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Eula Biss : «Avec le capitalisme, on se fait toujours avoir» (entretien)

Méditant sur sa nouvelle aisance financière, l’autrice américaine s’attaque avec malice aux angles morts du consumérisme capitaliste. Avoir et se faire avoir est une critique mordante, drôle, mais éclairante et rigoureuse, de notre modèle économique.

Elle s’intéresse à des objets apparemment frivoles: son lave-linge, sa bicyclette, la couleur de la peinture de son nouvel appartement, un épisode de Scooby-Doo, le cadenas de son vélo. Le livre que vient de signer Eula Biss ne ressemble à rien de connu. Tel le professeur Frankenstein, cette autrice américaine, multilauréate de prestigieux prix littéraires, confesse à demi-mot avoir fabriqué une créature qui lui a complètement échappé: «Un recueil de poèmes? Un essai en plusieurs épisodes? Une série de blagues, racontées à mes dépens? Le récit d’une crise de la quarantaine? Un audit interne? Etait-ce, comme Unquiet Grave de Cyril Connolly, “une expérience de démantèlement de soi”?» Sans doute, Avoir et se faire avoir (1) est une réflexion hybride nourrie de tous ces genres. Le résultat? Une mordante et espiègle réflexion sur notre société capitaliste et consumériste à travers les éléments de la vie quotidienne les plus ordinaires.

Rien ne semble avoir autant choqué ou horrifié les lecteurs que ma décision d’écrire ouvertement sur mes propres finances. Cela me semble très révélateur.

Jusqu’en 2014, vivant de petits boulots et de publications chichement rémunérées, cette écrivaine avait encore du mal à boucler les fins de mois. Le succès, fulgurant et inattendu, de son ouvrage Immunité (sur la vaccination des enfants et le scepticisme des parents à son encontre) l’arracha au précariat pour la hisser sur les pavois du monde littéraire et universitaire. Courtisée par de prestigieuses universités américaines, et forte de généreux droits d’auteur, ses revenus, qu’elle dévoile à la virgule près dans un exercice de transparence et de vérité absolues, lui ont permis de s’offrir un appartement dans un quartier chic à Chicago. Tiraillée entre ses idéaux et la réalité de son nouveau statut social, Eula Biss expose sa difficulté à s’accommoder de sa nouvelle aisance financière et d’un mode de vie confortable dans une société capitaliste dont elle met malicieusement à nu et d’un regard (faussement) naïf les contradictions et les angles morts.

Nous n’avons pas besoin d’acheter des choses, estime Eula Biss: «Ce dont nous avons réellement besoin, c’est un contact avec les autres et le monde, une chose qui ne peut être “marchandisée”.»
Nous n’avons pas besoin d’acheter des choses, estime Eula Biss: «Ce dont nous avons réellement besoin, c’est un contact avec les autres et le monde, une chose qui ne peut être “marchandisée”.» © getty images

Vous avez intitulé votre livre Avoir et se faire avoir. Qu’entendez-vous par là?

L’expression «se faire avoir» suggère le fait d’être trompé ou dupé, d’être perdant ou du mauvais côté dans une affaire. Dans ce livre, j’ai essayé d’explorer les façons dont on se trompe et on accepte de croire des mensonges. Notre soif «d’avoir» des choses et notre désir de sécurité nous poussent souvent à conclure de mauvaises affaires qui sont finalement néfastes pour les autres comme pour soi. Le titre du livre voudrait évoquer un problème, un paradoxe, une contradiction dans laquelle le serpent se mord la queue.

Dans quelles circonstances de votre vie avez-vous eu l’idée d’engager cette réflexion?

