© getty images

Une justice spécialisée en environnement, une nécessité? (débat)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Entre une meilleure prise en compte de la complexité des enjeux sociétaux et une question de moyens.

Carole Billet, professeur de droit de l’environnement (UHasselt): « Toute la chaîne judiciaire doit être spécialisée »

La cour d’appel de Mons se dote d’une chambre spécialisée dans les dossiers environnementaux. Un pas en avant que salue Carole Billiet, professeure de droit de l’environnement à l’université d’Hasselt et avocate des parties civiles dans l’affaire Climat, qui a vu la Belgique condamnée pour inaction.

Sur le plan de la philosophie du droit, que peut-on retenir de la création de cette chambre environnementale par la cour d’appel de Mons?

On observe, à l’échelle mondiale, un intérêt de plus en plus marqué pour les juridictions spécialisées dans les enjeux environnementaux. Cette évolution a fait l’objet de deux études sur les cours et tribunaux de l’environnement (CTE) menées par deux professeurs de l’université de Denver, au Colorado. La première, réalisée en 2009, répertoriait déjà 350 cours spécialisées. La seconde, datant de 2016, en dénombrait 1 200 (NDLR: dans quarante-quatre pays, aux échelons national, provincial ou étatique). Ces observations nous indiquent le contexte dans lequel s’inscrit l’initiative de la cour d’appel de Mons. La Belgique rejoint ce mouvement observé partout dans le monde. L’exemple le plus parlant est celui de la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, où toutes les affaires au civil, au pénal et de droit administratif sont traitées par la même cour, dont les membres ont suivi une formation spécialisée. D’un point de vue strictement théorique, ce modèle, qui rassemble l’ensemble des matières liées à l’environnement, remporte la préférence. Mais chez nous, il n’est pas applicable en raison de l’existence de la juridiction administrative qu’est le Conseil d’Etat et qui est une voie distincte. Cela imposerait de modifier la Constitution.

Le message, c’est aussi de rappeler qu’on peut être tenu pour responsable de ces infractions environnementales.

Il y a quelques années, on a vu apparaître le tribunal de la famille. Va-t-on vers une justice plus compartimentée?

C’est plus nuancé que ça. Disons qu’on est plutôt dans la reconnaissance de la spécificité des matières. Et le droit de l’environnement est d’une grande complexité. Néanmoins, on constate qu’une expertise s’est construite et qu’elle est extrêmement utile pour trancher des litiges, ce qui constitue un argument important pour mettre en avant cette spécialisation. Cela a fait l’objet de plusieurs études qui ont pointé la qualité des jugements émis par les magistrats quand on se plonge dans cette matière. Et puis, ça relève le niveau des débats. En Belgique, on assiste également à une spécialisation des procureurs, mais il faudrait que l’ensemble de la chaîne de contrôle et de sanction soit spécialisée. Un bon dossier en justice pénale commence par un bon procès-verbal.

Si l’initiative de Mons était étendue à l’ensemble du pays, il faudrait former des juges spécialisés. En avons-nous les moyens?

En Région wallonne, un décret environnement existe depuis 2008 et une nouvelle stratégie de politique répressive environnementale y a été votée en décembre dernier. Ces textes favorisent la spécialisation des inspections. L’ initiative de Mons, qui est de créer une chambre spécialisée dans le cadre de l’ autonomie de l’organisation du travail, est donc vraiment une bonne nouvelle. A Gand, pour prendre un autre exemple de ce qui se fait, les dossiers environnementaux sont souvent traités par la 10e chambre de la cour d’appel mais « de préférence ». Il n’y a pas de choix systémique.

Carole Billiet, professeure de droit environnemental à l'université d'Hasselt.
Carole Billiet, professeure de droit environnemental à l’université d’Hasselt.© belga image

Pourquoi ne pas créer cette chambre en première instance?

Souvent, il y a une certaine hésitation à créer une chambre spécialisée car il faut évaluer s’il y aura assez de dossiers à traiter. C’est une question d’organisation: la justice a déjà accumulé de tels retards qu’il ne faudrait pas aggraver la situation. Il se peut aussi qu’en première instance, on ait déjà pris le pli de confier certains dossiers à un juge plutôt qu’à un autre, un peu comme on le fait à Gand, comme je vous le disais.

Au risque de voir les recours devant la cour d’appel se multiplier?

C’est l’une des conséquences possibles, dans un premier temps. Mais les juges de première instance seront d’autant plus prudents car personne n’aime que son jugement soit cassé en appel. L’autre avantage de ce choix, c’est la visibilité de la matière et le fait qu’on reconnaisse son importance en créant une chambre spécialisée. Le message, c’est aussi de rappeler qu’on peut être tenu pour responsable de ces infractions environnementales. Enfin, c’est une bonne chose pour les juges eux-mêmes. Les généralistes sont souvent soulagés qu’un dossier environnement aille chez un confrère spécialisé car ce sont des matières très complexes qui demandent énormément de travail.

En matière environnementale, quels types de litige sont les plus fréquents?

Une recherche empirique a été menée il y a dix ans dans le ressort judiciaire de la cour d’appel de Gand. On a constaté qu’il y avait énormément de dossiers relatifs aux nuisances causées par des citoyens – notamment tout ce qui est relatif à l’abandon de déchets et au bruit. On a également beaucoup de dossiers de violations de l’obligation d’avoir un permis d’environnement et de méconnaissance des conditions d’exploitation liées à ces permis. La pollution des eaux de surface, elle aussi, faisait l’objet de poursuites. Par contre, aucun dossier concernant les pesticides. Rien non plus dans le cadre de la législation sur la radioactivité. Dans quelques cas, il était question d’infraction à la convention Cites (NDLR: convention sur le commerce international d’espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Par ailleurs, de manière générale, on constate que trop peu de moyens humains et financiers sont dédiés à ces dossiers, pour les analyses d’échantillons par exemple. En Flandre, l’inspection de l’environnement a perdu un tiers de ses effectifs au cours des dernières années.

Vous représentez les parties civiles dans l’affaire Climat. En juin 2021, le tribunal de première instance de Bruxelles a estimé que l’Etat, par sa politique climatique négligente, violait les droits humains. Depuis, vous avez intenté une nouvelle action pour demander, cette fois, que soient fixés des objectifs contraignants…

L’ action a été menée par l’asbl Klimaatzaak mais aussi par 58 000 citoyens. Aucun autre dossier international n’a rallié autant de citoyens à la cause. Même dans le dossier intenté contre Shell, on ne comptait que 17 000 citoyens. C’est donc une affaire qui se démarque vraiment des autres et pour laquelle nous avons obtenu un résultat remarquable. Mais effectivement, en novembre, Klimaatzaak et les citoyens sont allés en appel. S’il avait été interjeté auprès de la cour d’appel de Mons, cela aurait été intéressant…

Delphine Misonne (Cedre): « Le sentiment d’impunité est une caractéristique du droit environnemental »

Pour Delphine Misonne, directrice du Centre d’étude du droit de l’environnement (Cedre) de l’ université Saint-Louis Bruxelles et coautrice de la loi climat, plusieurs éléments expliquent le développement de juridictions appelées à ne traiter que de dossiers relatifs à l’environnement.

Une justice spécialisée en environnement, une nécessité? (débat)
© DR

La Belgique n’est pas le premier Etat à se doter d’une chambre dédiée aux infractions environnementales…

On trouve ce type de juridictions un peu partout dans le monde. C’est un sujet qui fait l’objet de nombreuses discussions. Il y a du pour et du contre mais la nécessité d’avoir une justice spécialisée dans ces dossiers apparaît de plus en plus comme une évidence. Le modèle suédois, par exemple, implique la présence de personnes dont la spécialisation n’est pas le droit mais la science. Dans certains dossiers d’infractions en matière environnementale se posent des questions scientifiques tellement pointues qu’il faut vraiment une expertise particulière. Le fait que cela se développe en Belgique peut aussi être envisagé d’une autre manière: on voit qu’en Région wallonne, plusieurs pièces d’un vaste puzzle sont en train de bouger. Le décret relatif à la délinquance environnementale de 2019, qui a déjà été modifié, va intensifier la capacité de détection des infractions et mieux professionnaliser leur recherche. Ce qui musclera la possibilité de dresser des PV relatifs à des dommages causés à l’environnement. En décembre 2021, le gouvernement wallon a adopté une stratégie politique répressive afin de combattre le sentiment d’impunité, malheureusement inhérent à notre droit de l’environnement. Un droit de plus en plus étoffé mais dont le talon d’ Achille reste la possibilité d’identifier une infraction et d’accorder une priorité politique à ces poursuites. Dans le cas de la cour d’appel de Mons, il est intéressant que la magistrature réalise qu’il y a de plus en plus d’affaires et qu’il est temps de créer une chambre spécialisée.

Ce n’est plus simplement une affaire de relations entre les Etats mais entre un Etat et sa population.

Selon un rapport des Nations unies, 884 poursuites judiciaires liées au changement climatique ont été menées dans 24 pays en 2017, et plus de 1 500 dans 38 pays en 2020. Le climat devient l’affaire de tous?

Passer par le juge permet parfois de soulever de nouvelles questions, comme le rapport entre le climat et les droits fondamentaux ou le rapport entre le danger du changement climatique et la question de la responsabilité civile de certains acteurs, dont les Etats. Ce n’ est plus simplement une affaire de relations entre les Etats mais entre un Etat et sa population. Ça, certaines associations de protection de l’environnement ou de nouveaux groupes intéressés par la lutte contre le changement climatique l’ont compris. Et comme il y a une connexion transnationale grâce aux réseaux sociaux, on peut constater une démultiplication des affaires en justice. Mais pas nécessairement dans toutes les régions du monde, seulement là où il y a une possibilité d’accès aux tribunaux traitant du climat… Ces affaires sont-elles portées par cette jeune génération plus conscientisée? Il y a sans doute plusieurs explications, dont une attitude plus anglo-saxonne de médiatisation de certaines affaires et une aptitude à communiquer les actions portées devant la justice. Mais si on en revient à la cour d’appel de Mons, il pourrait s’agir aussi de questions très locales: une pollution dans un jardin ou dans une rivière, etc. Ce qui est intéressant, c’est que cette cour va traiter les aspects civils et pénaux. Or, en droit de l’environnement, la question de l’encadrement ou non des phénomènes de pollution ou de dégradation de l’environnement par les droits civils prend de l’importance. C’est comme ça qu’en France a surgi la notion de préjudice écologique avant même qu’elle ne soit inscrite dans le droit. Chez nous, on recense une affaire dans laquelle les mots « préjudices écologiques » ont été posés mais pas encore de reconnaissance de cette expression dans la législation.

Et la notion d’écocide?

On ne peut pas assimiler les deux. Avancer au civil sur le préjudice écologique par une juridiction, oui. Mais en matière pénale, il n’y a jamais de peine sans loi.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire