Voici à quoi ressemble une tourbière restaurée par ennoiement, ici dans la Fagne devant Troupa. © Lionel Wibail

En mai, tonte à l’arrêt: comment la Wallonie a sauvé ses landes et tourbières

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Des Hautes Fagnes à Saint-Hubert, les landes et tourbières wallonnes ont retrouvé de leur superbe grâce à trente années de collaboration et de restauration. C’est l’histoire de six plateaux ardennais humides, où la nature a rapidement repris ses droits.

Des libellules auparavant en danger critique de disparition les survolent à nouveau en nombre. Les grues s’y arrêtent durant leur parcours migratoire. Les sarcelles d’hiver et les bécassines des marais y ont refait leur nid. Les nacrés de la canneberge, des papillons aux ailes orange et noir, y ont retrouvé de quoi se nourrir, s’y réfugier. En l’espace de vingt ans, la Wallonie a restauré plus de 6 300 hectares de landes humides et de tourbières sur ses hauts plateaux ardennais. Ce bilan réjouissant pour la biodiversité est le fruit de six projets baptisés «Life», des programmes cofinancés à 50% par l’Europe et à 49% par la Wallonie – le pour cent restant émanant de partenaires privés. Un investissement d’un montant total de 22 millions d’euros, consenti par paliers entre 2003 et 2019. Saint-Hubert, Croix-Scaille, plateau des Tailles, Hautes Fagnes, Lommes et enfin l’Ardenne liégeoise: telles sont les six grandes zones successivement réhabilitées, dont les promeneurs comme les naturalistes peuvent à nouveau percevoir la richesse.

On intervenait dans les habitats extrêmement rares auxquels les gens refusaient que l’on touche, même dégradés.

Si les landes et les tourbières partagent plusieurs caractéristiques, leur profil n’est pas identique. «Les tourbières désignent l’ensemble des habitats dans lesquels de la tourbe, à savoir de la matière organique végétale morte, s’accumule sur le sol sur au moins 40 centimètres d’épaisseur, précise Philippe Frankard, attaché scientifique au Département d’étude du milieu naturel et agricole du Service public de Wallonie. Elles nécessitent un climat froid et très humide, des sols relativement imperméables, pour que l’eau puisse stagner en permanence, ainsi qu’un bilan hydrique positif, c’est-à-dire une situation dans laquelle les apports en eau sont supérieurs aux pertes. Quand il y a moins de 40 centimètres d’épaisseur, on parle alors de landes tourbeuses, ou humides. Il s’agit d’habitats à l’origine boisés, essentiellement par des chênes et des bouleaux, qui ont été par la suite exploités par l’homme et soumis à l’activité agropastorale.»

La pelleteuse au service de la nature

Restaurer des espaces naturels avec l’aide de pelleteuses? Pour le grand public, un tel interventionnisme peut sembler hérétique. Ce fut pourtant la solution la plus efficace pour contrer les profondes altérations causées, comme souvent, par l’activité humaine. Celles-ci trouvent leur origine dans l’exploitation historique de la tourbe pour le chauffage domestique. Dès le milieu du XIXe siècle, l’agriculture délaisse en outre les parcours pastoraux au profit de pâturages permanents. Puis les opérations de drainage du sol et les plantations massives d’épicéa finissent d’appauvrir drastiquement la richesse de la faune et de la flore présente dans les anciennes landes, tandis que la molinie, une espèce de graminée sociale, phagocyte le sol à son seul bénéfice. En l’espace de quelques décennies, les tourbières hautes passent ainsi de 1 200 à seulement 120 hectares, les landes fondant pour leur part de 13 000 à 6 500 hectares.

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Il fallait donc agir. Non plus contre la nature, mais cette fois en sa faveur. La Wallonie n’a pas attendu les programmes Life pour étayer ses connaissances de terrain et restaurer les premiers hectares. L’histoire commence au début des années 1990. «Nous disposions déjà de très grandes surfaces d’intérêt, principalement dans la réserve naturelle des Hautes Fagnes, retrace Philippe Frankard. A l’époque, celle-ci devait faire environ 4 000 hectares. Elle était dotée d’un plan de gestion mais ne comportait que des habitats dégradés à base de molinie, que ce soient des landes ou des tourbières. Pour les landes, on avait bien une idée de la manière de les restaurer, grâce à ce qui se faisait à l’étranger. On savait que les graines de leurs plantes, une fois enfouies dans le sol, avaient la capacité de survivre jusqu’à plus de cent ans. Il fallait donc débroussailler les milieux, puis décaper le sol sur moins de dix centimètres, de façon à remettre en lumière les graines des landes qui avaient existé des dizaines d’années auparavant.»

En mission de persuasion

D’emblée, l’opération de restauration se double d’une mission de persuasion auprès des naturalistes et des gestionnaires forestiers, logiquement dubitatifs à l’idée de voir le sol ainsi retourné en pleine réserve naturelle. C’est donc à très petite échelle que les experts s’y attellent, afin de confirmer les bénéfices de leurs démarches. Pour les tourbières, la tâche s’avère encore plus complexe. «On intervenait dans des joyaux, dans des habitats extrêmement rares auxquels les gens refusaient que l’on touche, même dégradés», se rappelle le scientifique. Sur ces substrats gorgés d’eau, la portance est par ailleurs insuffisante pour supporter l’intervention d’une pelleteuse. «Dans un premier temps, les ouvriers ont travaillé à la main. L’idée était de décaper plus profondément le sol, non pas pour récupérer des banques de graines, mais pour reconstituer des conditions hydrologiques favorables. Après avoir tenu compte des niveaux moyens de fluctuation des nappes phréatiques, nous avons pu obtenir des milieux en permanence humides, voire inondés à certaines périodes de l’année.»

Ainsi confortés par ces expériences fructueuses, les opérations liées aux projets Life débutent au début des années 2000, à bien plus grande échelle. D’abord à Saint-Hubert, à l’initiative du professeur Marc Dufrêne, de la faculté Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège), puis sur six plateaux ardennais du sud du pays. Les programmes dédiés aux tourbières ont pris fin en 2019 avec «Ardenne liégeoise», à l’initiative du Domaine de Bérinzenne. Mais le travail de restauration se poursuit avec le Plan wallon de développement rural et l’accompagnement d’une asbl comme Natagriwal, y compris à l’intention des particuliers. Sur plus de deux mille hectares, des propriétaires privés se sont en outre engagés à maintenir les acquis de restauration pour une durée de trente ans, soit le temps nécessaire à la stabilisation des milieux à l’état de lande humide ou de tourbière. Après la mission de sauvetage, place, désormais, à la gestion de ses bénéfices pour la biodiversité.

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