Lorsque j’ai entamé la rédaction de ce livre, j’envisageais de quitter mon emploi – j’ai finalement démissionné peu de temps après la parution de l’ouvrage. Mon travail était bien rémunéré et me permettait de m’offrir des objets et des services que je ne pouvais pas me permettre auparavant, des choses comme des meubles, mais aussi un compte d’épargne-retraite. Au fur et à mesure de changements dans mes conditions de travail, comme la prise de décision de plus en plus concentrée entre les mains de supérieurs hiérarchiques rigides, j’ai commencé à sentir que je me laissais aller. Ainsi, Avoir et se faire avoir est aussi une référence à mon expérience de travail, qui est une forme d’expérience partagée par beaucoup de gens. Je faisais partie de ce qu’on a appelé aux Etats-Unis «The Great Resignation», cette vague de personnes qui ont démissionné, des travailleurs dans toutes sortes d’emplois, des serveurs dans les fast-foods aux employés du tertiaire.

Mais le vrai déclic a eu lieu lorsque vous êtes devenue propriétaire de votre logement…

En effet. Après avoir acheté une maison – l’achat le plus cher de ma vie –, j’ai commencé à écrire une série de courtes ébauches sur le confort et l’inconfort de ma nouvelle vie de propriétaire. Au début, le but était surtout d’examiner la source de mon propre inconfort.

Pourquoi la propriété change-t-elle le rapport au monde et, dans votre cas, quels sont les changements qui vous ont le plus marquée?

La propriété privée est un rapport social avec d’autres personnes, et non pas avec une chose ou un bien. Lorsqu’une personne revendique un bien comme propriété privée, elle annonce qu’elle a le droit d’exclure d’autres personnes de cette chose. Une chemise vous appartient non pas parce que vous avez une relation particulière avec elle, mais parce que vous avez acheté ou revendiqué le droit d’empêcher d’autres personnes de la porter. La propriété privée établit un rapport d’exclusion. Cette relation d’exclusion façonne toute notre structure sociale, nos lois et notre sens de l’éthique ainsi que l’architecture de nos villes et la forme de nos paysages.

Justement, le fil conducteur de votre livre consiste à démontrer que votre nouvelle aisance financière et matérielle s’est traduite par un malaise existentiel. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

J’ai essayé de proposer une explication complète, mais très simple, du fait que la prospérité financière n’est pas ce qui rend une vie épanouissante. Il existe de nombreuses raisons à cela, notamment la façon dont la communauté et les interactions avec les autres changent à mesure que l’on entre dans une classe économique supérieure. Mais la nature du travail fait partie du paradoxe. Une grande partie du travail, la plus gratifiante à mon sens, n’est pas rémunérée.

Les sociologues francophones qualifient ce phénomène de changement de classe sociale de «transclass», source d’inconfort. Comment l’avez-vous vécu?

Ma classe sociale n’a pas véritablement changé. C’est plutôt ma situation économique qui a évolué. Ce sont deux choses différentes à mes yeux, et c’est en partie ce qui rend compliqué le fait de parler de «classe sociale» – nous y reviendrons. Au début de la rédaction du livre, je quitte l’immeuble où j’ai vécu pendant près d’une décennie. J’ai alors commencé à recenser les objets que mes voisins m’avaient donnés (des brosses à cheveux, des bicyclettes, etc.). Aussi, en cas d’urgence, je savais que je pouvais laisser mon enfant en bas âge à presque n’importe qui dans l’immeuble. Le propriétaire, qui y vivait, surveillait de près les allées et venues, et il régnait là une sorte de sécurité. La sécurité financière de l’accession à la propriété est différente de celle d’une communauté de proximité, qui est une sécurité sociale. J’en ai parlé avec un écrivain australien qui commençait à gagner suffisamment d’argent pour s’acheter sa propre voiture. Il a vécu cela comme une perte, car il avait partagé une voiture avec les autres habitants de son quartier, ce qui faisait que l’entretien de la voiture était également partagé, ainsi que certains trajets. Tout ce partage rapproche les gens. Posséder une voiture apporte une nouvelle commodité, mais aussi la perte d’interdépendance. S’appuyer sur les autres n’est pas une valeur de la classe moyenne aux Etats-Unis. En fait, c’est vu comme quelque chose de malsain, à éviter. Or, faire confiance aux autres et dépendre d’eux est ce qui rend une vie sociale riche.

