© PATRICE NORMAND

Ces personnalités racontent leur confinement: Lieve Joris, les voix qui apaisent l’impatience

Le Vif

Les voyages et les récits qu’elle en tire sont l’essence de sa vie. Dans l’impossibilité de courir les routes du monde, l’écrivaine belge Lieve Joris a réinvesti les champs de sa mémoire. La renvoyant loin d’Amsterdam, où elle est confinée. Mais si proche des siens. Présents et passés.

J’étais au Mali quand la crise a éclaté. Chaque fois que je l’appelais à Amsterdam, mon compagnon ne parlait que de ça. Autour de moi, les Maliens étaient confiants.  » Trump a envoyé le corona chez les Chinois. Ce virus craint la chaleur, il ne viendra donc pas par ici. Notre remède, c’est la température.  » Après mon retour à Amsterdam, les premières victimes commençaient à être recensées en Afrique et mes amis manifestaient plus d’inquiétude.  » Espérons que notre gouvernement sera capable d’affronter cette pandémie, avança un Malien. Et que la conscience du peuple suivra.  » Un autre ami m’écrivait d’Egypte :  » Nous attendons le corona dans la peur.  »  » Quelqu’un sait-il quand on en aura fini avec tout ça ? « , postait mon neveu d’Estonie sur le compte Whats-App familial. Une amie amstello- damoise voulait partir en Italie :  » Quel site dois-je consulter pour voir quand on pourra recommencer à voyager ?  »

Je suis tout de suite passée en mode survie, comme quand j’étais au Congo et qu’à cause de la guerre, un déplacement intérieur ne pouvait pas avoir lieu.

De mon côté, je vivais au jour le jour sans trop penser à l’avenir. Je suis tout de suite passée en mode survie, comme quand j’étais au Congo et qu’à cause de la guerre, un déplacement intérieur ne pouvait pas avoir lieu, que je m’étais fait voler mes bagages ou qu’il fallait soudain déménager dans un logement plus sûr. Depuis mon repaire amstello- damois, je prenais juste le pouls du monde et de moi-même. Heureusement que mes parents n’étaient plus là, ni Hilde, ma soeur trisomique . Si Hilde était encore en vie, cela aurait tout changé, on se ferait tous un sang d’encre, car elle – qui touchait, taquinait et cajolait si volontiers tout le monde – n’aurait rien compris à tout ça.  » Qu’est-ce qu’y a ? T’es fâchée ? Allez…  » Cet être si précieux, si cher, qui n’a jamais nui à personne – comment aurait-on pu lui expliquer les restrictions dues à la pandémie ?

A la frontière de la zone rebelle, une Malienne en fuite présente son bébé à l'écrivaine, sans un mot.
A la frontière de la zone rebelle, une Malienne en fuite présente son bébé à l’écrivaine, sans un mot.© LIEVE JORIS

De chaque recoin de ma vie me parvenaient des messages et moi aussi je prenais des nouvelles. Dans mon Neerpelt natal, Els sortait encore chaque jour se promener le long du canal ; tant que la bibliothèque était fermée, elle relisait les livres qui lui avaient plu en son temps. Frédérique, en plein nettoyage dans son petit studio parisien, constatait :  » Quand la mort rôde, la vie est finalement assez belle.  » De Montevideo, François, sur la moto duquel j’avais un jour rallié la France depuis Dakar, écrivait :  » Plus rien n’est stable ni fiable et ce qui était solide s’avère liquide.  »

Les gens m’ont-ils surprise ? Oui, parfois – assez peu, en fin de compte. Beaucoup se sont révélés tels que je les connaissais, l’un peut-être plus solitaire, l’autre un peu plus coriace, quelques-uns plus paniqués.  » Dans la tourmente sautent les vieux fusibles « , écrit l’écrivain néerlandais Ilja Leonard Pfeijffer. Je me suis gardée de juger qui que ce soit, sachant combien j’étais privilégiée : je suis en bonne santé, j’aime et suis aimée, j’habite un grand appartement au bord de l’eau, dans la capitale d’un pays où autorités, scientifiques et population sont en dialogue constant et disposés si besoin à changer de cap. Et je ne venais pas de publier un nouveau livre, comme le 11 septembre 2001, où j’étais chez l’éditeur, à signer les premiers exemplaires de Danse du léopard – sur la guerre au Congo – quand quelqu’un entra en annonçant qu’un avion avait traversé l’une des Twin Towers ; la porte se rouvrit brusquement et j’appris que l’autre tour avait été détruite par un second appareil. Je poursuivis stoïquement les dédicaces ; il me fallut un bon moment pour me rendre compte que le monde ne serait plus jamais pareil et que l’attentat affecterait aussi mon livre.

Dans le silence infligé par les restrictions, les cris des oies sous mes fenêtres résonnaient plus fort qu’avant. Couvant leurs oeufs sur les îlots flottants, elles les protègent des hérons, apparus depuis quelques années à Amsterdam en quête de nourriture, ou des rats qui écument pendant la nuit les rives du canal. La ville que j’arpentais en promenade m’émouvait. Plus déserte et donc plus nue que d’habitude – plus vulnérable. A l’intérieur des immeubles, la vie se dévoilait aussi sans fard : chez les plus mal lotis, des écoliers s’avéraient suivre des cours sur les iPads distribués par la municipalité, du fond de cagibis ou de baignoires, ou vivaient dans une telle précarité que l’on était contraint de leur rouvrir des classes.

Ce que le poisson a vu sous l’eau, proféra un habitant de sévaré, seul le poisson le sait.

Passé le sentiment d’irréalité des premières semaines, je m’efforçais de temps à autre de regarder au-delà de la crise corona. Mon dernier livre, Fonny, m’avait plongée dans le destin de ma famille flamande. Après cette expérience, je ressentais plus que jamais le besoin de retrouver mes amis en Afrique, dans le monde arabe ou aux Etats-Unis. J’étais pressée de m’imprégner de leurs histoires, de recommencer à percevoir le monde à travers leurs yeux. Que faire si l’espace aérien restait fermé ?

Je pensais à l’auteur hongrois Péter Nádas, qui en était au beau milieu de son prochain roman en 1988 quand le bloc de l’Est a commencé à se fissurer. Au début, les changements avaient peu d’emprise sur lui mais, petit à petit ses personnages se mirent à bouger avec une raideur grandissante : comment continuer à les faire vivre sans savoir où ils vont, se demandait-il, et sans avoir la moindre idée de ce qui les attend au bout du compte ?

Au Mali, j’avais remarqué que tout le monde passait son temps à colporter des faits divers et des faux messages par téléphone. Des Chinois filmés en train de déguster un foetus, un mari volage exhibant les brûlures infligées par sa femme, qui lui avait jeté une casserole d’eau bouillante. A présent, les mêmes m’envoyaient des vidéos apocalyptiques sur le virus. Un cheval au galop dans les hauteurs célestes ; un serpent piquant vers le ciel avant de s’éclipser par une percée dans les nuages sous les cris de passants épouvantés. Un homme affirmait que les Blancs avaient lâché le coronavirus en Afrique pour contenir l’explosion démographique et disait de se méfier du vaccin qu’ils commercialiseront bientôt. Les clips étaient entrecoupés de bons conseils pour éviter le désastre.  » Nettoyez bien vos chaussures avant d’entrer quelque part sinon elles propageront le virus à l’intérieur ! Mangez des gousses d’ail écrasées avec du miel !  »

Lieve Joris sur le terrain, à Bamako, lors de son dernier voyage.
Lieve Joris sur le terrain, à Bamako, lors de son dernier voyage.© LIEVE JORIS

Faute d’impressions plus récentes, les images de mon voyage au Mali me revenaient à l’esprit avec une clarté étonnante. Dix-huit ans que je n’y étais plus retournée. Depuis, le pays est en guerre, une grande partie du nord est aux mains des djihadistes et des peuples qui se sont côtoyés pacifiquement pendant des siècles s’entretuent.

A Sévaré, la frontière nord de la zone rebelle, régnait l’ambiance d’ En attendant les barbares, de J. M. Coetzee. J’y ai rencontré un groupe de réfugiés touaregs et bellas qui venaient d’arriver avec des katakatani pétaradants, des tricycles à moteur. Sous un manguier, des femmes et des enfants gisaient sur des nattes en plastique parmi de maigres possessions emportées à la hâte – tache bigarrée sur fond de sable ocre. L’une d’elles dominait la scène de sa beauté sereine et assurée. Un bissoro noué lâche lui entourait la tête, un enfant assis à ses pieds. Son regard croisa le mien quand, soudain, elle fit surgir de son pagne un autre enfant, un poupon tout chiffonné. L’allongeant sur un coussin, elle l’arrima fermement avec une pièce de tissu. Le bébé dormait, à poings serrés, ses petits pieds fragiles et nus, un talisman accroché à la cheville. Il était couché là, ligoté tel un animal promis au sacrifice, tandis que sa mère me toisait sans mot dire.

Les hommes se tenaient à l’écart. Leurs foyers avaient été incendiés, leurs proches assassinés, leur bétail confisqué. Ils se réfugieraient encore plus loin si nécessaire, disaient-ils, mais plus question de rentrer dans leur village, jamais. Je voulais poser une question, mais leurs regards m’incitaient à me taire. Un habitant de Sévaré brisa le silence :  » Ce que le poisson a vu sous l’eau, proféra-t-il, seul le poisson le sait.  »

Où peuvent-ils être aujourd’hui, qui les protège, eux, du coronavirus ?

Aussi libre étais-je de sillonner le Mali pendant un mois et demi, en bus vers l’intérieur des terres à 5 heures du matin, serrée pendant la journée dans des minibus pleins à craquer, ou allant au marché juchée à l’arrière d’une mobylette – combien de temps avant de pouvoir à nouveau me balader aussi innocemment et témoigner d’événements que je dois vivre pour pouvoir les appréhender ?

Entre-temps, je passe des heures à lire sur mon canapé. Un soir où j’avais froid, je suis allée chercher un plaid. Au moment de me couvrir, un geste de Hilde m’est revenu à l’esprit. A l’hôpital, les derniers jours de sa vie. Nous voulions l’aider à se redresser, pour boire ou manger, mais sa tête n’arrêtait pas de retomber et elle nous a fixées, ma grande soeur et moi, désemparée.  » Je n’y arrive… plus.  » Contente d’enfin pouvoir se rallonger, retrouvant un peu de son insouciance et sa vitalité, elle rabattit sur elle la couverture et dit :  » Eh bé voi-là.  »

Elle avait 58 ans ; nous aurions toujours voulu garder près de nous cet ange qui planait sur notre famille turbulente, mais elle nous échappait irrévocablement. Ce geste, ces paroles restent dans ma mémoire. Elle ne s’était jamais embarquée dans nos vies trépidantes, ne traînait aucune casserole, n’avait pas de responsabilité dans la façon dont nous nous acharnons tous à foutre en l’air la terre entière. Sa visite impromptue me procura du réconfort, comme une exhortation à apaiser mon impatience.

Par Lieve Joris.

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