Certains couples glissent malgré eux vers le syndrome du colocataire, une zone grise de vie commune où la relation s’étiole. Routine, distance émotionnelle et perte de passion transforment peu à peu l’amour en simple cohabitation.
«Comme tous les soirs, nous sommes assises dans le canapé, la télé est allumée, mais nous scrollons toutes les deux sur notre téléphone. Comme tous les soirs, personne ne parle. Je lève les yeux de mon écran et la regarde. Elle est concentrée sur ce qu’elle fait sans moi. J’ai encore des sentiments pour elle, mais la routine et le manque d’affection me pèsent. J’ai parfois l’impression de vivre avec une pote…»
Ce que décrit Amélie (1), les médias et les réseaux lui ont donné un nom: le syndrome du colocataire. La littérature scientifique ne la nomme pas telle quelle, évoquant plutôt une forme de détresse. Elle peut être multifactorielle, découlant d’une situation conflictuelle, d’un abandon de l’un des deux partenaires (situation «poursuite-distance»), ou d’un abandon mutuel (situation «distance-distance»).
Quand le sexe coince
Une relation conjugale épanouie, c’est une synergie d’engagement, d’intimité et de passion, expose Sarah Galdiolo, psychologue clinicienne. Si l’un de ces aspects est mis à mal, cela peut mener à de l’insatisfaction ou de la frustration. «C’est un ratio entre les émotions positives et négatives, explicite-t-elle. Dans une relation où tout va bien, on compte quatre épisodes d’émotions positives pour un épisode d’émotion négative. La détresse survient quand ce rapport s’inverse et s’étale sur la durée. On parle de plusieurs mois.»
«Certains partenaires se rendent compte, une fois que les enfants quittent la maison, qu’ils ne partagent plus rien de commun.»
Ces émotions négatives peuvent être liées à une perte progressive d’intimité, elle qui est censée rassurer et «nous permettre de partager quelque chose d’exceptionnel avec l’autre». Mais la plupart du temps, la passion (séduction et sexualité) est la première à en pâtir, selon la spécialiste du couple.
Comme pour Morgane. Au bout de cinq ans d’une vie commune partagée entre l’Espagne et le Portugal, elle décide de mettre un terme à sa relation. Les signes avant-coureurs sont néanmoins survenus deux ans plus tôt. «J’ai commencé à sentir une certaine distance physique. Cela s’est principalement traduit par l’absence, de plus en plus fréquente et de plus en plus longue, de rapports intimes, et ce, même dans un cadre exceptionnel comme des vacances. Nous dormions toujours ensemble, mais il y avait moins de gestes d’affection», se souvient la trentenaire.
Un syndrome de la colocation rassurant
La décision de quitter son compagnon n’a pas été immédiate. Malgré l’absence de désir, et des sentiments amoureux qui s’étiolaient, elle ressentait toujours «énormément d’affection et de tendresse pour lui». Partager son quotidien lui faisait aussi du bien, une routine rassurante s’était installée au sein de son couple. Sarah Galdiolo voit là une réponse logique aux idéaux d’une société qui valorise davantage le couple que le célibat.
Pour certains partenaires, il s’agit d’une question de responsabilités. «On ne forme plus un couple, mais on a construit des choses ensemble, on a acheté une maison…, commente la psychologue. Typiquement, parmi les dilemmes qui font tomber les couples dans le syndrome du colocataire, on trouve les enfants. Certains parents ont été traumatisés parce que leurs propres parents se sont séparés lorsqu’ils étaient jeunes, et par toutes les contraintes qui en ont découlé. Ils décident donc de rester ensemble et de gérer la logistique familiale, mais ne partagent plus une vie de couple à proprement parler.»

La décision peut être très explicite. «Pour le bien supposé des enfants, déjà, mais aussi pour des raisons d’argent. Il ne faut pas oublier que l’on peut beaucoup perdre financièrement, lors d’une rupture.» commente Galdiolo. A l’inverse, le choix de rester ensemble est parfois inconscient. «Certains partenaires ne se rendent compte qu’une fois que les enfants grandissent, s’éloignent et quittent la maison, qu’ils ne partagent plus rien de commun», ajoute la spécialiste du couple.
Une perception matrixée du couple
A la sortie du confinement, Morgane décide de parler de ce qu’elle ressent à son compagnon. Il la comprend. Mieux encore, il partage son point de vue: lui aussi a l’impression de vivre avec sa meilleure amie, et non plus sa copine. Ce n’est pas le cas pour tous les couples, insiste Sarah Galdiolo. «Il est possible qu’un des deux partenaires nourrisse toujours l’espoir de réparer ce qui, pour l’autre, ne peut plus l’être.»
Comme pour tout ce qui a trait aux relations, la clef d’une compréhension mutuelle reste la communication. Il n’existe pas de meilleure manière de le faire, mais expliciter ses ressentis reste l’une des meilleures solutions. «Voir un thérapeute peut aussi aider, enchérit la psychologue. On ne peut pas faire de miracles, l’issue inévitable est parfois la séparation, mais elle peut être positive pour les partenaires.»
«Le problème de notre société est de vouloir accéder à tout prix à une forme d’intensité amoureuse. Or, ce schéma ne rend pas tout le monde heureux.»
Ce fut le cas pour Morgane, qui a décidé de rompre en juin 2020. Elle a cependant continué de vivre avec son ex-compagnon pendant un certain temps. A l’époque, elle vivait en Espagne et six mois lui étaient nécessaires pour préparer son retour en Belgique. «Et puis, je ne me sentais pas prête à ne plus le voir, se souvient-elle. Quitter quelqu’un avec qui l’on s’entend bien, c’est une chose, mais le quitter en sachant qu’on ne le verra plus, ou presque plus, c’en est une autre.»
L’issue du syndrome du colocataire n’est pas nécessairement la rupture, insiste Sarah Galdiolo. «Le problème de notre société est de vouloir accéder à tout prix à une forme d’intensité amoureuse. Or, ce schéma ne rend pas tout le monde heureux. Il est d’ailleurs tout à fait possible de vivre une relation conjugale plus amicale que passionnelle et de s’en satisfaire. Il n’existe pas une seule définition du couple», conclut la psychologue.
Morgane, elle, n’aurait «rien fait différemment» et «ne regrette aucune de [ses] décisions».
(1) Prénom d’emprunt