Du mari infidèle aux employeurs suspicieux : plongée dans le monde des détectives privés belges (enquête)

Planqués dans leur voiture ou derrière un écran, les détectives privés belges traquent les arrêts maladie suspects, les fraudes aux assurances et parfois les conjoints infidèles. La profession s’installe dans le paysage, entre demandes croissantes d’entreprises, nouvelles méthodes numériques et cadre légal renforcé. Jusqu’où enquêter sans franchir la ligne rouge de la vie privée?

La Polo grise attend au coin d’une rue banale, moteur coupé, siège reculé d’un cran pour tenir plusieurs heures. Dans l’habitacle, une thermos, un carnet, un boîtier photo. A dix mètres, l’entrée d’un petit immeuble. A 6h42, un homme descend, sac de sport en bandoulière, jogging fluo. Sur le papier, il est en arrêt maladie depuis trois semaines. Dans la réalité, ce mardi ressemble aux autres: footing soutenu, détour par un local où il entre sous un autre nom, puis rendez-vous avec un client de son employeur (qu’il compte manifestement récupérer). La scène filmée depuis la voiture constitue le cœur d’un rapport destiné au tribunal. C’est une journée ordinaire pour Eleonore, détective privée, 38 ans, qui enchaîne planques, vérifications administratives et observations minutieuses. Son registre d’enquête a des airs de roman noir, sauf qu’ici, tout doit être documenté, daté, circonscrit.

Des preuves comme outils de négocations

L’«affaire» a été déclenchée par un dirigeant de PME, dépassé par une succession d’arrêts maladie jugés abusifs. Dans son récit, la bascule tient moins au soupçon qu’au sentiment d’impuissance: à qui s’adresser, comment prouver? Le cabinet qu’il contacte propose une filature courte, puis une prolongation si des indices concordants apparaissent. Eleonore suit le salarié pendant une semaine, capte des images lorsqu’il s’entraîne, relève les rendez-vous, recoupe avec des traces numériques publiques. Si l’employeur envisage d’aller au bout (faute grave), la filature s’étire encore quelques jours pour «bétonner» le dossier, parfois avec constat d’huissier à l’appui. Dans ce métier, l’excès est un piège: la valeur d’un rapport ne tient pas au spectaculaire des scènes, mais à la précision de chaque élément et au respect du cadre légal. Eleonore insiste: «Nous respectons scrupuleusement la vie privée du salarié.»

Quelques semaines plus tard, à l’autre bout de la ville, une autre demande: M., 46 ans, bibliothécaire, pense que son mari la trompe. Elle ne réclame pas la vengeance, mais la vérité. Eleonore refuse d’emblée les demandes «intrusives», trace les limites (pas d’écoute clandestine, pas d’intrusion). L’enquête se borne à des filatures ponctuelles depuis la voie publique et à la collecte d’indices visibles. Deux sorties suspectes en soirée, des allées et venues répétées, un restaurant à l’écart. Le rapport, sobre, ne conclut pas au-delà de ce qui est observé. M. lira, se taira, décidera. La vérité photographiée ne règle pas tout; elle déplace le centre de gravité des relations.

Au quotidien, le travail d’Eleonore est moins une course-poursuite qu’un art de l’attente. Beaucoup d’écrans, de recoupements, de bases publiques, de réseaux sociaux consultés pour identifier des incohérences visibles, un salarié «grippé» posant en randonnée, un profil secondaire qui vend les mêmes produits que l’employeur. Le terrain reste décisif, mais la moitié de l’enquête se joue derrière un clavier. «Les « trucs » sont connus: varier les véhicules, se fondre dans l’environnement, ne pas suivre en continu, privilégier les points fixes», résume-t-elle. Surtout, ne jamais forcer. La frontière entre la recherche légitime d’informations et l’atteinte à la vie privée est une ligne rouge, rappelée dans chaque briefing.

Dans son sac, Eleonore garde toujours un dossier vierge pour une autre catégorie de clients, plus silencieux: les assureurs. Les missions consistent à vérifier un sinistre, une incapacité, une histoire qui ne tient pas tout à fait. Là encore, l’objectif n’est pas de «piéger», mais d’objectiver: horaires, trajets, gestes, tout ce qui, mis en perspective, fera sens. Les images et notes s’empilent, le récit se tisse par petites touches. La plupart des rapports ne finiront pas en manchettes; ils serviront à une négociation, à une mise au point, ou parfois à une procédure. Le panache appartient aux fictions. Ici, la discrétion fait le métier.

Eleonore s’est lancée après dix ans dans un service d’enquêtes, attirée par l’autonomie et rebutée par les fantasmes. «On me demande parfois si je porte un trench et des lunettes noires, sourit-elle. La réalité, c’est la fatigue des levers dans la nuit, le froid en voiture, les heures où il ne se passe rien. Et l’obligation de tout étayer. Des histoires sans lien, un même fil: la demande de preuves dans un monde saturé de soupçons. Entre l’absentéisme et l’infidélité, entre la fraude et le doute, les détectives privés avancent à pas comptés, sous contrainte juridique, pour éclairer ce qui peut l’être –et seulement cela.

