Les professeurs d'université ont-ils vraiment le droit de tout dire, partout et sur tout? © getty images

Les « experts » peuvent-ils tout dire ? La limite (floue) entre liberté d’expression et divagation

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Les chercheurs et professeurs d’université tiennent parfois des propos qui dérangent. S’ils sont protégés dans l’enceinte de leur institution, la question est plus complexe lorsque ces « experts » s’expriment sur la place publique. Où l’on confond souvent liberté académique et liberté d’expression.

Des chercheurs et professeurs d’université, on en a vu débouler dans les médias en période de pandémie. D’autres, experts à la crédibilité écornée, se sont plaints d’avoir été invisibilisés. Virologues, épidémiologistes, vaccinologues, politologues et autres psychologues ont régulièrement été amenés à commenter telle décision politique, tel choix de société, telle mesure décriée. En s’égarant, parfois, hors de leur domaine de compétence.

Le phénomène n’est pas né ni ne s’est éteint avec la crise sanitaire. Les académiques prennent régulièrement part au débat public, entendent de temps à autre bousculer les certitudes ou faire l’opinion. Est-ce leur droit ou sortent-ils de leurs prérogatives? Répondre à la question s’avère complexe, tant elle se situe au croisement de la liberté académique d’un côté, de la liberté d’expression de l’autre. Elles se ressemblent, se confondent parfois, mais méritent d’être distinguées.

En Flandre, le cas de Mattias Desmet fait controverse ces dernières semaines. Ce professeur de psychologie clinique à l’UGent a été prié par son institution de ne plus s’appuyer sur son ouvrage Psychologie du totalitarisme dans le cadre de son enseignement. Entre l’atteinte à sa liberté académique, voire le musellement, et la mise en garde d’un professeur à l’intégrité contestée, les frontières restent floues.

La finalité, c’est la connaissance

La définition de la liberté académique est mouvante, ses contours varient d’un pays à l’autre, d’un régime à l’autre. A l’origine, depuis le Moyen Age, elle s’adresse tout d’abord aux étudiants, libres de poursuivre leurs études où ils l’entendent, rappelle Xavier Delgrange, premier auditeur chef de section au Conseil d’Etat et maître de conférences à l’université Saint-Louis-Bruxelles et à l’ULB, dans un article de 2020 consacré au sujet. Elle est aussi octroyée aux universités en tant qu’institutions, comme une forme d’indépendance face aux contraintes extérieures. Une autonomie qui doit lui permettre d’accomplir ses missions sans intervention de l’Etat, de l’Eglise ou encore de forces économiques.

Bernard Rentier, ancien recteur de l'ULiège, estime que le travail du professeur doit pouvoir s’opérer en «totale liberté philosophique» tout en restant dans la légalité.
Bernard Rentier, ancien recteur de l’ULiège, estime que le travail du professeur doit pouvoir s’opérer en «totale liberté philosophique» tout en restant dans la légalité. © belga image

La liberté académique, enfin, doit bénéficier à titre individuel aux professeurs et chercheurs. Pour résumer, le principe consiste bien à octroyer cette liberté non comme un privilège mais comme un instrument permettant l’élaboration du savoir, indépendamment des contraintes. Elle est assortie d’une exigence envers la connaissance et la science.

Le cas de Mattias Desmet s’avère d’autant plus complexe qu’il oppose le chercheur à sa propre institution. Il n’est pas sans rappeler le cas de Stéphane Mercier. En 2017, l’UCLouvain avait infligé à ce chargé de cours invité en philosophie une sanction disciplinaire après des propos antiavortement. A l’époque déjà, le débat était animé entre les tenants de la liberté académique et ceux qui lui reprochaient de défendre des opinions unilatérales et personnelles dans le cadre d’un cours.

En Belgique, la liberté académique «n’est consacrée qu’implicitement à l’échelon constitutionnel», commente Xavier Delgrange. Elle découle notamment de la liberté d’enseignement. Dans un arrêt de 2005, la Cour constitutionnelle estimait aussi que la liberté académique correspond à «un aspect de la liberté d’expression, garantie tant par l’article 19 de la Constitution que par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ; elle participe de la liberté d’enseignement par l’article 24, §1er, de la Constitution». La voilà donc associée à la liberté d’expression par le juge constitutionnel.

Les experts ont le droit de déranger

Dans les faits, il s’avère souvent compliqué de distinguer ce qui relève exactement de la liberté académique, octroyée aux universitaires dans le cadre de leurs fonctions, ou de la liberté de manifester ses opinions inscrite dans la Constitution et reconnue à chaque citoyen.