«Il n’y a pas de classes. Les classes sociales sont mortes», écrivez-vous. Pourquoi?

Quand j’écris «les classes sont mortes», je paraphrase une affirmation d’un sociologue ; cela faisait partie d’une liste des différentes manières dont les sociologues ont abordé la question des classes sociales. Cette affirmation a été prononcée pendant une période de prospérité économique sans précédent, mais elle était certainement prématurée. La classe est bien vivante.

Votre démarche de réflexion consiste à partir du banal, de choses ordinaires, d’anecdotes. Pourquoi cette méthode et quelles sont ses vertus?

Très vite, j’ai pris conscience que j’écrivais un livre sur l’économie et sur le capitalisme. Dès lors, j’ai commencé à lire des travaux d’économistes pour mieux comprendre le système dans lequel nous évoluons tous quotidiennement. J’ai été frappée par la fréquence à laquelle ils décrivaient notre système économique comme une force énorme, qui dépasse l’entendement humain, qui fonctionne selon ses propres règles. Bon nombre de ces travaux ne mentionnent jamais les personnes ou les vies ordinaires. Cela me semblait un obstacle à une véritable compréhension de notre système. J’ai donc choisi l’approche opposée: partir de moments du quotidien et examiner comment ils pourraient éclairer le fonctionnement de notre système économique dans son ensemble. De cette façon, j’ai essayé de procéder comme une anthropologue du quotidien. Cette méthode d’enquête n’est pas employée uniquement par les anthropologues, mais aussi par les poètes. Beaucoup de poèmes révèlent un sens caché et sublime à partir de moments banals de la vie ordinaire. J’ai été formée à l’écriture par la poésie, et la poésie reste encore importante pour moi, en particulier dans sa capacité à élever le banal.

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En révélant avec précision vos revenus, le prix exact de votre appartement, le coût des travaux et vos conditions de vie matérielle en général, vous faites preuve d’une transparence qui peut surprendre le lecteur francophone. Pourquoi ce choix?

J’avais deux raisons de le faire. La première est personnelle. J’ai estimé que mon envie de dissimuler les détails de mes finances n’allait pas m’aider à stimuler mes réflexions et à atteindre de nouvelles perspectives, et pourrait même m’empêcher d’écrire honnêtement. La seconde, politique, est que j’ai compris que la pratique policée et convenue de ne jamais mentionner ses propres revenus ou dépenses de manière exacte servait surtout à protéger ceux qui possédaient plus de richesses et à dissimuler la véritable ampleur des inégalités économiques. Par le passé, j’ai raconté dans mes livres des expériences très personnelles, par exemple les détails de la naissance de mon enfant ou de ma maladie. J’ai aussi écrit sur des sujets difficiles, comme le racisme. Mais rien ne semble avoir autant choqué ou horrifié les lecteurs que ma décision d’écrire ouvertement sur mes propres finances. Cela me semble très révélateur.

Notre désir de consommation n’est jamais satisfait. C’est une sorte de repas qui ne nourrit pas.

Ce qui ressort de votre livre est que le capitalisme n’est pas uniquement un système économique mais un écosystème qui affecte aussi nos émotions et notre manière d’être.

En effet, l’un des principaux objectifs que je m’étais fixé dans ce livre est d’explorer l’expérience émotionnelle et psychologique du capitalisme. Je voulais mieux comprendre comment ce système économique façonne mes propres pensées et désirs, et comment il oriente ma perception de ce qui est possible et accessible. Certaines formes de générosité peuvent sembler, selon la logique du capitalisme, insensées. Il en va de même pour tout ce qui n’est pas lucratif. Cela inclut, par exemple, faire de l’art. L’une des raisons pour lesquelles je voulais examiner comment ma propre pensée était influencée par le capitalisme était que je ne voulais pas que la logique capitaliste guide les décisions que je prenais en tant qu’artiste. En ce sens, je voulais rester «libre».

