De toxicomanes à thérapeutes: « Le crack est devenu mon fond de commerce »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Ils sont alcooliques ou toxicomanes abstinents et accompagnent ceux qui sont en phase de sevrage. A travers la pair-aidance, ils rendent service aux dépendants autant qu’à eux-mêmes. Un rôle gratifiant mais pas sans risques.

«Aujourd’hui, je peux dire que le crack est devenu mon fonds de commerce.» Vincent lâche ça sans sourciller. Sans honte, ni fierté. Il ne ment pas et pourtant, il ne vend aucune drogue et n’en consomme plus depuis un bout de temps. Ce qu’il peut proposer, c’est son expérience de toxicomane et sa capacité d’écoute. Comme d’autres qui s’en sont «suffisamment sortis» pour côtoyer à nouveau des dépendants, ce quadragénaire a voulu que ses années parties en fumée servent à aider ses pairs à sortir de l’enfer des addictions. Diagnostiqué bipolaire et maniaco- dépressif, Vincent se débat depuis une quinzaine d’années avec ses problèmes psy comme avec ses penchants pour les psychotropes. «Je suis devenu accro au cannabis lors d’un séjour au Canada. En rentrant, je me suis sevré mais j’ai commencé l’alcool, avant de fumer à nouveau. En 2018, j’ai testé le crack sans vraiment savoir ce que c’était. Ça a complètement bouleversé ma vie et ce fut dévastateur pour ma santé mentale et financière.» Six mois de désintox plus tard, il découvre, au cours d’un atelier donné dans le centre de jour qu’il fréquente, le concept de pair-aidance.

Personne ne peut mieux comprendre un alcoolique qu’un abstinent.

Il s’agit de s’appuyer sur l’expérience d’anciens alcooliques ou toxicomanes pour établir un lien avec les personnes qui vivent – comme ils l’ont eux-mêmes vécu – des épisodes psychiques et sociaux douloureux, pour les aider à mieux comprendre et accepter leur vulnérabilité et à développer des projets de vie. Le pair-aidant n’intervient pas d’initiative. Il fait partie d’une équipe pluridisciplinaire et évolue auprès de psychologues cliniciens, d’assistants sociaux, d’animateurs ou d’éducateurs spécialisés. En Fédération Wallonie-Bruxelles, seule UMons propose une formation certifiante, mais non diplômante, en pair-aidance. C’est là que s’est formé Vincent. En Flandre, la formation peut être suivie dans des hautes écoles.

Nathalie, pair-aidante.
Nathalie, pair-aidante. © Hatim Khagat/Belga

Plusieurs fois par semaine, Vincent se rend dans un lieu de lien et d’accueil inconditionnel bruxellois. Bien qu’il soit psychologue de formation, c’est en tant qu’ex-consommateur qu’il intervient dans le processus d’accompagnement des dépendants. Ou plutôt des «citoyens», comme on préfère les nommer.

«Je sens que je dois m’acquitter d’une dette. Ces deux années de crack intensif ont été deux années perdues durant lesquelles je ne faisais rien à part me droguer et dépenser beaucoup d’argent. Mes amis s’enfuyaient, épouvantés, parce que je délirais de plus en plus. Grâce à la pair-aidance, ces années sont devenues une source de connaissances. Ce ne sont pas des années gagnées non plus mais, au moins, elles m’ont appris quelque chose.»

Comme un médicament

Au centre de cure et de postcure des Hautes-Fagnes, à Malmedy, on est convaincu des bénéfices qu’apporte aux résidents la collaboration avec les pairs-aidants. La dynamique est un peu différente de celle du centre d’accueil de Vincent mais la relation repose sur les mêmes principes. L’accompagnement se fait à travers un groupe de pairs-aidants que le résident peut contacter à sa sortie de cure s’il le souhaite. L’objectif est de garder un lien avec ces néo-abstinents, la rupture entre le cadre sécurisé et bienveillant du centre de soins et le retour à la réalité sociale et familiale pouvant parfois sembler brutale.

Une perte de repères que décrit Eric (1), ancien juriste dans une compagnie d’assurances. «Personne ne peut mieux comprendre un alcoolique qu’un abstinent. Quand je suis sorti d’ici, les choses étaient très différentes pour moi. Mais le microcosme dans lequel j’évoluais avant ces six mois de cure, lui, n’avait pas changé. Je ne me sentais plus en phase avec cet environnement. Or, à l’époque, il n’existait aucun groupe de soutien vers lequel j’aurais pu me tourner. Aujourd’hui, c’est moi qui aide les autres mais mon investissement n’est pas toujours bien compris par mon entourage. On me demande pourquoi je retourne dans ce milieu alors que je vais bien. La réponse est simple: la pair-aidance agit sur moi comme un médicament. Ça me rebooste.»

Brigitte, pair-aidante.
Brigitte, pair-aidante. © Hatim Khagat/Belga

«Quand je suis arrivé en dernière phase de cure, j’étais terrifié. Je me demandais comment on pouvait sortir de cet endroit en toute sérénité», formule Thorsten. Cet ancien «pilier de comptoir», comme il se décrit lui-même, fait partie des membres fondateurs du premier groupe de pairs-aidants qui a vu le jour à Arlon avant d’essaimer à Verviers puis à Malmedy. «Lorsque je suis contacté par un abstinent qui a besoin d’un conseil ou d’une écoute, le contexte de la rencontre est plus ou moins balisé. Après… chacun agit un peu comme il le sent. Notre force, c’est que contrairement à une personne de l’entourage qui risque de dire ce qu’on n’a pas envie d’entendre ou de formuler des reproches, on sait que la difficulté n’est pas seulement liée à la consommation de substances mais aussi à l’angoisse

© Hatim Khagat/Belga

«A ma sortie, je me suis adressé à un thérapeute mais ça n’a pas duré. Je voyais bien qu’il ne me comprenait pas, qu’on ne parlait pas la même langue, embraie Marc, alcoolique abstinent. Même avec ma femme avec qui je vis depuis 35 ans, je sens parfois que j’arrive au bout de mes explications sans qu’elle puisse me comprendre. Tandis qu’avec une personne qui est passée par là, on ressent immédiatement une vibration.»

Cette connexion particulière, ce lien très spécial, est aussi décrit par Vincent. «Dans mon cas, des affinités électives se sont créés. Je constate que les personnes souffrant de toxicomanie se confieront plus facilement à moi qu’à un autre membre de l’équipe du centre d’accueil qui n’aurait pas souffert d’addictions. Nous sommes en quelque sorte le chaînon qui manquait entre les sociothérapeutes et les usagers

Double bénéfice

Professeur à la faculté de psychologie de l’UCLouvain, Pierre Maurage étudie les addictions et leurs effets sur le cerveau. Si la littérature scientifique ne permet pas, à l’heure actuelle, d’objectiver les bénéfices réels de la pair- aidance dans le parcours de l’abstinent, «il ne faut pas négliger la promesse que cela représente pour l’ex-consommateur comme pour celui qui l’accompagne, notamment en matière d’estime de soi, de valorisation de leur abstinence et de déstigmatisation».

Déconstruire les idées reçues sur les addictions, c’est ce qui a poussé Nathalie à suivre une formation en addictologie et à témoigner de son passé d’alcoolique. Celle qui évoluait dans le monde de la finance s’est consolée dans la boisson après une opération bariatrique mal vécue. «Quand on parle d’alcoolisme, la plupart des gens ont en tête l’image d’un homme à la rue, en guenilles. Pas celle d’une femme menant une carrière au Luxembourg. Pourtant, quand j’ai fini par m’ouvrir auprès de mes anciens collègues, ils m’ont avoué qu’ils avaient remarqué le problème mais qu’ils n’osaient pas m’en parler. A présent, je veux aider les familles qui sont dans la même détresse que celle que j’ai connue. Je veux donner du sens à mon vécu.»

Nous sommes le chaînon qui manquait entre les socio-thérapeutes et les usagers.

Le revers de la médaille, c’est le risque. Celui de constater qu’on est encore fragile. Celui de devenir trop proche de la personne qu’on accompagne, trop impliqué. Celui, encore, de développer le syndrome du sauveur. Tous les pairs-aidants ont au moins une mésaventure à relater, une situation dans laquelle ils ont senti qu’ils se mettaient eux-mêmes en danger. Tous ont dû apprendre à se fixer des limites pour se préserver.

Brigitte, qui s’était liée d’amitié avec une autre abstinente, a assisté impuissante à sa rechute. Le jour où elle lui a demandé d’aller lui acheter de l’alcool, elle a senti qu’elle devait «se mettre en sécurité». «J’ai compris que je ne pouvais pas sauver le monde. Qu’il y aurait toujours, dans mon entourage, une personne qui a besoin d’aide. Dire non, ce n’est jamais facile. Mais ça s’apprend.» «Il faut accepter le fait que l’échec fait partie de l’expérience», complète Nathalie.

Thorsten ne répond plus à ceux qui l’appellent ou qui viennent frapper à sa porte au milieu de la nuit, surtout s’ils ont consommé. «Je refuse d’être mis à l’épreuve par ceux qui rechutent. On ne peut se sentir bien dans la pair-aidance que si on ne se met pas en difficulté.» Francis, lui, a franchi la ligne rouge en acceptant d’héberger une personne qu’il avait côtoyée au centre. «Je me suis clairement mis en danger», évalue-t-il avec le recul.

Vincent a lui aussi longuement réfléchi à la question. «On doit jouer les équilibristes. Les personnes que nous aidons font un transfert sur nous et nous faisons un contre-transfert sur elles. Chaque jour, grâce à mon engagement, je me sens de plus en plus fort face au crack. Mais je sais que je ne pourrais jamais travailler dans un centre pour toxicomanes où je risquerais d’être en contact avec des substances. J’aurais trop peur de rechuter.»

Thérapeutes, vraiment?

Assistante sociale au centre des Hautes-Fagnes, Wilma Langer accompagne les alcooliques et les toxicomanes depuis quarante ans. C’est elle qui coordonne le projet d’accompagnement par les pairs. Elle en connaît tout le potentiel, et tous les pièges. «Chacun d’entre eux a appris de ses erreurs. Ils ont compris que dans certains cas, leur rôle devait se limiter à orienter la personne vers le service le plus approprié. Ce qui est un peu paradoxal, c’est qu’il est demandé aux résidents en cure de ne pas se lier d’amitié, de ne pas développer de complicité, mais une fois dehors, on les incite à faire alliance avec un pair-aidant pour les soutenir dans leur abstinence.»

Thorsten, pair-aidant.
Thorsten, pair-aidant. © Hatim Khagat/Belga

Le rôle du pair-aidant n’est pas toujours bien compris, ni bien admis, dans le milieu médico-social, notamment en raison du fait qu’on peut exercer la fonction sans avoir suivi de formation. «Il y a aussi une question de stigmatisation, relève Pierre Maurage. Pour le personnel médical, collaborer avec un ancien patient clinique qui se revendique thérapeute ou intervenant n’est pas forcément simple.» Une reconnaissance officielle du métier permettrait-elle de les rendre plus légitimes? Le psychologue de l’UCLouvain y est plutôt favorable. Imposer la formation permettrait d’harmoniser les différents statuts (formé ou non formé), d’inculquer une méthodologie et de fixer les limites en matière d’implication émotionnelle. En faire un métier rendrait toutefois l’accès plus difficile à ceux qui n’ont pas la possibilité de suivre la formation mais qui ont l’empathie et l’intelligence émotionnelle nécessaires pour devenir de précieux soutiens.

(1) Nom d’emprunt

Retrouvez notre podcast « Drogue, alcool: de consommateur à thérapeute » sur les plateformes d’écoute et sur levif.be/podcasts

Wilma, assistante-sociale au centre de cure des Hautes-Fagnes.
Wilma, assistante-sociale au centre de cure des Hautes-Fagnes. © Hatim Khagat/Belga

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