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Comment échapper à la tyrannie de l’horloge ?

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

Dans nos vies modernes, chaque minute compte. Serait-il dès lors possible d’abandonner complètement la notion de temps et les instruments de mesure qui vont avec ? La BBC a tenté de répondre à la question.

Le temps régente notre vie du réveil au coucher. Même lorsque nous ne faisons rien de spécial, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous référer à notre montre ou à nos horloges.

Mais comment pourrait-il en être autrement dans un monde régit par le temps ? Comment coordonner les millions de personnes qui vont travailler chaque jour, comment savoir à quel moment faire décoller un avion rempli de passagers, comment avoir une offre de trains cohérente ? Sur internet, les systèmes de navigation que nous utilisons quotidiennement fonctionnent grâce à une horloge extrêmement précise présente dans les satellites qui tournent autour de la Terre.

Pourtant, individuellement, la notion de temps pourrait nous porter préjudice. Nos journées semblent toujours manquer d’heures pour accomplir tout ce qu’on avait prévu. Alors nous courrons en permanence après le temps. Nous marchons plus vite, nous conduisons plus vite, le stresse augmente, au travail notamment. Cela nous conduit aussi parfois à faire de mauvais choix alimentaires qui détériorent notre santé.

Être constamment en mouvement signifie également que nous vivons principalement en mode « pilote automatique », accélérant tout au long de la journée. Il n’est pas surprenant que l’idée de vivre le moment présent et de ressentir un sentiment d’intemporalité soit devenue si populaire.

Lorsque l’île norvégienne de Sommaroy a déclaré qu’il était temps de supprimer les horloges pour devenir la première zone sans temps au monde, cela a fait la Une des journaux du monde. L’idée semblait idyllique : mettre de côté les horloges et faire ce qu’on veut quand on le veut. Il s’est ensuite avéré qu’il s’agissait d’un brillant coup de marketing d’une agence de tourisme norvégienne.

Mais cela soulève une question: pouvons-nous abandonner le temps?

Du point de vue de la conscience, nous ne pouvons tout simplement pas perdre notre conscience intrinsèque du temps, car elle est intimement liée à notre sentiment d’être nous-mêmes, explique Marc Wittmann, psychologue à l’Institut des zones frontalières à Fribourg, en Allemagne.

« Notre rapport à notre propre corps est également lié à celui du passage du temps », explique Wittmann. « Le temps et notre « moi » sont liés. »

Considérez à quelle vitesse le temps passe lorsque vous dansez ou vous amusez. Être dans le mouvement vous fait perdre la notion du temps et de vous-même. En revanche, imaginez la lenteur du temps lors d’une réunion ennuyeuse et à quel point vous êtes conscient de vous-même.

Même si nous étions placés dans une grotte sans indication de l’heure externe ni connaissance du jour ou de la nuit, le corps humain suivrait un cycle d’environ 24 heures, connu sous le nom de rythme circadien, qui est suivi par de nombreuses horloges moléculaires internes. André Klarsfeld, chronobiologiste à l’ESPCI Paris-Université PSL, qui étudie les rythmes biologiques du temps dans les organismes, dit que de nombreuses – sinon la plupart – cellules de notre corps possèdent leur propre horloge plus ou moins autonome. Cependant, si ces horloges se désynchronisent, cela pourrait causer des problèmes.

« La question est de savoir comment l’ensemble des horloges au sein d’un organe et entre les organes, restent synchronisées, et quels types de pathologies résultent quand elles ne le sont pas », demande Klarsfeld. « Nous en sommes encore à un stade très précoce pour en déceler les conséquences. »

Holly Andersen, qui étudie la philosophie des sciences et de la métaphysique à l’Université Simon Fraser à Burnaby, en Colombie-Britannique, met également en garde contre ce que la perte de la notion du temps pourrait faire à notre conscience. Elle pense qu’il n’est pas possible d’avoir une expérience consciente la notion de temps qui passe. Pensez à la façon dont votre identité se construit au fil du temps.

« Les souvenirs vous constituent au fil du temps », explique Andersen. Si tout ce qui existait était le présent, nous ne pourrions pas nous préparer ni anticiper quoi que ce soit sur l’avenir. « Je ne peux pas imaginer comment vous planifieriez vos objectifs, ou comment vous vous percevriez en tant qu’être temporel », explique Johanna Peetz, psychologue à l’Université Carleton, à Ottawa, au Canada.

« Le temps fait intrinsèquement partie du fonctionnement de nos systèmes biologiques, cognitifs et sociaux », explique Valtteri Arstila, qui étudie la philosophie et la psychologie du temps à l’Université de Turku, en Finlande. « Vous ne pouvez pas vivre sans cela, et vous ne voudriez pas non plus le faire. »

Mais alors que nous ne pouvons pas abandonner le concept du passage du temps à des niveaux aussi fondamentaux, nous pouvons peut-être nous sevrer de notre obsession. Après tout, lorsque nous parlons d’être gouvernés par le temps, nous faisons vraiment référence au « temps d’horloge », une invention humaine.

La tyrannie du temps

Comment échapper à la tyrannie de l'horloge ?

La mesure du temps aurait commencé avec les Sumériens qui ont divisé leur journée en 12 unités et utilisé des horloges à eau pour compter le temps. Plus tard, les Égyptiens ont utilisé des obélisques pour diviser également la journée en 12 unités égales. Comme ils utilisaient le lever et le coucher du soleil, les unités variaient en longueur selon la saison, les aidant à adapter leur mode de vie aux besoins changeants du calendrier agricole. Le besoin d’une plus grande précision a vu le développement d’appareils de plus en plus précis, notamment les cadrans solaires, les horloges à bougies et les pendules mécaniques. Au 17e siècle, les montres étaient capables d’indiquer l’heure à dix minutes près.

Ce n’est que dans les années 1800, alors que les chemins de fer se sont répandus aux États-Unis, que les gens ont commencé à penser à réglementer le temps selon des normes internationales. Au début du XIXe, chaque ville des États-Unis avait son propre fuseau horaire. Il était presque impossible de faire circuler les trains à un horaire fiable avec ce système, de sorte que les fuseaux horaires ont été introduits aux États-Unis en 1883. Le système international de fuseaux horaires de 24 heures, qui sert de référence pour le monde, a été créé l’année suivante avec l’adoption de l’heure de méridien de Greenwich (GMT).

La précision de l’horloge a continué à augmenter avec le développement des horloges à quartz dans les années 1920, puis des horloges atomiques incroyablement sensibles. Aujourd’hui, 400 horloges atomiques présentes dans des laboratoires du monde servent à calculer et à maintenir l’heure atomique internationale (TAI). Des horloges atomiques optiques sont en cours de développement. Elles ne perdront ni ne gagneront une seconde en 15 milliards d’années.

Mais c’est pendant la révolution industrielle que les humains ont commencé à être gouvernés par les horloges. C’était un moyen d’organiser de grands groupes de personnes, gérant ainsi non pas le « temps individuel », mais le « temps collectif ».

« Si vous pensez à l’histoire et aux horloges dans les monastères, les églises et les chemins de fer, elles coordonnaient essentiellement les technologies », explique Judy Wajcman, sociologue à la London School of Economics and Political Science et auteure de « Pressed for Time: The Acceleration of Life in Digital Capitalisme ». « La grande transformation dont tout le monde parle est de savoir comment le travail s’est transformé en temps d’horloge. »

Avant cela, la plupart des gens se concentraient sur le « temps lié aux tâches », explique On Barak, historien à l’Université de Tel-Aviv, Israël. On accordait de l’importance au temps nécessaire pour accomplir une tâche donnée, plutôt qu’à la notion abstraite de temps. Le temps dans les économies agricoles était également plus en phase avec les rythmes naturels des jours et des saisons.

Mais avec la révolution industrielle, les employeurs avaient besoin d’un moyen de synchroniser les ouvriers d’usine, de coordonner l’arrivée des matières premières et d’optimiser la production. La réponse a été l’utilisation des horloges et cela a fondamentalement changé notre relation avec le temps.

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« Les travailleurs soumis à la tyrannie de l’horloge ont rapidement commencé à jouer le jeu de leurs patrons et ont insisté sur des horaires fixes, sur la réduction de la journée de travail et sur le lien entre la compensation monétaire du temps de travail mesuré par l’horloge : « le temps c’est de l’argent », explique Barak.

« L’heure de l’horloge est une façon très spécifique de regarder l’heure », explique David Gange, historien à l’Université de Birmingham, au Royaume-Uni. « En tant que système mondial, il a moins de 100 ans. C’est remarquable de s’en rendre compte. »

Les pièges du temps de l’horloge

Et forcer nos corps à s’en tenir à une notion abstraite du temps qui ignore nos rythmes naturels peut conduire à toutes sortes de problèmes. Les travailleurs que font des horaires décalés, par exemple, peuvent souffrir de divers problèmes de santé mentale et physique en raison de la perturbation de leur cycle de sommeil naturel.

Il existe également des preuves que le passage à l’heure d’été (DST) perturbe nos horloges internes, entraînant un manque de sommeil, de moins bonnes performances d’apprentissage, une espérance de vie réduite.

Il semble donc que l’horloge ne soit pas très bonne pour nous. « C’est essentiellement la seule forme de temps qui ne soit pas enracinée dans le monde qui nous entoure », explique Gange. « Il nous permet d’être inattentifs à ce monde en nous concentrant uniquement sur les technologies et la régularité liées au lieu de travail et nous relie à un modèle de croissance capitaliste, une célébration du travail plutôt que du bien-être. »

Gange, qui a abandonné le temps de l’horloge pendant un an tout en vivant sur un bateau et en kayak dans l’Atlantique Nord (bien qu’il ait dû l’utiliser occasionnellement lors de ses rencontres), a constaté que son corps s’adaptait aux modèles naturels. Le défi a constitué ensuite à se réadapter à une vie régie par l’horloge.

« Il est incroyablement facile de suivre l’heure de la journée une fois que vous vous y êtes habitué », explique Gange. « Nos corps sont très bons pour s’adapter à ces modèles naturels même si nous vivons avec des habitudes qui nous en éloignent ».

« La marée changeait quatre fois par jour. Faire partie de ce grand système respiratoire, grand moteur de la météo et des changements qui se produisent autour de nous, était une source d’inspiration et beaucoup plus facile que ce qu’on aurait pu penser. »

Mais quand il est revenu à la vie de tous les jours, ce sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand « s’est lentement dissipé ».

La technologie moderne ne semble pas aider. Alors que les montres-bracelets qui étaient omniprésentes il y a seulement quelques décennies ont largement disparu de nos bras, nous avons à la place des horloges numériques sur nos téléphones et ordinateurs qui émettent un bip, un ping et nous harcèlent pour attirer notre attention. Internet nous nourrit de stimulation 24h/24 et 7j/7 et le courrier électronique signifie que nous ne pouvons plus nous arrêter à la fin de la journée. Le temps d’horloge évolue vers une forme encore plus intrusive.

Comment échapper à la tyrannie de l'horloge ?
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Barak dit également que la façon dont nous passons notre temps est importante. « Une heure peut être très longue ou très courte selon que vous la passez dans un embouteillage ou lors d’une fête », dit-il. Nous libérer d’une vision monétarisée réductrice du temps que beaucoup de pays développés ont maintenant « impliquerait de concentrer nos énergies et nos critiques sur les bonnes cibles ».

Réduire le temps de l’horloge

Alors, comment pouvons-nous vivre sans la tyrannie de l’horloge? Vous donner la permission de faire des choses sans aucune contrainte de temps, comme vous réveiller naturellement ou faire une promenade jusqu’à ce que vous sentiez que vous avez terminé, peut aider à restaurer certains des rythmes normaux de votre corps.

« Vous n’avez pas besoin d’avoir une vie où vous méditez dix heures par jour », explique Andersen. « Mais abandonner les règnes de contrôle sur vos actions pendant une période de vingt minutes, par exemple, peut être très sain et vous ancrer dans le présent. »

À long terme, nous devons nous poser des questions difficiles sur la façon dont nous voulons vraiment vivre. S’adapter à nos rythmes circadiens contribuerait grandement à notre bien-être. Une convention collective pour que le travail n’empiète pas sur notre temps privé est également essentielle. Au lieu de prioriser le travail à l’exclusion de tout le reste, une société qui pourrait se donner pour priorité le bien-être et le temps de prendre soin de soi, des relations et de la planète, verrait la valeur du temps tout à fait différemment.

Même aujourd’hui, il y a des endroits qui n’adhèrent pas aux contraintes rigides de l’horloge. En Éthiopie, par exemple, une grande partie du pays s’inspire de l’heure du lever du soleil. Mais cela pourrait-il fonctionner partout?

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