«La liberté académique est liée à la liberté d’expression, mais dans le cadre de la recherche et de l’enseignement. Ce qui n’autorise évidemment pas un professeur à proférer quoi que ce soit d’illégal», précise Bernard Rentier. Ancien recteur de l’ULiège, ce virologue s’est aussi distingué durant la crise sanitaire par des prises de position, dans son domaine de compétence, qui ne s’inscrivaient résolument pas dans les choix opérés par les autorités politiques et sanitaires. De quoi s’attirer des critiques d’autres scientifiques, mais jamais de rappel à l’ordre de la part de son université, indique-t-il. En vertu de sa liberté académique, précisément.

«Un professeur qui exprimerait des propos racistes, des appels à la haine ou négationnistes serait dans l’illégalité», rappelle-t-il. Ce sont bien là les limites de la liberté d’expression. Pour le reste, le travail du professeur doit pouvoir s’opérer en «totale liberté philosophique». Certains domaines de recherche risquent, par nature, d’être plus souvent confrontés à de tels questionnements. «Cela n’a pas le même retentissement pour un géographe, par exemple, que pour un philosophe ou un historien. Cette liberté est plus chère à ceux qui ont un peu tendance à transgresser les bonnes convenances», glisse Bernard Rentier.

«Cette liberté est plus chère à ceux qui ont un peu tendance à transgresser les bonnes convenances.»

Bernard Rentier

Pour autant, la liberté académique ne peut pas être brandie par tout professeur d’université qui s’exprimerait à tort et à travers. «C’est n’est pas un privilège, mais une liberté qui se restreint à l’université, liée à l’enseignement et à la recherche», insiste Xavier Delgrange. Autrement dit, au domaine de compétence de la personne et non à ses opinions personnelles sur un tout autre sujet.

Une distinction nette entre liberté académique et liberté d’expression devrait même s’opérer, selon Nathalie Heinich. Cette sociologue française, directrice de recherche au CNRS, s’exprimait en février 2020 dans le cadre d’un colloque à la Sorbonne sur «les nouvelles formes de censure à l’université». Elle dénonce «la confusion du politique et du moral avec le scientifique», redoutant la tentation totalitaire qui consiste à «dicter aux savants ce qu’ils doivent penser, chercher et trouver».

L’opinion et la science

«L’opinion, c’est ce qui doit pouvoir être librement exprimé par tout un chacun ; et le savoir, c’est ce qui, au contraire, doit pour être produit obéir à de fortes contraintes», précise-t-elle. En l’occurrence, «des contraintes de maîtrise de savoirs existants, de connaissance des outils conceptuels et méthodologiques de notre discipline, de respect des obligations de citation et de référencement de nos données, de traçabilité des sources, de soumission au jugement de nos pairs, etc.». Une exigence liée à la liberté académique, qui n’empêche en rien la controverse scientifique, soit dit en passant.

«Que viennent faire les “opinions” dans nos amphithéâtres, nos séminaires, nos revues spécialisées?»

Nathalie Heinich

Et la sociologue française de critiquer l’arrêt de 2005 de la Cour constitutionnelle belge qui défend la liberté académique «dans l’intérêt même du développement du savoir et du pluralisme des opinions». «Que viennent faire les “opinions” dans nos amphithéâtres, nos séminaires, nos revues spécialisées et leur inévitable “pluralisme”, au nom duquel il faudrait soumettre au débat l’opinion selon laquelle “2 + 2 = 5”?», s’interroge-t-elle. L’expression des opinions et celle du savoir s’inscrivent dans des «arènes» distinctes, qu’il convient de ne pas confondre.

Quid des chercheurs ou professeurs qui s’expriment hors de l’université et débordent de leur domaine de compétence? Olivier Beaud, professeur français de droit constitutionnel, soulève l’épineuse question dans son ouvrage, très fouillé, intitulé Le Savoir en danger: menaces sur la liberté académique (PUF, 2021).

Il distingue ce qu’il appelle «la liberté d’expression académique» de «la liberté d’expression extra-académique». L’intra-muros et l’extra-muros. Lorsque le professeur s’exprime à l’extérieur de l’enceinte universitaire sur des idées qui ne relèvent pas de son domaine, il en a parfaitement le droit, «mais à condition qu’il le revendique en tant que citoyen, et non en tant que savant». Ce n’est plus sa liberté académique, propre à sa profession, qui intervient mais sa liberté d’expression, au même titre que tout autre citoyen.

Pourtant, il n’est pas rare que s’expriment sur la place publique des universitaires en se présentant comme tels, titulaires de telle chaire, attachés à telle institution, et non en tant que simples quidams.

