Des formations internes complémentaires sont organisées et les circulaires déterminent exactement les mesures à prendre. Nous remarquons par contre que ce savoir autour de la violence conjugale s’estompe rapidement et c’est pourquoi il faut continuer à sensibiliser la population.

L’amour véritable

Les trois quarts de tous les meurtres entre partenaires sont commis par des hommes. Cela ne s’explique-t-il que par le fléau du patriarcat et de l’éternelle inégalité entre les sexes ? Kennes :  » Vous ne pouvez pas nier cette réalité. Nous savons par la recherche que la construction du genre commence à la naissance. Les filles sont plus câlinées quand elles sont bébés, alors que l’on joue plus souvent avec les garçons. Pendant l’adolescence, on parle beaucoup plus avec les filles, tandis que les garçons sont censés être indépendants. D’autres études indiquent que les femmes ont tendance à intérioriser les sentiments négatifs et à développer la dépression, tandis que les hommes auront plus vite tendance à les exprimer avec un mauvais comportement comme conséquence.

Les experts s’accordent à dire que le développement d’un comportement meurtrier est une combinaison d’éducation et de nature, de prédisposition et de contexte social. « Ce qui me frappe », dit Sophie Withaeckx, du Centre d’expertise pour le genre, la diversité et l’intersectionnalité (VUB), « c’est que dans les meurtres d’honneur au Pakistan ou en Turquie, par exemple, nous ne cherchons des explications dans la culture hostile aux femmes, alors que dans le cas de la violence conjugale mortelle en Occident, nous nous concentrons sur des motifs individuels, sur des problèmes personnels et psychologiques. Tout le monde est cependant déterminé culturellement: ceux qui tuent leur partenaire en Europe peuvent tout aussi bien se draper dans l’honneur bafoué. Les féminicides surviennent souvent lorsque la victime met fin à la relation, ce qui entraîne une perte de contrôle et de statut pour son partenaire »

Le féminicide suit presque toujours une relation longue et violente. « La violence conjugale peut être divisée en deux grandes catégories « , explique Marijke Roosen, chercheuse à l’UCLL. Habituellement, il s’agit de violence situationnelle. Les deux partenaires vont verbalement et physiquement trop loin. Le rôle de l’agresseur et la victime s’alternent. Il s’agit souvent d’une incapacité à communiquer, qui se traduit par un mauvais comportement. La thérapie relationnelle peut alors aider. »

Féminicide : des parents témoignent
© Getty Images/iStockphoto

Il y a aussi le phénomène du « terrorisme intime ». Avec un partenaire masculin qui tente de prendre le contrôle total de la relation. Il n’est pas rare qu’il s’agisse de personnes ayant une personnalité narcissique ou psychopathique. Ils essaient d’humilier et d’isoler leur partenaire. Ainsi elle s’affaiblit psychologiquement et ne va pas rapidement demander de l’aide. « Je t’aime tellement que je ne veux pas te partager avec des amis », est souvent l’argument.

Dans ce même temps, le terroriste intime sape la confiance en soi de son partenaire par son comportement fortement dominateur et frustré. Le ressentiment s’accumule et se termine par une crise. Les pommes de terre brûlées peuvent faire pleuvoir les coups. Viennent ensuite les regrets disproportionnés – menus à cinq plats, grands bouquets de fleurs. Certaines femmes y voient le signe d’un véritable amour. La seule chose est que cette lune de miel ne dure que peu de temps, après quoi le ressentiment augmente à nouveau. Il n’est pas rare que la situation s’aggrave et qu’une rupture puisse finir en meurtre.

Est-il possible de changer celui qui terrorise dans l’intimité ? Anne Groenenen n’est pas très optimiste. « Il est important de voir les signaux à temps, de fixer des limites et, si nécessaire, de quitter la relation. Pour cela l’aide d’un professionnel est souvent nécessaire. Votre environnement peut également jouer un rôle. Trop souvent, les gens pensent qu’ils ne devraient pas interférer dans les relations des autres. Mais en tant que confident, vous pouvez faire la différence.

Selon Liesbeth Kennes, nous devrions aussi revoir le concept d’amour romantique. Dans un film, lorsqu’un homme amoureux poursuit sa bien-aimée, nous poussons parfois un soupir d’envie : si seulement, nous aussi, nous étions placés sur un tel piédestal. Mais en réalité un tel homme a un comportement pathologique : c’est un harceleur. La jalousie, la possessivité et le contrôle ne sont pas des expressions d’amour, bien au contraire. Et c’est une chose sur laquelle on ne s’attarde pas assez en particulier avec les jeunes. Une éducation relationnelle et sexuelle saine devrait faire l’objet de davantage d’attention, voire être considérée comme essentielle. Des vies en dépendent.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire