"A l'ère du divertissement, nous sommes complètement perdus face à la contrainte de demeurer chez soi." © BELGAIMAGE

Coronavirus : « Le confiné est face à une liberté inhabituelle dont il ne sait que faire »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La philosophie peut-elle nous aider à supporter ou même accepter la crise sanitaire et tout ce qu’elle implique ? Poser la question, c’est y répondre. Entretien avec un philosophe de l’épidémie.

Oui, cela existe, la philosophie de l’épidémie. C’est même le titre d’un livre (1), coécrit en 2007, par deux philosophes français, Jean Lombard et Bernard Vandewalle.  » Les épidémies imposent leur éternel retour tout en conservant un inaltérable pouvoir de sidération « , lit-on sur la quatrième de couverture de cet ouvrage qui montre que la philosophie, née en même temps que la médecine, peut, elle aussi, aider à décoder la crise épidémique que nous vivons aujourd’hui. La médecine soigne le corps, la philosophie s’occupe de l’âme, disait en substance Platon. Que peuvent nous apporter les philosophes en ces temps de confinement ? Réponse de Jean Lombard, confiné à Saint- Denis de La Réunion. Nous l’avons joint via WhatsApp.

La médecine et la philosophie peuvent rétablir la rationalité qui s’écroule au moment d’une épidémie.

Le coronavirus ravive-t-il de vieilles peurs collectives ?

Nous sommes, en effet, confrontés à une épidémie qui ressemble au modèle antique et dont nombre de traits correspondent exactement à l’analyse de la peste d’Athènes en 430 av. J.-C. par Thucydide. C’est-à-dire la propagation anormale, imprévisible d’une pathologie, les aspects liés au rythme de sa diffusion, la contagion, le découpage du temps et de l’espace qui deviennent essentiels et, surtout, le déficit du savoir médical. Aujourd’hui comme hier, une épidémie est toujours un échec de la science.

Le rempart de la médecine reste tout de même essentiel…

Bien sûr, la médecine nous est indispensable actuellement, mais elle n’intervient que parce qu’elle a été mise en échec par le virus. Par ailleurs, elle change de sens. Même si les soins restent individuels, elle est collectivisée, dans son application et dans son inspiration. Les soins étant nécessaires pour protéger le malade mais aussi les autres citoyens de la contagion, on est entré dans un système de contrôle imposé par le politique.

Le fait que la science n’a pu prévenir cette épidémie à une époque où on attend tout de la science, c’est ce qui inquiète le plus ?

Oui. Nous vivons dans l’illusion d’une nature que nous pouvons contrôler. En réalité, on ne peut pratiquement rien prévenir dans le domaine épidémique. C’est l’aléa complet. Mais l’épidémie est aussi toujours un entrecroisement de périls interactifs. C’est l’idée de complexité développée par Edgar Morin (NDLR : philosophe français, penseur de la complexité). Le péril est non seulement sanitaire, mais aussi social, économique, politique… Tout s’entremêle. L’essayiste et militante américaine Susan Sontag disait à propos du sida, un sujet sur lequel elle a beaucoup écrit, que les épidémies étaient des formes d’apocalypse dépourvues de sens et d’organisation rationalisable. Une caractéristique des épidémies est la difficulté de conserver un discours rationnel. On le voit avec les rumeurs, les fake news, les théories du complot qui circulent.

 » Au xviie siècle déjà, Blaise Pascal décrivait le divertissement comme une esquive pour échapper à notre condition. « © BELGAIMAGE

Les grandes épidémies remettent-elles en cause le rapport homme-nature, à l’instar des catastrophes climatiques ?

On peut effectivement faire un parallèle avec la canicule qui a aussi un caractère mortel aléatoire. On a même tendance à ranger la canicule dans la catégorie des épidémies, même si ce n’en est pas une. Inversement, on a tendance aujourd’hui à ranger les épidémies dans la catégorie générale des catastrophes naturelles, comme les tsunamis, les canicules, les ouragans… Le xxie siècle rassemble sous cette même bannière tout ce que l’homme ne peut maîtriser et qui peut engloutir le monde.

Que nous dit le coronavirus de la société d’aujourd’hui ?

Les épidémies jouent le rôle de miroir grossissant. Nous avons l’habitude de vivre dans l’idée du profit d’aujourd’hui, mais aussi celui de demain, d’après-demain… Or, l’épidémie actuelle révèle la grande fragilité de notre système global. Voyez comment, après quelques jours de propagation, tout est en panne. Les Bourses chutent, l’économie est paralysée, sans que nous l’ayons anticipé. Un virus ne devrait pas, a priori, empêcher un système aussi puissant que le nôtre de fonctionner. Mais c’est le cas. On se rend compte qu’il est toujours aussi difficile, même au xxie siècle, de prévoir le pire. L’homme tente de déjouer le destin, mais c’est une entreprise sans fin, aujourd’hui comme hier.

N’a-t-on pas aussi oublié que la santé était la première de toutes les prospérités ?

On l’a oublié, alors que la santé est la condition de toutes les autres prospérités. L’épidémie nous rappelle les priorités et le tri qu’il y a sans doute à faire dans les valeurs et les idéaux qui nous guident. C’est un désordre qui résonne comme un rappel à l’ordre.

Un exemple ?

Nous sommes confinés mais la plupart d’entre nous ne savent pas comment se divertir dans ces conditions. A l’ère du divertissement, nous sommes complètement perdus face à la contrainte de demeurer chez soi. Au xviie siècle déjà, Blaise Pascal décrivait le divertissement comme une esquive pour échapper à notre condition.  » Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre « , écrivait-il. Il y a aussi un paradoxe dans le confinement : nous sommes contraints de rester enfermés, ne pouvant plus agir sur le monde, et, dans le même temps, nous sommes libérés d’une somme de contraintes, comme aller au travail, à l’école, affronter les embouteillages… On se retrouve finalement face à une liberté incroyable mais inhabituelle, dont on ne sait que faire. Cela rappelle l’article que Jean-Paul Sartre a écrit dans les Lettres françaises en septembre 1944, où il affirmait :  » Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande.  » Le propos en a scandalisé plus d’un. Mais Sartre voulait dire qu’on peut être libre – plus que jamais même – au milieu d’une guerre qui nous rappelle notre vulnérabilité.

La maladie nous interroge sur la validité de nos pensées.

La notion de temporalité est cruciale dans une épidémie. Pourquoi ?

Les épidémies ont toutes un tempo, un rythme commun, mais imprévisible pour chacune d’entre elles. Il y a une singularité du temps épidémique, avec l’explosion, l’attente du pic, la diminution de la propagation, etc. Le côté imprévisible, ce sont les rebonds inattendus, le contre-la-montre… Au niveau de la temporalité, ce qui importe aussi en situation épidémique, c’est l’instant. Car qui sait de quoi sera fait demain ?

La temporalité n’est-elle pas indissociable de la notion d’espace, lorsqu’on parle d’épidémie ?

Absolument. C’est l’espace qui est balayé par la propagation, laquelle a toujours un sens de circulation. C’est l’espace qui est utilisé pour confiner, exclure, comme pour les lépreux, quadriller, comme pour la peste, ou fuir tout simplement. Il faut relire Albert Camus bien sûr, mais aussi le Décaméron de Boccace dont certains passages font penser au flux des Parisiens ayant fui la capitale pour se réfugier à la campagne juste avant le confinement décrété par le gouvernement Macron.

Les épidémies sont-elles un vecteur de changements ?

De manière générale, la maladie nous interroge sur la validité de nos pensées, sur le bien-fondé de nos actions, sur la vraie valeur de ce qui a été et de ce qui advient. L’épidémie peut être un vecteur de retour à une certaine sagesse. Mais des changements peuvent intervenir dans nombre de domaines. Je ne vois pas un gouvernement imposer la rigueur budgétaire demain, par exemple, cela paraîtrait tellement dérisoire. Autre exemple : le télé-enseignement mis en place dans l’urgence pourrait se perfectionner et s’installer avec une certaine permanence. Mais aussi : des solidarités régionales ou internationales qui se sont mises en place peuvent devenir irréversibles. Par ailleurs, le cadre de la nation, auquel on se cramponne désormais après l’avoir moqué, en tout cas en France, joue un rôle crucial dans la lutte contre l’épidémie. Qu’en restera-t-il demain ? Lorsque toute l’humanité, touchée par la pandémie, pense le monde autrement, cela laisse des traces.

Jean Lombard.
Jean Lombard.© DR

Une différence cruciale entre le coronavirus et les épidémies d’antan ne réside-t-elle pas dans les moyens de communication modernes ? Mais est-ce forcément mieux ?

En effet, pendant les grandes pestes au Moyen Age, les gens étaient totalement privés de communication. Aujourd’hui, on en est inondé. Dans leur fonctionnement actuel, les médias répondent à leur vocation de service, en répandant des consignes et en expliquant. C’est plutôt positif. On peut même retirer un résidu de rationalité de tous les débats qu’on voit en permanence à la télévision sur la crise sanitaire, selon l’appellation révélatrice en usage. D’un autre côté, l’inflation ou la surenchère d’informations peut avoir un effet plus négatif, ne fût-ce que parce qu’à force d’en parler, les médias renforcent l’idée de confinement et l’effet d’enfermement.

A quoi peut servir la philosophie dans une telle crise ?

La médecine et la philosophie, qui sont les deux disciplines fondatrices de l’Occident, sont nées en même temps et l’une de l’autre. Platon était le contemporain d’Hippocrate. A l’époque, les médecins étaient aussi des philosophes. Je pense qu’à elles deux, ces disciplines peuvent rétablir la rationalité qui s’écroule au moment d’une épidémie car cette dernière engendre toujours une sorte de délire. Même si, en 2020, ce délire est sans doute mieux contrôlé, il y aura d’inévitables théories du complot ou des propositions de traitements bidon.

Cela a déjà commencé…

Oui, et c’est redoutable. Il faut de la rationalité pour apaiser tout cela, pour expliquer aussi que la nature peut encore surprendre la science, aussi puissante soit-elle devenue. Michel Foucault parlait de l’importance du  » biopouvoir « . L’épidémie en montre les limites. La crise sanitaire relance le besoin de médecine tout autant que le besoin de philosophie.

(1) Philosophie de l’épidémie. Le Temps de l’émergence, par Jean Lombard et Bernard Vandewalle, éd. L’Harmattan. Le livre est téléchargeable sur le site Internet de l’éditeur.

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