Avec L’Enfant qui inquiète, le sociologue Alain Ehrenberg poursuit son exploration des métamorphoses de l’autonomie et du rapport à la santé mentale, en observant cette fois l’enfant comme miroir de nos tensions collectives: du devoir de correction à l’injonction au bien-être et à la performance, les idéaux éducatifs en disent long sur nos inquiétudes.
Figure majeure de la sociologie française contemporaine, Alain Ehrenberg appartient à ce petit cercle de chercheurs dont les concepts ont franchi les murs de l’université pour s’ancrer dans le langage commun. Le Culte de la performance, La Fatigue d’être soi et La Société du malaise: autant de titres devenus emblématiques d’une époque en quête de repères, où l’individu est sommé de réussir, de se réaliser, de s’accomplir. Avec L’Enfant qui inquiète (1), il poursuit son exploration des métamorphoses de l’autonomie et du rapport à la santé mentale, en observant cette fois l’enfant comme miroir de nos tensions collectives. Dans cet essai dense, riche, non aisé d’accès, le sociologue interroge la manière dont nos sociétés individualistes fabriquent ses inquiétudes: l’enfant trop turbulent, trop fragile, trop autonome ou pas assez devient le symptôme d’un monde en déséquilibre.
De l’«enfant déficient» du XIXᵉ siècle à l’«enfant acteur» des années 2000, l’auteur retrace deux siècles d’évolution des idéaux éducatifs, du devoir de correction à l’injonction au bien-être et à la performance. Au cours de cet échange, il revient sur la normalisation de l’autonomie, la montée du présentisme et la transformation des pratiques de soin: autant de phénomènes qui, selon lui, redéfinissent les frontières du psychique et du social. A l’heure où la santé mentale des jeunes s’impose comme une préoccupation politique majeure, où l’école intègre la notion de «compétences psychosociales», Alain Ehrenberg rappelle que nos enfants incarnent d’abord nos idéaux: ce que nous attendons d’eux en dit long sur la société que nous avons construite… et sur les incertitudes qui la traversent.
Votre ouvrage interpelle d’abord par son titre, L’Enfant qui inquiète. Que révèlent de notre époque nos inquiétudes autour de l’enfance?
Je suis parti des débats contemporains sur l’éducation bienveillante et les manières de prendre en charge les pathologies mentales, pour saisir ce qui perturbe la société dans les différentes manifestations de l’enfant qui inquiète, à partir du moment où il a été considéré comme une personne spécifique par rapport à l’adulte. Aujourd’hui, la plupart des troubles relèvent de la santé mentale,et concernent la socialisation de l’individu. Celle-ci est devenue une préoccupation majeure de santé publique dans le contexte d’une attente collective forte à l’égard de l’autonomie individuelle. La capacité à être autonome dans la plus large mesure possible est la condition de la bonne socialisation dans notre société individualiste de masse.
«La capacité à être autonome est la condition de la bonne socialisation dans notre société individualiste de masse.»
Vous soutenez que l’autonomie n’est plus une aspiration mais une norme sociale. En quoi ce glissement transforme-t-il notre rapport à l’enfance et à la santé mentale?
Je distingue deux moments dans l’histoire de l’autonomie en tant qu’idéal social. Le premier, après la Seconde Guerre mondiale, au cours des Trente Glorieuses, voit l’ascension de l’autonomie comme aspiration collective. Elle est liée aux idéaux de mobilité sociale qui se diffusent avec la croissance, l’augmentation du niveau d’éducation, etc. Mai 68 a symbolisé cette période. A partir des années 1980, l’autonomie demeure une aspiration collective, et ainsi la verra-t-on s’élargir jusqu’à l’institution de la liberté de «choisir» son sexe comme un droit humain ou le mariage pour tous au début du XXIe siècle. Cependant, elle connaît une inflexion majeure: elle devient la condition commune, c’est-à-dire une attente collective à l’égard de chacun. L’autonomie, désormais normative, imprègne l’ensemble de nos relations sociales.
Cela signifie-t-il que l’autonomie est devenue une forme d’obligation collective, une norme à laquelle nul ne peut vraiment échapper?