737

détectives étaient agréés en Belgique en 2023.

Un marché en expansion et en mutation

Au 26 juin 2023, on comptait 737 détectives agréés en Belgique. Ce chiffre peut sembler modeste, mais il reflète une présence stable et active, alimentée par des missions de plus en plus variées. La dynamique est semblable à celle observée en France, où certaines agences rapportent un doublement des sollicitations d’entreprises pour des contrôles d’arrêts maladie abusifs en cinq à six ans. Plus qu’un boom spectaculaire, c’est une consolidation progressive, qui ancre la profession dans la vie économique et sociale.

La politique n’est pas restée indifférente à ce glissement. En mai 2024, le Parlement belge a adopté une réforme attendue: la loi du 18 mai 2024, qui remplace le vieux cadre de 1991, jugé obsolète à l’ère numérique. Cette modernisation vise à adapter le droit aux «défis technologiques, sociétaux et juridiques du XXIe siècle». Désormais, le texte redéfinit la «recherche privée», précise le champ d’action des enquêteurs, impose des agréments et une formation plus rigoureuse, tout en intégrant des garde-fous relatifs à la vie privée. Annelies Verlinden, alors ministre de l’Intérieur, aujourd’hui ministre de la Justice (CD&V), a résumé l’esprit de la loi ainsi: «Cette loi élimine toute ambiguïté et crée un terrain de jeu équitable pour tous les enquêteurs privés. Nous offrons au secteur de la recherche privée un cadre juridique pérenne, adapté aux défis et aux opportunités du XXIe siècle.»

Le détective du XXIᵉ siècle est moins un héros de polar qu’un professionnel de l’information.

Ce mouvement s’accompagne d’une transformation sociologique: la féminisation d’un métier longtemps masculin. En France, par exemple, on estime qu’environ 20% des détectives privés sont aujourd’hui des femmes, alors qu’elles étaient quasi absentes du secteur il y a 20 ans. Dans certaines écoles spécialisées, la parité est atteinte, voire dépassée: certaines promotions récentes affichaient jusqu’à 80% d’étudiantes. Les professionnelles mettent souvent en avant des avantages concrets: capacité à passer plus inaperçues lors de filatures, ou à susciter moins de méfiance. En 2021, Elie Quenet a même pris la tête du principal syndicat français des détectives, symbole de cette évolution. La Belgique n’échappe pas à cette tendance, qui reflète une ouverture du secteur à de nouveaux profils.

Plus de la moitié des filatures concernent désormais des arrêts maladie douteux.

Aussi, le quotidien des détectives se modernise au gré des technologies. La veille numérique est devenue une composante majeure des enquêtes. Certains cabinets recourent même à des algorithmes de détection de fraude, par exemple dans le domaine des assurances, où un logiciel repère les réclamations suspectes avant d’orienter le dossier vers un enquêteur. Drones, caméras miniatures et trackers GPS complètent parfois la panoplie, même si l’observation discrète depuis la voie publique demeure la règle. Le détective du XXIᵉ siècle se révèle autant un veilleur numérique qu’un enquêteur de terrain: un professionnel capable de croiser traces physiques et indices digitaux pour reconstituer un puzzle invisible à l’œil nu. «Je passe des heures en planque, parfois à ne rien voir, et le reste du temps sur mon ordinateur à recouper des informations», confie Estelle, une ancienne détective privée. Loin du glamour des séries américaines, le quotidien est fait d’attentes glaciales dans une voiture, de vérifications administratives, de traces numériques recoupées. Et d’une écriture rigoureuse: les rapports doivent être exploitables en justice.

Missions… économiques

Ce basculement se lit aussi dans l’évolution de la clientèle. «Le profil de celle-ci a changé dans la répartition entre les types de clients, précise Pieter Leloup, professeur en criminologie à l’UGent. Alors qu’autrefois les particuliers étaient majoritaires, ce sont désormais les entreprises qui sollicitent le plus souvent l’expertise d’un enquêteur privé. Ces sociétés ne se contentent d’ailleurs pas de faire appel à des prestataires externes: certaines emploient également du personnel interne habilité à mener ce type de missions au sein même de leur organisation.»

En effet, une large part des missions des détectives privés se déroule désormais dans l’univers économique. En Belgique, sur les 737 détectives actifs, environ 600 opèrent pour le compte d’assureurs. Les demandes portent sur la véracité d’un accident, la réalité d’un arrêt maladie, la suspicion de fraude. Dans le monde de l’entreprise, on sollicite les détectives pour des cas d’absentéisme abusif, de concurrence déloyale ou de violation de clauses de non-concurrence. Selon une agence française, plus de la moitié des filatures concernent désormais des arrêts maladie douteux. Pour une minorité liée aux affaires conjugales.

C’est aussi ce que relaie Jacques, 55 ans, entrepreneur, qui a fait appel à une agence après une série d’arrêts maladies suspects. «Je ne voulais pas me tromper ni accuser sans preuves», se justifie-t-il. Quelques jours de surveillance ont suffi à montrer que son employé travaillait en parallèle pour un concurrent direct. Le rapport, étayé de photos, a permis d’engager une procédure disciplinaire. Pour Jacques, le recours au détective n’avait rien d’un caprice, mais d’un réflexe de survie économique.

Ce cas suggère une réalité plus large: le secteur s’est profondément professionnalisé. «Comme l’a également démontré la recherche du criminologue Jonas Maas, on observe aujourd’hui un secteur bien plus professionnalisé et structuré, souligne Pieter Leloup. Si des similitudes existent avec le passé, de grandes différences sont également à souligner, tant dans la nature du métier que dans son encadrement. Cette professionnalisation a contribué à une plus grande reconnaissance du secteur par les pouvoirs publics, même si une certaine méfiance persiste.» Ainsi, le détective privé d’aujourd’hui est moins un héros de polar qu’un professionnel de l’information, comme le rappelle David Liobard, détective français: «Nous respectons la vie privée.» Derrière la silhouette fantasmée, se dessine une figure plus austère: celle d’un artisan de la preuve.

Les lignes rouges et les zones d’ombre

Si les détectives privés connaissent un regain d’intérêt, c’est aussi parce qu’ils évoluent dans un espace délicat, aux frontières de la légalité et de l’éthique. Chaque mission doit composer avec une contrainte permanente: ne jamais franchir la ligne rouge du respect de la vie privée. La loi belge, comme la plupart des législations européennes, trace ce périmètre de manière explicite. Un détective privé n’a pas le droit de violer les libertés individuelles ni d’utiliser des moyens disproportionnés portant atteinte à l’intimité.

Pour éviter toute dérive, le législateur a fixé des balises précises. La réforme de mai 2024 va jusqu’à limiter la surveillance: pas plus de quatre jours de filature par mois pour une même affaire, soit 96 heures au total sur 30 jours. Le moindre dépassement peut rendre un rapport irrecevable en justice. Autre règle: toute tentative d’entretien doit se faire sous la forme d’«entretien volontaire», avec consentement écrit de la personne, possibilité d’interrompre la discussion, interdiction des questions pièges ou intimidantes. En d’autres termes, la vérité ne doit pas être arrachée, mais constatée dans un cadre proportionné.

A ce cadre légal s’ajoute un contrôle administratif. Les détectives doivent obtenir un agrément du ministère de l’Intérieur, soumis à une évaluation et renouvelé tous les cinq ans. La loi impose aussi la désignation d’un délégué à la protection des données (DPO) et la tenue d’un registre détaillé de chaque mission. En cas de manquement, la sanction est immédiate: retrait de l’agrément, voire des poursuites pénales si l’activité est jugée illégale.

Pourtant, au-delà des textes, le débat reste vif. La banalisation du recours aux détectives interroge: voudrait-on d’une société où chacun peut être placé sous surveillance dès qu’un soupçon apparaît? Les syndicats craignent une méfiance généralisée, tandis que les professionnels plaident qu’ils ne font que pallier les lacunes des contrôles publics. Comme le rappelle un enquêteur, ses clients n’auraient pas d’autre moyen pour confondre un fraudeur, puisque ni la police ni la mutuelle n’iront vérifier chaque arrêt maladie douteux. D’autres estiment que les restrictions légales récentes «entravent la manifestation de la vérité» et protègent parfois davantage les fraudeurs que les employeurs honnêtes.

Face à la banalisation du recours aux détectives, les syndicats craignent une méfiance généralisée.

Entre nécessité de preuves et respect des libertés, le curseur est fragile. Le témoignage de Sophie, 49 ans, mère de deux ados, illustre cette ambiguïté. Après des mois de soupçons, elle a demandé à un détective de surveiller son ex-compagnon, inquiète de son comportement auprès des enfants. Le rapport n’a rien révélé de compromettant. Elle dit avoir ressenti à la fois du soulagement et un malaise: celui d’avoir autorisé un œil extérieur dans sa sphère la plus intime.

L’évolution du milieu des détectives privés a donc un revers: il oblige à repenser la frontière entre sécurité et intrusion. Chaque mission met en tension deux exigences contradictoires, la quête de vérité et la protection de la vie privée. La loi de 2024 a tenté d’inscrire cet équilibre dans le droit, mais le débat éthique demeure ouvert. Car au travers du miroir des filatures et des planques nocturnes, ce sont des choix de société qui s’esquissent: jusqu’où accepter d’être surveillés pour démasquer les tricheurs, et à quel prix pour les libertés?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire