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« Il suffit d’aller dans un shopping center pour se rendre compte que la sobriété matérielle n’est pas au rendez-vous »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Docteur en sciences de l’environnement, Edwin Zaccaï, qui a fondé le Centre d’études du développement durable à l’ULB, préfère le mot prospérité à celui de décroissance. Il rappelle qu’on peut produire de la richesse sans nécessairement augmenter la consommation matérielle.

Avec le dérèglement climatique et la transition énergétique, on reparle de sobriété. Une bonne chose ?

Cela dépend de quelle sobriété on parle. Jusqu’ici, la sobriété a surtout consisté à travailler sur l’efficience par rapport à l’impact écologique. Or la sobriété suppose aussi de travailler sur le niveau de consommation, parce que l’efficience seule entraîne inévitablement – c’est empirique – un effet rebond selon lequel l’impact réduit par unité est compensé par un impact global qui grossit. Le problème est que la sobriété se heurte à l’ADN de notre société de consommation individualiste et de croissance de production, ce qui la rend inaudible. Elle est davantage une valeur ancienne qu’on retrouve dans les religions ou la morale. Elle était prescrite par la religion. Il est d’ailleurs significatif que, dans son encyclique climatique, le pape François engage le monde riche à la sobriété, en développant l’idée que la croissance de la consommation n’est pas synonyme de croissance de bonheur.

Le discours de la sobriété est-il trop moraliste ?

Il peut être parfois moraliste, et dans le mauvais sens du terme. Cela permet de le rejeter plus facilement. Notamment dans le monde économique qui ne l’aime pas parce qu’il signifierait de produire moins. Mais on oublie qu’on peut aussi produire autrement, soit produire de la richesse en quantité sans nécessairement augmenter la consommation matérielle, en développant des activités qui améliorent la qualité de vie, comme les soins, le culturel, la psychologie, l’éducation… Bref tout ce qui concerne l’humain et qui est, par ailleurs, pourvoyeur d’emplois. On appelle cela la dématérialisation. La sobriété matérielle n’empêche pas la création de richesses.

S’il faut une décroissance de nos impacts sur le climat et l’environnement, une croissance est nécessaire dans de nombreux domaines comme les soins, les énergies renouvelables ou la sécurité sociale..

Le terme de décroissance n’est donc pas adéquat, selon vous ?

C’est un mot qui fait encore peur, voire suscite une certaine répulsion. En outre, s’il faut une décroissance de nos impacts sur le climat et l’environnement, une croissance est nécessaire dans de nombreux domaines comme les soins, les énergies renouvelables ou la sécurité sociale… Je préfère le terme de sobriété ou plutôt de prospérité au sens où l’économiste britannique Tim Jackson en parlait dans son livre célèbre « Prospérité sans croissance ». Aujourd’hui, un chercheur comme le Français Eloi Laurent démontre, sans prôner la croissance ou la décroissance, qu’une écologie bien gérée peut amener à une meilleure santé, une meilleure sécurité d’existence, une meilleure qualité de vie.  

Y a-t-il un meilleur momentum aujourd’hui pour faire avancer le concept de sobriété ?

Je ne suis pas sûr. Il suffit d’aller dans un shopping center, surtout au moment des fêtes, pour se rendre compte que la sobriété matérielle n’est pas au rendez-vous. L’idée de consommation reste toute puissante. La Commission européenne semble vouloir implanter de nouvelles règles qui viseraient à une certaine sobriété, mais cela vise surtout les entreprises. Elle doit le faire, car l’Europe est une grosse importatrice d’énergies et de biens de consommation. Je pense qu’il y a davantage un momentum pour les entreprises que pour les consommateurs. Au niveau de la population, c’est différent. Certes, une frange des consommateurs, plutôt jeunes et éduqués, semble davantage consciente du problème. Une autre veut augmenter son pouvoir d’achat à tout prix, sans se passer de choses qu’elle peut se payer. Dans certaines catégories sociales, le discours de la sobriété est moins audible que dans d’autres. C’est lié aux inégalités. On retrouve le même scénario au niveau mondial. Pour reprendre l’idée du célèbre essayiste indien Amitav Ghosh, le mode de vie tel qu’il a été conçu par les anciennes puissances coloniales ne peut être répandu dans le monde. Mais les pays occidentaux peuvent-ils pour autant faire la leçon aux pays émergents ?

L’idée de décroissance ou de croissance nulle existe depuis le début des années 1970. Elle a été évoquée dans le fameux rapport Meadows du Club de Rome. Pourquoi cela n’a pas percolé à l’époque alors qu’on était en pleine crise pétrolière ?

Dans le rapport Meadows, la croissance était, en effet, pointée comme le problème. Le message était que tant qu’on aura de la croissance, on aura de la consommation matérielle et on épuisera les ressources naturelles. Il y a cinquante ans, ce discours est apparu complètement saugrenu. Aujourd’hui, c’est différent. Deux voies intéressantes et complémentaires s’offrent à nous. D’abord, celle de la croissance verte ou croissance dématérialisée que j’ai évoquée et qui permet de faire diminuer les impacts qui détruisent la planète mais aussi les inégalités qui détruisent la société. Et puis, celle qui consiste à construire des indicateurs autres qu’économiques comme le PIB, mais qui peuvent néanmoins révéler une croissance économique. On en parle depuis longtemps, c’est vrai. Mais cela évolue tout de même. Voyez l’IDH ou Indicateur de développement humain de l’ONU, qui intègre l’espérance de vie – donc la santé – et l’éducation. Il est tout de même utilisé même si les indicateurs continuent à jouer un rôle prépondérant. C’est évidemment le rôle des politiques d’organiser tout cela, alors que les impulsions peuvent venir de la société civile ou du monde des entreprises. Mais les politiques sont trop souvent pris dans la gestion à court terme.

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