L'explorateur suisse Bertrand Piccard. © DR

Bertrand Piccard: « La relance économique est l’occasion rêvée pour une Europe modernisée sur le plan énergétique »

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

L’explorateur et psychiatre suisse, Bertrand Piccard, s’est lancé un nouveau challenge. A l’automne, il entamera un tour du monde, non plus dans les airs, mais sur la terre. Il ira à la rencontre des dirigeants économiques, industriels et politiques de différents pays pour les convaincre que des solutions écologiques – il en a répertorié plus de 1000 – peuvent être rentables économiquement. Interview.

Aujourd’hui, la Fondation Solar Impulse que vous dirigez a franchi le cap des 1000 solutions labellisées pour protéger l’environnement de manière économiquement rentable. Donnez-nous quelques exemples concrets de ces solutions.

Il y a, parmi toutes ces solutions, une entreprise française qui récupère le méthane émis par des décharges publiques afin de le réutiliser comme énergie au lieu de le laisser s’échapper dans l’atmosphère. Un petit module que vous installez sur le moteur de votre voiture pour seulement 500 dollars permet d’économiser 20% de carburant et de réduire les émissions de particules toxiques de 80%. Un autre système permet de récupérer la chaleur perdue dans les usines pour la recycler, ou encore, une solution qui permet de chauffer les immeubles avec la chaleur des serveurs informatiques…

Quel est le point commun de toutes ces solutions ?

Leur point commun, c’est l’efficience. Ces solutions bénéficient à la fois à l’environnement et à l’économie. Elles utilisent des ressources que ce soit des déchets, de l’énergie, l’eau, l’isolation des bâtiments, des processus agricoles ou industriels… de manière plus intelligente pour ne pas les gaspiller.

Sont-elles déjà concrétisées ?

Nous avons sélectionné des solutions crédibles provenant de start-up complètement inconnues ou de grosses entreprises. Elles existent déjà ou sont prêtes à être utilisées, mais ne sont pas suffisamment connues. On a, par exemple, une dizaine de solutions de chez Solvay qui sont labélisées. Des semences pour l’agriculture sont enrobées par un produit grâce auquel elles ont besoin de moins d’eau et d’engrais pour pouvoir germer, c’est donc une solution beaucoup plus efficiente et écologique.

L'équipe de Bertrand Piccard au sein de la Solar Impulse Foundation.
L’équipe de Bertrand Piccard au sein de la Solar Impulse Foundation.© DR

Le label Solar Impulse

Plus de 1000 solutions, regroupées dans une base de données open source, ont reçu le label « Solar Impulse Efficient Solution », décerné par plus de 400 experts scientifiques indépendants bénévoles. Cette communauté a une longue expérience académique ou en entreprise dans les domaines d’action de la Fondation. Ils répondent à cinq des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies dans les domaines de l’eau, de l’énergie, de la mobilité, des constructions, de l’industrie et de l’agriculture. Le label doit valider 3 critères : 1. La faisabilité vise à déterminer la viabilité technique de l’idée qui sous-tend la solution, en s’assurant qu’elle soit réalisable. 2. L’impact environnemental vise à déterminer l’impact positif direct de la solution aux différentes phases de sa vie (production, transport et distribution, utilisation). 3. La rentabilité vise à déterminer la capacité d’une solution à offrir une incitation économique au client, ainsi qu’à générer des bénéfices pour le vendeur à court terme.

La Belgique est-elle aussi partenaire ?

On a un partenariat avec la Région wallonne et la Ville de Bruxelles. L’entreprise bruxelloise Shayp a aidé la Ville de Bruxelles à mettre en place un système de détection des fuites d’eau dans son réseau de distribution d’eau (voir l’encadré ci-dessous). L’outil a été rapidement rentabilisé, dès que les fuites d’eau ont été identifiées. Le groupe Solvay a répondu présent dès le début, c’est un partenaire historique depuis mon tour du monde à bord du Solar Impulse.

Quels sont les obstacles à leur implémentation ?

La mise en oeuvre de plusieurs de ces solutions passe par une modernisation de la législation. Il faut bien comprendre que les législations actuelles sont encore basées sur des technologies d’il y a 20-30 ans. Beaucoup d’entreprises et d’individus suivent la législation et polluent en disant « ce que je fais est légal. » Aujourd’hui, si on veut vraiment faire évoluer la question environnementale, on est obligé de faire évoluer les législations pour permettre à de nouvelles technologies d’arriver sur le marché. On doit mettre aux standards environnementaux des normes qui créent une nécessité pour ces nouvelles technologies. S’il est toujours autorisé de lâcher autant de CO2 dans l’atmosphère à l’heure actuelle, c’est clair qu’elles ne seront pas utilisées. Par contre, si on énonce des normes modernes, atteignables par ces nouvelles technologies, toutes les entreprises qui les produisent pourront les mettre sur le marché.

Les législations actuelles sont encore basées sur des technologies d’il y a 20-30 ans. S’il est toujours autorisé de lâcher autant de CO2 dans l’atmosphère, c’est clair que les nouvelles technologies ne seront pas utilisées.

Rencontrez-vous de l’enthousiasme de la part de vos interlocuteurs ?

On travaille en parallèle avec les innovateurs, les entreprises et les gouvernements. Les autorités sont très réceptives sur le principe des solutions. L’étape législative et administrative est la suivante. Tout dépend de la volonté des décideurs, s’ils ont un esprit de pionnier. Notre travail, à la Fondation, est d’amener tous les arguments pour qu’ils décident plus vite, qu’ils voient les avantage pour les citoyens, l’environnement, l’industrie et pour eux aussi, en termes d’image.

Vous collaborez avec la Commission européenne, quel est votre rôle ?

Je suis conseiller spécial de la Commission européenne, attaché au commissaire chargé du futur de l’Europe. Je travaille avec le vice-président Maro¨ ¦efcovic pour identifier tous les domaines dans lesquels la législation permettrait de développer davantage de technologies propres et efficientes. C’est en même temps un avantage industriel pour l’Europe, de la création d’emplois et une amélioration de la situation environnementale.

Quel est votre levier d’influence à ce niveau ?

J’ai une influence parce que les arguments utilisés touchent à la Commission européenne, ceux de la création d’emploi et du profit autant que celui de l’environnement. Et c’est ça qui est novateur avec ces 1000 solutions. Car si vous allez voir le monde politique et industriel en leur disant qu’il faut dépenser de l’argent pour sauver l’environnement, ils vont dire qu’il n’y a pas d’argent pour cela. Si vous dites qu’il faut décroître économiquement pour protéger l’environnement on va dira que c’est exclu, car cela va créer plus de chômage et aboutir à un chaos social. Je fais l’inverse, j’arrive avec 1000 preuves que la protection de l’environnement va créer des emplois et va permettre de faire du profit industriel.

La voie de la « croissance qualitative » est celle où le profit et la création d’emplois proviennent du remplacement de ce qui pollue par ce qui protège l’environnement.

Vous dites emprunter la voie de la « croissance qualitative » en quoi consiste-t-elle ?

Entre la décroissance et la croissance illimitée, il y a une troisième voie, celle de la « croissance qualitative », où le profit et la création d’emplois proviennent du remplacement de ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. Notre grand argument c’est qu’en fait, toutes ces technologies permettent de découpler la croissance économique de la croissance de consommation et de production. Autrefois on croyait – et beaucoup de personnes le croient toujours – que pour augmenter la croissance économique, on était obligé d’augmenter la production et la consommation. Je dis que c’est le contraire. Aujourd’hui, on peut augmenter la croissance économique grâce à l’augmentation de l’efficience, grâce à des technologies qui protègent l’environnement, c’est là qu’est la valeur ajoutée. Donc, on peut produire moins, consommer moins et on gagnera plus d’argent et on créera plus d’emplois, car on sera plus efficients. En fait, on vend de l’efficience, au lieu de vendre des produits polluants.

Bertrand Piccard
Bertrand Piccard© dr

La crise sanitaire est-elle pour vous un moment charnière pour changer les choses et sauver le climat ?

J’ai commencé la recherche de labellisation des 1000 solutions il y a 4 ans, après mon tour du monde à bord du Solar Impulse. Je remarque, et j’applaudis à deux mains, qu’on a maintenant une fenêtre de tir idéale pour implémenter ces solutions, car il y a des milliards d’euros d’investissements disponibles pour la relance économique en Europe. Plutôt que de ressusciter des secteurs du passé polluants et inefficients, on peut utiliser cet argent pour investir dans des infrastructures modernes qui sont rentables. Par exemple, il ne faut pas mettre de l’argent pour aider le secteur automobile à fabriquer des moteurs thermiques qui seront interdits dans les villes dans 5 ou 10 ans. Il faut utiliser l’argent de la relance pour favoriser des véhicules propres qui peuvent être produits par les mêmes constructeurs.

