Les codes funéraires traditionnels vacillent. Couleurs vives, demandes personnalisées et cérémonies «sur mesure» gagnent du terrain en Belgique, reflet d’un rapport plus décomplexé à la mort et d’une société en pleine recomposition culturelle. Entre célébration de la vie et affirmation de l’individu, le dernier adieu se réinvente.
L’image austère de l’enterrement semble doucement se déliter. Les mornes habits noirs sont remisés au placard, remplacés par des vêtements colorés. Les cérémonies funéraires sortent progressivement d’une sobriété qui laisse désormais place à plus de personnalisations.
Le centre funéraire Zammattio et Fils, notamment, a fait de l’enterrement sur mesure un de ses arguments de vente. Les volontés des morts ou de leur famille sont respectées autant que possible. Même les idées les plus folles. «Le patron d’une entreprise de transport poids lourds qui a été transporté en camion. Son propre camion», raconte Alain Zammattio, fondateur de l’entreprise familiale. Néanmoins, admet le patron du centre funéraire, les demandes pour des cercueils et des cérémonies personnalisées restent minoritaires.
Des funérailles pour célébrer la vie plutôt que la mort
Cette évolution a commencé il y a une dizaine d’années et tend à se renforcer, estime Lien Verfaillie, porte-parole de DELA. Selon une enquête menée par le spécialiste funéraire auprès de 2.000 Belges (septembre 2025), un peu plus de la moitié d’entre eux estime que «les funérailles devraient davantage se concentrer sur la célébration de la vie». «Ce qui, selon eux, n’est pas le cas dans les rituels traditionnels de deuil», commente la porte-parole. Selon Alain Zammattio, cette évolution tient aussi au fait que le deuil devient moins tabou: «Prenons l’exemple de l’assurance décès. Elle est devenue courante, alors qu’il y a encore une dizaine d’années, personne ne voulait en entendre parler.»
Pour Joël Noret, anthropologue et professeur à l’Université libre de Bruxelles, la fragmentation culturelle au sein de la société contemporaine, «avec une dynamique de sécularisation et d’affaissement progressif de l’identification au christianisme et à ses normes», joue aussi un rôle dans cette évolution. En outre, la société est aujourd’hui profondément marquée par l’individualisme «au sens d’une idéologie reconnaissant une grande valeur à l’individu et à ses choix « personnels », estime-t-il. Avec une montée en puissance de dispositifs nouveaux dont le projet est la célébration de l’individu décédé.», A l’instar des «cérémonies organisées dans des lieux uniques, ayant une signification particulière pour le défunt, telle que la salle où il s’est marié, une salle de théâtre, son club de sport ou encore le jardin de sa maison», énumère Lien Verfaillie.
Crise du célébrant
En tant que prêtre et fondateur de l’Ecole des rites et de la célébration, Gabriel Ringlet a, lui aussi, constaté une mouvance vers des cérémonies moins strictes et austères. «Pendant très longtemps, la dominante en Occident était la tradition et le respect des rubriques (NDLR: la façon dont doivent être célébrés les rites). Finalement, la célébration de la mort n’était pas très vivante», plaisante-t-il. Le Pr Noret souligne néanmoins des écarts significatifs entre les traditions catholique et protestante, «sans oublier la division entre celles-ci et la tradition orthodoxe, et les formes historiques de l’islam dans certaines parties des Balkans.»
Tandis que les pompes funèbres étaient plutôt passives, se bornant à la vente d’un cercueil et à son exposition, Gabriel Ringlet constate une volonté de leur part de s’impliquer davantage, de faire du dernier adieu une célébration. Une volonté qui n’est pas dénuée d’intérêts financiers, juge l’anthropologue: «Etant des entreprises, les pompes funèbres s’ajustent évidemment à la demande des clients, voire cherchent à l’anticiper et à en tirer profit.»
La diminution du nombre de prêtres joue aussi un rôle favorable dans l’émergence de nouvelles manières de célébrer la mort. «Pour un jeune prêtre qui s’engage, il y en a douze qui ne pratiquent plus», chiffre le prêtre. A l’inverse, les personnes n’ont pas cessé de mourir. «Il y a une véritable crise du célébrant qui nécessite de former de nouvelles personnes, lesquelles n’ont pas forcément une approche chrétienne du dernier adieu», expose-t-il.
Scénarisation du mort
Dans d’autres pays, d’autres cultures, le deuil est beaucoup moins solennel ou triste. En 2003, un certain Benjamin Aidoo, pallbearer (porteur de cercueil) ghanéen, a l’idée de chorégraphier la levée du corps. Il fondera les Dancing Pallbearers (ou Dancing Coffin), propulsés sur le devant de la scène après un reportage de la BBC. Au Ghana, toujours, certains morts sont enterrés dans des cercueils extravagants en forme de voiture, de fusée, de maison, de requin, ou encore de piment.

A Porto Rico, puis aux Etats-Unis, les corps embaumés sont mis en scène dans des situations qui les représentent les défunts: tantôt sur un ring de boxe, tantôt attablés pour une partie de dominos, ou encore manette en main devant leur jeu vidéo préféré. Il n’y a en fait aucune limite pour honorer les morts… à condition de pouvoir y mettre le prix.
«Personnellement, je trouve ça assez sinistre», juge d’emblée Gabriel Ringlet. S’il est partisan des cérémonies funéraires joyeuses, dansantes et chantantes, voire humoristiques, il voit d’un mauvais œil ces mises en scène «morbides». Le prêtre ne croit pas que ce type de tradition puisse un jour parvenir jusqu’au Vieux Continent: «Je ne peux préjuger de rien, mais il y a une telle rupture culturelle avec nos coutumes que cela me semble impensable.»
Ces scénarisations sont, selon lui, «une manière de nier la mort». Un avis que ne partage pas le Pr Noret, qui soulève une question fondamentale, celle de la légitimité culturelle du traitement de la mort dans une société donnée. «Le sens du devoir funéraire accompli est fondamental dans le processus de deuil. Dans toutes les sociétés, il s’agit de rendre hommage au défunt à travers une expression reconnue comme légitime, quelle que soit la forme que cela prenne», conclut-il.