Cédric © anthony dehez

Orval, Westvleteren: en Belgique, les collectionneurs d’objets liés à la bière toujours plus nombreux (reportage)

Dans le petit monde des collectionneurs d’objets liés à la bière, certains rituels et rendez-vous sont incontrournables. C’est le cas de la bourse aux objets d’Orval.

Le bris résonne comme un tocsin strident qui perce le brouhaha ambiant. Lorsqu’un visiteur fait malencontreusement tomber un verre d’un étal, c’est toute l’assemblée de la salle La Gaumaise qui réagit. Quelle pièce vient d’être sacrifiée sur l’autel de la maladresse? Chez qui? Quelle valeur?

En ce jour de bourse aux objets d’Orval, tous les collectionneurs d’accessoires liés à la bière se sont donné rendez-vous dans l’ancien cinéma de Florenville. Trente minutes avant l’ouverture, une septantaine d’impatients attendaient déjà de pouvoir plonger sur les trésors des brocanteurs. A l’intérieur, cendriers, reproductions miniatures de cuves, horloges et même maillots de foot estampillés Orval se vendent à prix raisonnables. Du moins, plus que les bouteilles, capsules et surtout verres dont l’exemplaire le plus fameux, en cristal, partira à 2 500 euros.

« Pour faire la collection de tels objets, il faut vraiment en être tombé amoureux.»
Cédric

Robert dispose d’une bonne vingtaine de «calices» face à lui. Il a commencé à les amasser en 1965. «J’ai eu de belles choses, assure le septuagénaire, venu en voisin. Mais comme ça n’intéresse ni mes enfants ni mes petits-enfants, je me débarrasse de tout. Je n’emporterai rien là-haut.» Ça tombe bien. Face à lui, quatre cents visiteurs déambulent dans les allées étroites à la recherche de la perle rare.

De l’échange, de l’humain

Tégestophile est le nom donné au collectionneur d’objets brassicoles. En Belgique, ils seraient plusieurs centaines, tous se connaissent, à la fois amis et rivaux. «Il vaut mieux ne pas trop hésiter devant un bel objet, confirme Cédric Famerée. Mais on peut aussi nouer de vraies belles relations. A force, on sait ce qui intéresse les collègues, donc on leur met de côté ce que l’on récupère, puis on leur fait un prix ou on échange… Cet aspect social, humain, me plaît.» Sa passion pour la collection d’objets brassicoles a déjà conduit ce jardinier d’Hamois à faire d’autres rencontres particulières, comme celle d’un frère de l’abbaye d’Orval lors d’une retraite en Gaume.

Depuis dix ans, Cédric coorganise également le festival Bièrez-vous, où il partage sa passion pour la tégestophilie. Adolescent, il avait pour seule ambition d’accumuler les sous-bocks que lui ramenait son père, cadre aux chemins de fer, de ses voyages à l’étranger. Après les avoir classés par brasserie, il eut envie de trouver les verres associés. «Puis il a fallu faire un choix tellement ça prenait de la place», soupire le quadra, qui s’est finalement concentré sur les trappistes et les bières proches de chez lui, comme celles du Bocq, de la Lesse ou la Ciney. «J’ai bien quelques verres de Westvleteren, mais ce ne sont pas ceux dont je suis le plus fan. Pour faire la collection de tels objets, il faut vraiment en être tombé amoureux, sinon ça n’a pas d’intérêt.»

Robert
Robert © emilien hofman

Fier de son «petit musée» – qui regroupe quand même des centaines de sous-bocks, verres et livres – Cédric sait pourtant fixer ses limites. «Je cherche des objets qui ne prennent pas trop de place, esthétiques ou avec du cachet, mais je ne mettrai jamais ma famille en l’air pour une plaque émaillée à 1 500 euros.» Symbolique et touchante, la pièce de sa collection qu’il juge la plus précieuse est un dessin approximatif d’une bière Orval… crayonné par sa fille.

Marché en progression

A la bourse de Florenville, le public est presque exclusivement masculin et a souvent deux ou trois fois vingt ans. Un moustachu avec appareil auditif s’approche d’un collectionneur en costume, avec une enveloppe. «C’est juste pour savoir ce que ça vaut», glisse-t-il timidement en dévoilant quelques cartes postales de l’abbaye retrouvées dans ses armoires. «Ce ne sont que des reproductions, déplore son interlocuteur. Les originales sont là-bas au bout. Vous n’en tirerez pas plus d’un euro… au mieux.»

Deux rangées plus loin, Laurent effectue déjà son troisième aller-retour en moins d’une heure entre la salle et sa voiture, pour mettre à l’abri, entre autres, une série de verres et une plaque émaillée de 1976. Cet employé du Service public de Wallonie a quitté Namur à six heures le matin pour faire partie des premiers visiteurs et recevoir en cadeau un sous-bock en liège. «J’adore la bande dessinée et Jean-Claude Servais, sa façon de représenter la Gaume, ses paysages, ses animaux…, lance-t-il. Il y a quelques années, je suis allé à une séance de dédicace où il buvait un Orval. Moi, j’aimais bien la bière, sans être grand fan, mais ce jour-là, une connexion s’est faite: je devais commencer une collection.» Une décennie plus tard, Laurent confie garder constamment entre 2 000 et 3 000 euros de côté en cas d’occasion unique.

J’ai eu de belles choses mais je me débarrasse de tout. Je n’emporterai rien là-haut.»
Robert

Il faut dire que les prix ne cessent de flamber: la valeur d’un verre, par exemple, est passée de cinq à vingt euros dans les années 1980 à environ 150 euros aujourd’hui. «Les objets liés aux bières suivent la même progression que toutes les autres collections depuis que tout se trouve rapidement sur les réseaux sociaux et qu’il existe un réel intérêt étranger pour l’activité brassicole belge», précise Yannick de Coquéau, coordinateur du magazine Bière Grand Cru.

De plus en plus de brasseries jouent aussi la carte du marketing et développent des produits spéciaux afin de se mettre en valeur. Le collectionneur faisant office d’ambassadeur idéal, les concepteurs de blondes et de brunes ont tout intérêt à le séduire avec des verres exclusifs et en quantité limitée.

«Les abbayes trappistes ont des philosophies différentes, analyse Yannick de Coquéau. Westvleteren réduit ses productions au strict nécessaire pour vivre et entretenir son site. Les moines de Chimay, en revanche, multiplient les accessoires et breuvages pour offrir plus d’emploi à la communauté locale et financer davantage de causes.»

Plus rares, les objets de Westvleteren et Orval sont aussi ceux qui attisent le plus la curiosité, avec les dérives que constituent la production de contrefaçons et l’avènement de spécialistes de l’achat-vente qui n’hésitent pas à monnayer trois fois plus cher des nouveautés tout juste acquises au magasin de l’abbaye. Pour limiter les excès, Orval mandaterait des brocanteurs pour acheter les artefacts les plus convoités pour les placer dans son enceinte.

Henri
Henri © emilien hofman

Monsieur Orval

Dans la salle La Gaumaise, Henri présente aimablement sa collection de bondieuseries aux curieux. «J’ai toujours été intéressé par la bière, confie l’homme à la barbe Hulihee, quelques jours plus tard, à son domicile arlonais. Mon premier contact avec Orval remonte à l’adolescence, lors d’une retraite. C’était quand même un endroit un peu mystérieux pour un gosse de 15 ans.»

Devenu photographe professionnel, il décide d’entamer une collection de verres, puis s’ouvre aux poteries, livres, gravures et même aux pots de chambre des moines quand il découvre Internet. Henri est tous les jours branché sur Orval. «Il se dit qu’un collectionneur est une personne en mal d’amour. Moi, ma femme m’a toujours affirmé qu’elle s’en irait si mes brols dépassaient mon bureau. Elle est partie avant, mais aujourd’hui, j’ai des objets de la cave au grenier, du garage au salon. C’est que je devais être vachement amoureux d’elle…»

J’ai passé une bonne partie de ma vie à amasser ces objets, j’ai envie de les laisser en héritage.» Henri

Flânant de son corridor à son minimusée, Henri présente machinalement un verre géant transformé en bassin pour poisson rouge ou ce miroir contrefait pour lequel il a poursuivi le vendeur en justice. Surnommé «Monsieur Orval», l’Arlonais s’efforce de ne plus penser à ce qu’il n’a pas en sa possession «pour éviter de devenir fou», mais sa collection revêt une importance capitale dans son existence.

«Je ne suis pas très croyant, prévient-il. Pourtant, quand je m’assieds dans l’église d’Orval, quelque chose me tombe dessus. Tous ces objets dont je m’entoure m’apportent donc ce “quelque chose” rassurant et me permettent de vivre par procuration la vie de moine. Je n’ai toutefois jamais voulu en devenir un: ma définition d’une joie profonde est moins la célébration de Pâques que d’avoir vu ma femme accoucher.»

Le néoretraité se sent-il investi d’une mission? Peut-être celle de contribuer à la sauvegarde d’un patrimoine. Dans son verre le plus précieux, Henri a placé son testament. Un bout de papier sur lequel il indique quels biens revendre quand il ne sera plus de ce monde. Le reste de son butin, il compte bien le valoriser dans la chapelle qu’il a achetée à quelques kilomètres d’Orval pour en faire une brasserie-musée. «J’ai passé une bonne partie de ma vie à amasser ces objets, j’ai envie de les laisser en héritage.» Henri espère une ouverture de son espace culturo-gastronomique d’ici à 2025. Entre-temps, il aura probablement amassé trois ou quatre bonnes dizaines de nouveaux verres à exposer.

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