On va aider à leur diversification, dans des véhicules roulant à l’hydrogène notamment. Les usines doivent réutiliser la chaleur qu’elles perdent, réutiliser l’eau en circuit fermé… on entre dans une économie circulaire des déchets. Ces débouchés industriels qui protègent l’environnement sont énormes, c’est là que l’argent doit aller. Il faut absolument que l’Europe en ressorte modernisée sur le plan énergétique, sur le plan des constructions, de l’industrie, des circuits d’eau, de l’agriculture… On peut de cette manière réduire considérablement l’impact sur l’environnement tout en relançant l’économie. Et tout cela avec des taux d’intérêt à 0%. C’est l’occasion du siècle !

Les débouchés industriels qui protègent l’environnement sont énormes, c’est là que l’argent de la relance économique doit aller.

Vous avez des partenaires industriels, comme Nestlé et Air France qui peuvent parfois avoir une mauvaise image écologique. On accuse notamment Nestlé de faire du « greenwashing ». Comment envisagez-vous ces partenariats ?

Tous nos partenariats se font avec des entreprises qui avancent dans la direction environnementale, qui ont besoin de solutions et de conseils. On identifie les solutions dont elles ont besoin et on identifie aussi, chez elles, des solutions qui seraient utiles à d’autres. Pour moi, c’est très important de ne pas stigmatiser certains secteurs industriels. Il faut plutôt accompagner ces entreprises et les encourager dans la diversification, y compris dans l’industrie pétrolière.

Une société comme Total a très clairement montré sa volonté de se diversifier dans le futur dans l’électricité, le renouvelable, l’hydrogène et de baisser sa part de pétrole. Si on les stigmatise, on les empêche de faire ce travail, il faut plutôt les accompagner dans la mise en place de solutions qui protègent l’environnement. Schlumberger est un excellent exemple d’une entreprise de forage pétrolier qui, via sa spin off Celsius, se diversifie dans le forage géo thermique dans les centres-villes pour pouvoir équiper les immeubles avec des pompes à chaleur. Nous sommes ouverts à toutes les entreprises actives engagées dans des buts environnementaux, nous ne prenons aucune entreprise qui fait du « greenwashing ». On a repris les principaux critères du Pacte Mondial des Nations Unies dans ce but.

L'avion solaire Solar Impulse 2.
L’avion solaire Solar Impulse 2.© dr

Vous entamez un « Tour du monde des 1000 solutions », expliquez-nous votre nouveau challenge

Mon but est d’être au plus près des dirigeants économiques, industriels et politiques, plus seulement les survoler, mais aller à leur rencontre, avec ce guide de 1000 solutions, afin de leur donner tous les outils dont ils ont besoin pour atteindre leurs objectifs environnementaux. Il faut maintenant identifier avec eux les législations qui doivent évoluer pour que ces solutions puissent être implémentées. Beaucoup de réglementations ne permettent pas de mettre en place de nouvelles solutions techniques. Par exemple, si vous voulez utiliser votre véhicule électrique quand la batterie est pleine pour alimenter votre maison dans les heures de pointe, la législation ne le permet pas dans la plupart des pays. Il faut changer cela.

Comment mettez-vous à profit votre grande expérience d’explorateur pour entamer ce nouveau défi ? (NDLR : Bertrand Piccard a réalisé le premier tour du monde en ballon sans escale, à bord du Breitling Orbiter 3 en 1999, et a bouclé un tour du monde en avion solaire, à bord du Solar Impulse 2, en 2016)

J’empoigne ce défi avec le même état d’esprit de pionnier et d’exploration qu’il a fallu pour réaliser mon tour du monde en ballon et en avion solaire en me disant qu’on doit faire évoluer les manières de penser en Europe, qu’on doit sortir des vieux schémas qui nous gardent prisonniers du passé. J’amène les outils qui existent pour penser et agir différemment. On a, par exemple, identifié des outils pour atteindre la neutralité carbone en 2050, là où les Etats ne sont encore nulle part, et cela, à but non lucratif. On ne vend pas, on donne des solutions rentables. Le message est bienvenu dans le monde politique, car il ne menace personne. On espère pouvoir commencer ce tour du monde à l’automne, si la situation sanitaire le permet. Et on ne va pas s’arrêter à 1000 solutions. On va amplement les dépasser et continuer à en labéliser. Il y en a encore plus de 200 en attente d’expertise. Au-delà de la technique, ce sont aussi de magnifiques rencontres et relations humaines. Les créateurs, surtout les moins connus, y voient beaucoup d’espoir et d’opportunités pour l’avenir.

Et depuis ce jour, Manneken-pis n’urine plus de l’eau potable

Ce n’est pas toujours la Fondation Solar Impulse qui propose aux collectivités locales de piocher dans ses solutions, l’inverse peut aussi se produire. Ainsi, la Ville de Bruxelles a renseigné aux équipes de Bertrand Piccard l’outil intelligent de la start-up bruxelloise Shayp qui détecte en temps réel les fuites d’eau dans le réseau de distribution. Une solution qui a permis à la Ville de faire d’importantes économies d’eau potable.

Avec des découvertes pour le moins cocasse. « C’est grâce au premier prototype de ce moniteur installé sur un compteur d’eau qu’on s’est rendu compte en 2019 que Manneken-Pis n’était pas une fontaine qui recyclait l’eau en circuit fermé, mais que l’eau s’écoulait depuis des années dans les égouts, sans être récupérée « , nous explique l’Échevin du Climat de la Ville de Bruxelles, Benoit Hellings (Ecolo). Des détecteurs ont ensuite été installés dans la majorité des bâtiments publics de la Ville, dans les écoles, les piscines, les petites et grandes fontaines, le stade Roi Baudouin,… Résultat: des économies d’eau importantes et des processus grandement simplifiés.

Ingrid Nolet, Communication & Marketing Manager de la société Shayp, le confirme : « On s’est rendu compte que sur une facture de près d’un million d’euros d’eau, 400.000 concernaient les fuites. A l’heure actuelle, on peut prétendre qu’entre 200.000 à 250.000 euros sont épargnés chaque année sur les factures de la Ville. Par mois, cela représente environ 30.000 euros d’épargnés en eau et en argent. Les fuites sont directement détectées par les équipes de maintenance et par la cellule Energie de la Ville qui peuvent faire les réparations nécessaires rapidement « .

Le petit détecteur de fuites d'eau de la start-up Shayp.
Le petit détecteur de fuites d’eau de la start-up Shayp.© pg

Benoit Hellings se dit satisfait de leur efficacité : « Ces outils nous aident à prendre rapidement des décisions. Ils permettent non seulement de monitorer, mais aussi de prioriser quand il y a une fuite d’eau importante dans un bâtiment public. Avant, on était complètement aveugles par rapport à la consommation d’eau, on ne le voyait qu’au paiement de la facture un an après« . Ces détecteurs dont l’installation est rapide et facile se révèlent en même temps écologiques et efficaces, tous les éléments requis pour bénéficier du label Solar Impulse, obtenu en janvier 2020.

La collaboration entre la Ville de Bruxelles et la Fondation Solar Impulse a été entamée il y a seulement un an, mais elle est déjà riche en concrétisations. La Fondation a aussi aidé la Ville à trouver des panneaux photovoltaïques adaptés à un nouveau bâtiment dont la structure en acier léger ne supportait pas de panneaux solaires traditionnels. «  La Fondation nous a proposé la société HeliaSol dont les panneaux solaires très fins s’installent sur une structure légère, un peu comme sur l’avion solaire « , explique l’échevin bruxellois.

Les panneaux solaires ultra légers de la société HeliaSol.
Les panneaux solaires ultra légers de la société HeliaSol.© pg

Cet échange win-win pour une période renouvelable de deux ans n’est lié à aucune contrepartie financière. Il permet aussi d’aller puiser des solutions écologiques là où les autorités pensaient qu’il n’en existait pas. Benoit Hellings évoque dans ce cadre le remplacement des camions frigorifiques qui approvisionnent les cuisines des collectivités bruxelloises (hôpitaux, écoles, maisons de retraite…). «  On ne voulait pas acheter des camions diesel, on s’est alors tourné vers la Fondation qui nous a orientés vers des solutions au CNG chez différents constructeurs automobiles. Les centrales d’achat de la Ville se rendent compte que des solutions écologiques existent, les marchés publics sont de cette manière élargis« . Les règles des marchés publics continuent à s’appliquer, tient à souligner l’échevin, à savoir le choix de l’offre la plus avantageuse par rapport aux critères qui ont été préalablement déterminés.

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