Le contexte de l’autonomie normative fait du bien-être un moyen de se confronter aux aléas de l’existence. Les jeunes sont de plus en plus dépendants de leurs propres capacités à agir et de leurs propres motivations. Dans le même temps, l’attente collective que chaque enfant devienne lui-même s’est concrétisée par l’objectif que l’épanouissement personnel, appuyé sur la promotion du bien-être, est devenu une des missions de l’éducation. Car il n’y a pas d’autonomie sans bien-être et pas de bien-être sans estime de soi.
Vous distinguez trois figures successives: l’enfant déficient, l’enfant expressif, l’enfant acteur. Pouvez-vous détailler?
Le livre analyse dans une perspective sociohistorique à partir du début du XIXe siècle les idéaux sociaux cristallisés à travers ces trois figures de l’enfant qui correspondent à trois moments de l’histoire de l’individualisme. D’abord, dans la période de genèse de l’individualisme moderne, la figure de l’enfant-individu déficient dont la volonté (anormale ou indisciplinée) est à corriger; ensuite lorsque la société elle-même commence à devenir individualiste, à partir de la deuxième moitié des années 1940 aux années 1980, celle de l’enfant-individu expressif et souffrant, que la psychanalyse a révélé; enfin, celle de l’enfant-individu acteur et handicapé, que les neurosciences cognitives, dont l’ascension se produit à cette période, ont transfiguré dans leur langage scientifique.
Ce passage d’une figure à l’autre traduit-il aussi une évolution de notre regard moral sur l’enfant?
A vrai dire, si l’enfant déficient, qu’il soit anormal ou délinquant, doit voir sa volonté corrigée en étant retiré de la vie sociale, l’enfant expressif a des choses à dire et doit être écouté et protégé et l’enfant acteur est à soutenir et à renforcer dans son pouvoir d’agir, éventuellement amoindri par des handicaps. Les façons dont l’enfant est investi à travers ses troubles dans ces trois moments donnent lieu à des critères d’intervention différents.
D’aucuns regrettent que l’enfant soit aujourd’hui sommé d’être autonome, responsable, acteur. Jusqu’où cette injonction à l’autonomie peut-elle devenir une nouvelle forme de contrainte?
Il n’est pas seulement sommé, abandonné à ses propres ressources, il est éduqué dans cette perspective, il est donc soutenu ou accompagné par des pratiques et des acteurs. Le modèle tutélaire avait déjà été ébranlé dans le moment de l’enfant individu-expressif. Il est désormais entièrement subordonné à un modèle de l’autoresponsabilisation. Ce modèle s’est développé dans le passage du temps moderne, caractérisé par un présent guidé par l’avenir, au temps contemporain défini comme un nouveau présentisme. «Le présent devient une injonction», a justement écrit l’historien du temps François Hartog, dans laquelle dominent des attentes de flexibilité, d’innovation, etc., et qui est régulée par des pratiques informalisées. «A l’espérance ont succédé aujourd’hui la défiance et l’anxiété.»
Comment expliquez-vous cela?
Les tensions de ce présentisme sont accentuées par la révolution numérique. Dans ce nouveau cadre temporel et normatif, l’avenir est à la fois incertain et ouvert. Un rapport du Sénat, en France, de 2017 le souligne. Rappelant que la santé psychique des enfants détermine leur santé future, il commence par affirmer que ce caractère confère à la pédopsychiatrie, outre sa dimension thérapeutique immédiate, une dimension majeure de prévention en santé à long terme. Il rappelle que l’enjeu est d’abord celui de la prévention. Concernant la question de l’augmentation des troubles, comme la phobie scolaire, il estime que cette plus grande visibilité n’est pas nécessairement le reflet d’une augmentation des pathologies. Elle est du moins le signe que ces questions sont devenues un souci ordinaire pour les familles.
A vous entendre, on se demande quel est le risque de vouloir fabriquer des enfants autonomes à tout prix… Est-ce à tout prix?
Sans doute y a-t-il des dérives, mais il s’agit avant tout de tensions morales qui accompagnent la généralisation des idéaux d’autonomie individuelle et qui s’expriment dans le langage et les pratiques de la santé mentale. Ce sont là des manières de faire société. L’enfant qui inquiète existe dans toutes les sociétés. Je le montre rapidement au travers du cas de la société lignagère d’Afrique subsaharienne. Dans les sociétés traditionnelles la valeur de l’individu ne se comprend que dans l’interdépendance hiérarchique: par exemple, la société de caste indienne, qui repose sur des degrés de pureté, incarne cet idéal. Seule la nôtre se place dans une perspective individualiste, c’est-à-dire en conférant à l’individu la valeur suprême. D’où les inquiétudes sur le lien social formulées depuis des décennies par des critiques du narcissisme, de la postmodernité ou du néolibéralisme.
L’éducation positive, la parentalité bienveillante, les neurosciences… Pourquoi ces sujets passionnent-ils autant et font-ils l’objet de tant de débats?
Car les positions s’affrontent dans un contexte relativement nouveau: l’enfant, comme l’adulte, a fait l’objet d’un long processus d’émancipation et est désormais considéré comme un individu à part entière. Cette évolution donne lieu à des jugements ambivalents en matière, d’un côté, de célébration du potentiel de l’enfant et, de l’autre, d’inquiétudes voire de lamentations à l’égard des crises du lien social. Les frontières définissant des catégories autrefois distinctes entre les générations, entre les adultes et les enfants sont aujourd’hui brouillées, ce qui ouvre la voie à la psychologisation ou la biologisation des relations sociales.
Dans ces débats, revient toujours la formule de «l’enfant-roi». Est-ce une réalité ou un mythe commode pour masquer l’angoisse des adultes face à la perte de leur autorité?
Elle incarne la critique d’une société célébrant l’individualisme jusque dans l’enfance. L’expression devient populaire à partir des années 1980-1990: l’enfant est considéré comme un individu-acteur en ce qu’il possède désormais, comme l’a montré le philosophe Alain Renaut, des droits-liberté et non pas seulement des droits-protection. L’enfant a le droit d’exprimer son opinion, de faire des choix, etc. Cette nouvelle situation a suscité des débats sur la question des «limites» où sont intervenus autant les psychanalystes (inquiets) que les neuroscientifiques (optimistes). C’est dans cette question que «l’enfant-roi» deviendrait pour certains la règle. La question sous-jacente est: de quelle autonomie l’enfant a-t-il besoin?
Vous analysez l’essor du concept des «compétences psychosociales» à l’école. En quoi cette idée reconfigure-t-elle la manière d’éduquer et de soigner?
Les compétences psychosociales, qui s’intéressent au «savoir-être» ont permis d’introduire la santé mentale à l’école avec l’ambition de développer le potentiel futur de l’élève. Elles favorisent la flexibilité, la créativité, la réactivité, des qualités nécessaires dans le monde à la fois ouvert et incertain de l’autonomie normative. Associées à la résilience, elles développent la capacité de surmonter les difficultés en s’appuyant sur ses propres atouts. Une approche qui repose sur l’idéal du potentiel caché: chaque individu possède en lui des ressources et des atouts pour convertir un handicap en une capacité. Et c’est sur cette capacité que les pratiques d’accompagnement doivent placer l’accent.
Cet accent mis sur les «ressources personnelles» ne risque-t-il pas de renforcer la responsabilité individuelle au détriment des conditions collectives d’apprentissage?
L’OMS recommande également de les développer. Elle les définit comme la capacité d’une personne à faire face aux exigences et aux défis de la vie quotidienne. Elles peuvent être de nature sociale, émotionnelle ou cognitive. Elles impliquent la capacité à maintenir un état de bien-être. De bonnes interactions sociales en dépendent.
A vous lire, la santé mentale devient un «rituel» collectif d’une société individualiste. Au même titre que le coaching, la psychothérapie, la remédiation?
Ces pratiques constituent les rituels thérapeutiques de nos sociétés. La santé mentale peut alors être considérée sociologiquement comme ce que le philosophe Peter Winch appelle, à propos des pratiques rituelles d’une société lignagère d’Afrique subsaharienne, une «attitude à l’égard de la contingence». Elle implique la reconnaissance qu’une vie est sujette à des contingences qu’on ne peut pas contrôler. Il en va de même chez nous, mais à la grande différence que nous tentons de les contrôler car nous sommes dans une société d’action individuelle, une société du pouvoir d’agir. Ces pratiques visent à donner à l’enfant, dans la mesure du possible, la maîtrise de son futur destin personnel dans nos sociétés.
Du Culte de la performance à La Société du malaise, puis La Fatigue d’être soi, vous avez raconté la montée d’une autonomie devenue norme. Vingt ans plus tard, qu’est-ce qui a réellement changé dans la manière dont nos démocraties façonnent les individus?
Je crois que nous sommes toujours dans la grande transformation, bien repérée par les psychanalystes, d’un déplacement des pathologies névrotiques dans lesquelles le surmoi (interdicteur, mais aussi protecteur) occupe une place centrale à des pathologies narcissiques dans lesquelles l’idéal du moi subordonne le surmoi. Je résume cette transformation en disant que nous sommes passés d’une société où la question commune était «que m’est-il permis de faire?» à «que suis-je capable de faire?». La culpabilité n’a évidemment pas disparu, mais elle s’est nouée à la question de la capacité, souci essentiel de l’autonomie normative d’une société d’individus acteurs. La Fatigue d’être soi décrivait un passage de la culpabilité à la responsabilité de soi.
«Nous sommes passés de la question “que m’est-il permis de faire?” à “que suis-je capable de faire?”
Vous montrez que la psychanalyse a accompagné la démocratisation de la société dans les années 1970, avant d’être supplantée par les neurosciences et le cognitivisme. Que dit ce basculement?
Dans l’après-guerre, on assiste au passage de l’idée d’une volonté déficiente d’un enfant qu’il faut corriger à celle d’une personnalité en développement qu’il faut protéger. La différence adulte-enfant s’accentuant du fait que ce dernier est désormais considéré comme un être en constante évolution. L’approche devient moins formelle et se traduit par une offre de soins qui se déplacent de l’hôpital vers l’ambulatoire, c’est à dire dans des structures ouvertes, moins médicalisées. Les pratiques qui entrent progressivement en usage sont influencées par la psychanalyse qui se diffuse à cette période et représente alors la référence intellectuelle fournissant un nouveau langage à ce nouvel esprit informel. Elle donne aussi un cadre à une approche globale de l’enfant impliquant une équipe pluridisciplinaire.
«Le concept de plasticité cérébrale promeut l’image d’un cerveau qui, comme l’individu, se modifie de lui-même tout au long de sa vie.»
Ce travail collectif autour de l’enfant, porté par la psychanalyse, a-t-il disparu avec la montée des neurosciences, ou bien a-t-il simplement changé de visage?
Les neurosciences cognitives ont transfiguré les idéaux de l’autonomie normative, notamment avec le concept biologique de plasticité cérébrale. Celle-ci est la capacité du cerveau à se modifier par lui-même tout au long de la vie en fonction de l’expérience de chacun. Son mécanisme biologique s’appelle la transmission synaptique et la plasticité synaptique, c’est-à-dire les relations entre neurones. Elles peuvent se renforcer ou s’affaiblir sous l’effet de l’expérience, selon qu’elles sont plus ou moins sollicitées. Plus les synapses sont activées, plus elles se renforcent. Ces deux notions démontrent la capacité du cerveau à transformer son organisation en fonction des besoins de l’individu. Elles font converger les acquis les plus convaincants de la recherche biologique et les représentations collectives de l’homme d’action autonome auquel chaque enfant doit parvenir dans sa trajectoire de développement. Son succès sera phénoménal pour rendre compte de l’«apprentissage» du cerveau et promouvoir l’image d’un cerveau qui, comme l’individu, se modifie de lui-même tout au long de sa vie.
Bio express
1950
Naissance à Paris.
1983
Soutient sa thèse de doctorat, Archanges, guerriers, militaires et sportifs. Essai sur l’éducation de l’homme fort.
1991
Publie Le Culte de la performance (Calmann-Lévy).
1995
Parution de L’Individu incertain (Hachette Littératures).
1998
Succès majeur avec La Fatigue d’être soi. Dépression et société (Odile Jacob), devenu une référence internationale sur les mutations de la santé mentale.