(1) Avoir et se faire avoir, par Eula Biss, Rivages, 352 p.
(1) Avoir et se faire avoir, par Eula Biss, Rivages, 352 p. © National

Vous citez une phrase de l’essayiste Lewis Hyde: «Le désir de consommer a quelque chose du désir sexuel.» Que voulait-il dire?

Que le désir de consommer est une sorte de luxure. Il a poursuivi en observant que cette luxure est un désir qui ne peut être comblé, qui n’est jamais assouvi. Un feu qui brûle, mais ne produit pas de chaleur. Je me suis intéressée à cette idée, à savoir l’hypothèse que notre désir de consommation n’est jamais satisfait. C’est une sorte de repas qui ne nourrit pas. Et cela débouche toujours sur le désir de consommer plus. Pourquoi? L’idée que j’ai explorée est que la consommation, dans le sens d’acheter des choses, n’est pas satisfaisante parce que ce n’est pas ce dont nous avons besoin ou dont nous avons vraiment envie. Ce dont nous avons réellement besoin, c’est un contact avec les autres et le monde, chose qui ne peut être «marchandisée».

Selon vous, quelle peut être l’alternative à ce modèle économique?

Il existe de nombreuses autres options, qui existent déjà au sein du capitalisme lui-même. Nous abandonnons souvent les préceptes du capitalisme dans des situations où l’on considère le bien-être d’autrui comme le plus important. Par exemple, quand nous nous occupons de nos enfants. Dans ce cas, on s’investit dans une action qui va à l’encontre de nos propres intérêts financiers et qui nous empêche d’amasser davantage de capital, et on le fait dans le seul but du bien-être de l’enfant. On pourrait certainement appliquer cette logique d’une manière plus large et privilégier des politiques économiques qui favorisent le bien-être des personnes vulnérables plutôt que le droit d’un individu à amasser des capitaux.

A titre personnel, expérimentez-vous d’autres pistes de ce genre?

J’ai connu une formidable aventure, une sorte d’«économie des poètes», une «économie» entendue au sens large, et en particulier de poètes peu connus. Comme vous le savez, la poésie est très peu rémunératrice, mais quand j’étais jeune poète, j’ai vécu l’expérience d’un riche système d’échanges dans lequel les poètes se soutenaient de bien des façons, y compris en lisant le travail de l’autre, en publiant le travail de l’autre et en s’offrant mutuellement un logement et d’autres petits service d’assistance de ce genre.

Vous semblez davantage croire en des solutions à petite échelle, ciblées et précises – ce que le philosophe Pierre Rabhi illustrait par sa célèbre «légende du colibri». La perspective d’un changement structurel et politique de la société ne vous semble-t-elle pas envisageable ou souhaitable?

Les deux sont nécessaires. Les deux sont possibles. Mais en réalité, seuls les changements politiques peuvent modifier la nature du système économique dans son ensemble. Ces changements sont tout à fait à notre portée – notre système économique est fait par des gens pour des gens.

Votre ouvrage, critique de la société capitaliste, paraît dans un contexte politique américain où le mot «socialiste» n’est plus tabou, où les idées de Bernie Sanders et de l’aile gauche du Parti démocrate dominent désormais l’aile modérée. Que vous inspire cette évolution du paysage politique américain?

Je ne suis pas convaincue que le mot «socialiste» ne soit plus tabou. Très peu d’hommes politiques américains l’utilisent, même lorsqu’ils prônent des politiques essentiellement socialistes. J’espère l’émergence d’un paysage politique dans lequel ce mot soit tout à fait acceptable, et ses politiques défendables.

Bio express

1977

Naissance à Rochester, dans l’Etat de New York.

2002

Publie son premier ouvrage, The Balloonists (Hanging Loose Press).

2006

Diplômée en écriture créative à l’université de l’Iowa.

2006-2011

Enseigne les arts de l’écriture à l’université Northwestern, dans l’Illinois.

2010

Colauréate, avec Toni Morrison, du prix littéraire Carl Sandburg Literary Award.

2018

Sortie, en français d’Immunité, sur la vaccination des enfants (Les Arènes).

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