Olivier Beaud cite lui-même le cas de tribunes politiques signées par des professeurs et autres maîtres de conférences, invitant à ne pas voter pour Marine Le Pen en temps de campagne électorale.

En revenant sur la période de crise sanitaire, il n’est guère difficile de déterrer certaines déclarations de scientifiques commentant tantôt les conséquences psychologiques du confinement, tantôt l’opportunité de fermer ou non certains secteurs, etc. Sans que cela ne relève, à vrai dire, de leurs compétences scientifiques.

Experts, mais simples citoyens

Les chercheurs les plus médiatiques s’exposent peut-être davantage que d’autres à cette confusion. «Arrête ton obsession anti- nucléaire, tourne la page, sois pronucléaire et réfléchis. Elle a sabordé sa législature à cause de son obsession. Dans un contexte tendu au niveau de l’énergie, dans un contexte de réchauffement climatique, tu mets ça de côté, tu ne t’exprimes plus jamais sur le nucléaire», déclarait, le 2 février, sur le plateau de LN24, Damien Ernst, professeur à l’ULiège, dont la compétence en matière de réseaux électriques ne fait pas réellement débat.

Mais, invité à s’exprimer en période de crise énergétique, se situe-t-il encore dans le cadre de ses compétences lorsqu’il tient de tels propos à l’encontre de la ministre fédérale de l’Energie? En d’autres temps, lui-même avait exprimé ses analyses dans le contexte des inondations de juillet 2021, ou de la pandémie de Covid-19. Il est libre de s’exprimer ainsi. Le faire en tant que scientifique attaché à une université flirte avec les limites.

Le cas de Mattias Desmet (UGent) fait controverse. Entre l’atteinte à sa liberté académique et la mise en garde d’un professeur à l’intégrité contestée, les frontières restent floues.
Le cas de Mattias Desmet (UGent) fait controverse. Entre l’atteinte à sa liberté académique et la mise en garde d’un professeur à l’intégrité contestée, les frontières restent floues. © photonews

Un autre exemple liégeois avait fait parler en janvier 2017. Au JT de la RTBF, le politologue François Gemenne, que l’on avait l’habitude d’entendre sur des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations, s’aventurait à qualifier la galaxie Publifin de «système mafieux». Quoi qu’on pense du fond, la question de sa légitimité à s’exprimer de la sorte sur le dossier pouvait se poser. Le recteur de l’époque, Albert Corhay, avait lui-même suggéré que l’intéressé avait cherché à «créer le buzz» et qu’il n’était pas le porte-parole de l’ULiège.

En marge de la distinction qui s’opère entre liberté d’expression et liberté académique, le sujet soulève aussi la question de la légitimité. Comment désigner qui est un expert en quoi? Qui le décide? Quel est le rôle des médias d’information dans cette dynamique? Les «bons clients» ne se prêtent-ils pas un peu trop facilement au jeu? A partir de quand une université risque-t-elle d’entailler la liberté académique? C’est peut-être l’absence de réponses limpides qui rend le débat passionnel et passionnant.

Menacées de l’intérieur?

«Dans la conception libérale de l’université, la liberté académique n’a pas d’autre origine que le droit de l’humanité à poursuivre quelque part la recherche de la vérité sans contrainte», exprimait le philosophe français Paul Ricœur.

Il s’agit donc de préserver la quête du savoir des contraintes politiques, confessionnelles ou encore économiques. Elles peuvent se manifester sous d’autres formes, comme le désinvestissement dans la recherche scientifique ou le manque d’accès aux données.

D’autres «menaces» pèseraient désormais sur la liberté académique et animent une part de la communauté universitaire, de l’autre côté de l’Atlantique surtout. Justifiées ou non, elles sont perçues comme une pression venue de la société civile, parfois depuis l’intérieur des institutions, à travers leurs chercheurs et leurs étudiants. D’aucuns la qualifient de «cancel culture» ou de «wokisme», lorsqu’il s’agit de causes identitaires, ou dénoncent l’immixtion du militantisme (d’un extrême politique à l’autre) qui chercherait à définir la marche à suivre en matière de recherche et d’enseignement. Autant de questionnements qui ouvrent de nouveaux débats sur les contours de la liberté académique.

Wokisme et cancel culture pèseraient désormais sur la liberté académique et la marche à suivre en matière de recherche et d'enseignement.
Wokisme et cancel culture pèseraient désormais sur la liberté académique et la marche à suivre en matière de recherche et d’enseignement. © getty images

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire